Introspection littéraire

« Admirer, aimer, respecter, c’est s’amoindrir.
Tous ces enfants qui jouent et crient dans la rue, s’ils pouvaient mourir...
Lorsque, dans une conversation, j'émets des arguments pour telle ou telle chose, dans tel ou tel sens, il me serait tout aussi aisé d'émettre des arguments dans le sens opposé. Cela est du reste souvent un jeu pour moi.
Je fais tout ce que je veux de moi-même. » (août 95)

« Hier soir, quelques instants après m'être couché, dans une sorte de demi-sommeil, je me suis entendu composer et dire à haute voix des vers merveilleux. Ce matin, impossible d'en retrouver un. C'est la seconde fois que cela m'arrive. » (17.10.96)

« Et ces soirs d'affaissement, où il suffit de relire quelques phrases d'un écrivain aimé pour sentir se ranimer en soi les éléments de l'harmonie et se réveiller l'intelligence. » (20.07.99)

« Il y a eu comme cela la crise élégiaque (17 à 20 ans), - la crise poétique (et un peu romans et nouvelles) (20 à 25 ans), - la crise philosophique (Taine, Renan, Barrès) (25 à 28 ou 29 ans), - puis j'ai commencé à être un peu moi-même (article sur Tinan), la besogne des Poètes d'aujourd'hui m'a nettoyé, la lecture assidue et amoureuse de Stendhal, une lecture plus profonde, plus studieuse qu'autrefois, m'a éclairé, de longues réflexions. Après avoir rêvé un livre élégiaque, barréssiste (Le Petit Livre des Prostituées), j'ai commencé ce livre sur un ton Anatole France qui m'a dégoûté au bout de vingt pages. Honte de ressembler à quelqu'un. J'ai tout recommencé, résolu à écrire rien que selon moi, presque comme cela viendrait. Au beau milieu du livre, Calais, ma mère, la mort de Fanny. J'en reviens avec une chose nouvelle en moi, du moins jusqu'alors sommeillante : une raillerie... Et ce livre devient Le Petit Ami, un livre qui me déplaît, que je n'achèterais certes pas si j'étais public, et qui aurait peut-être pu être un vrai livre, si je l'avais écrit en style d'affaires. » (16.12.02)

« Ah ! Réussir ! Comment y arriver, si je m'ennuie autant partout, si partout je ne pense qu'à moi ? Toujours la même chose : rien ne m'étonne, ne me ravit, ni les choses, ni les gens, et je ne crois pas que ce soit parce que je m'en fais avant une trop grande imagination. J'étais comme cela quand j'étais enfant. J'arrive, je me mets dans un coin, et là je pense à moi, à mes affaires. Oui, c'est là le vrai : je ne pense qu'à moi. » (07.04.03)

« Ce n’est pas brillant, moi dans la littérature tout à fait. D’abord, je ne réussis pas à m’y mettre tout à fait. Ce qu'on fait autour de moi ne m'intéresse pas assez. Je m'en aperçois de plus en plus : une seule chose m'intéresse : moi, et ce qui se passe en moi, ce que j'ai été, ce que je suis devenu, mes idées, mes souvenirs, mes projets, mes craintes, toute ma vie. Après cela, je peux tirer la ficelle. Tout le reste ne m'inté­resse que par rapport à moi. » (06.05.03)

« Il n'y a décidément que moi, que ce qui m'est arrivé, que ce qui me touche, que j'aime ou recherche qui m'intéresse, et j'aurais certainement de la peine à inventer les bêtises nécessaires dans un roman. » (21.08.03)

« Je repense à cette idée que j'avais en 1897, d'écrire moi-même une étude sur moi. » (21.08.03)

« Il y a l'autre ensuite. Celle qui consiste à examiner tout ce qui se fait, et en l'examinant, à le rapporter à soi, pour mesu­rer ce qu'il contient de soi, dans quelle mesure il adhère à soi, etc..., et à la rejeter, naturellement, puisque déjà fait, jusqu'à épuisement de toutes les choses connues, faites, etc... On procède ainsi à une sorte d'élimination de tout ce qui n'est pas soi pur, puisque d'autres l'ont pu faire, qui fait que l'on arrive enfin - à la condition, il est vrai d'être quelqu'un - à trouver le domaine unique et à sa seule ressemblance, puisque, en réa­lité, c'est enfin son moi, en tant que pouvant être exprimé, qu'on a trouvé. Pour tout dire, l'originalité, c'est un calcul, le résultat d'une opération, et d'une opération où l'on retranche sans cesse, ce qui suppose une grande culture, un grand acquis, et une clairvoyance, et une possession de soi extrêmes. » (13.03.05)

« Comme la solitude me manque ! J’en étouffe ! » (18.04.05)

« Je pense bien savoir voir clair mieux que personne peut-être, et que je saurai ne prendre que ce qu'il faut des avis de l'un et de l'autre. Il y a en effet, dans tout cela, un point énorme. C'est que je n'ai souci, moi, que de rapporter très exactement mes sentiments et mes sensations, choquants ou non, de bon goût ou non - tandis que les autres ne voient peut-être sur­tout que l'exécution littéraire. » (21.11.05)

« La tristesse me prend quand je songe qu'un jour je ne pourrai peut-être plus me promener ainsi, dans ce Paris qui m'est si cher, et qu'un jour aussi il me faudra quitter ce monde, ces choses, cesser de vivre enfin. Je me le dis quelquefois, moi dont les sens sont si calmes, dont la vie est si sage. Qui sait si la plus vive sensation qu'on puisse avoir de vivre n'est pas de posséder une femme, des femmes. Quand je songe aux années qui viennent et qu'un jour il faudra déménager, et que je vois une jolie femme, mon désir s'éveille, désir de toute sa chair et des voluptés charnelles. C'est une grande diminution de vitalité quand on est aussi calme que moi sous le rapport des sens. Cela s'étend aussi au cerveau, quelquefois. Très peu de chaleur, d'entrain. Tout par accès, vitalité physique et vitalité cérébrale. » (23.01.06)

« Journée de morosité, de rancœur, de fatigue, d'à vau-l'eau comme dirait J.-K. Huysmans. N'est-ce pas curieux que mes petits succès, et ma petite réputation n'aient pas pris, ni déteint sur moi. Je suis le même qu'aux jours de la rue de Savoie, si ce n'est que j'ai plus d'aplomb extérieur, et encore, je ne casse rien. Il y a des moments où la vie que je mène me pèse. Toujours le même cadre, les mêmes gens, les mêmes idées. Vivre si lentement, si videment ! Des moments où je ne tiens a rien, et ou je sens que rien ne tient a moi. Dans ces moments-là, mes qualités sommeillent, s'en­foncent, je ne vaux pas un clou. Je suis devenu, j'ai même toujours été si difficile sur les plaisirs, sur les émotions. On viendrait me dire : « Quoi peut vous faire plaisir ? Quoi que ce soit, dites, et vous l'aurez. Oui, quoi que ce soit. » Je ne saurais vraiment pas quoi désigner. Moi qui étais si bien né pour vivre et sentir la vie, comme je serais resté dans un coin, laissant, regardant tout passer, sans aucun désir. Ma littérature même m'assomme. J'en ai tout épuisé en imagination. La réalité ne m'en est plus d'aucun goût. (...)
Encore un signe de mon état d'esprit, ce manque de curiosité, depuis longtemps, pour tous les livres dont on parle. Je ne dépen­serais pas trois sous pour aucun de tous ces romans dont on s'occupe. Je lis de moins en moins, du reste. Je flâne seulement sur des livres qui me plaisent, et connus, connus, archi-connus de moi.
Je n'ai même qu'assez rarement du plaisir à écrire ce journal. En réalité, j'ai peut-être plus de volonté que de plaisir, - et dans la vie, comme dans ce que j'écris, j'aurai bien ri, tout compte fait, pour ne pas ennuyer les gens avec mon sérieux.
Et avec cela, si changeant, si divers, mon bonhomme. Je m'en aperçois tous les jours. Jamais fixé sur rien. J'aurai tout aimé et rien aimé. » (21.11.06)

« Je n'ai vécu que pour écrire. Je n'ai senti, vu, entendu les choses, les sentiments, les gens, que pour écrire. J'ai préféré cela au bonheur matériel, aux réputations faciles. J'y ai même souvent sacrifié mon plaisir du moment, mes plus secrets bonheurs et affections, même le bonheur de quelques êtres, devant le chagrin desquels je n'ai pas reculé, pour écrire ce qui me faisait plaisir à écrire. Je garde de tout cela un profond bonheur. » (04.04.07)

« Vraiment, il y a là quelque chose qui me ressemble, pour que cela me touche si profondément, si intellectuelle­ment. Une pareille lecture, je sens toute mon ardeur d'homme de lettres ravivée et doublée. Je crois y trouver une sorte de preuve que je ne suis fait, comme écrivain, ce que j'ai sou­vent pensé et senti très vivement, et ce dans quoi m'a toujours confirmé le plaisir que j'y trouve, que pour les anecdotes, les historiettes, les faits, les «mots », la partie intime, indiscrète, clandestine, de la littérature. » (20.08.08)

Léautaud, une vocation de comédien ?
« J’aurais aimé jouer ce rôle, et surtout d’entrer dans la même lice. Gourmont et Morisse disent que j'ai le goût de la caricature, que j'y suis porté, que je ne vois que cela dans la vie. C'est peut-être vrai. C'est même vrai. La seule difficulté, c'est qu'il aurait fallu apprendre des rôles. J'aurais eu à cela une grande difficulté. J'ai extraordinairement de mémoire pour les faits, les paroles, les conversations, les lieux, les visages. J'ai retenu un nombre considérable de vers sans les avoir appris, uniquement parce qu'ils me plaisaient. Seulement apprendre quelque chose par coeur ! Là aussi, je manque de l'automatisme nécessaire. J'ai le cerveau trop occupé, trop toujours en mouvement.
Ce spectacle m'a fait tellement d'effet que je m'en suis revenu ne pensant qu'à cela. Quand j'ai été arrivé dans le passage Stanislas, désert et obscur, j'ai essayé sur le trottoir de marcher en faisant ces sortes de pas de danse, cadencés par la musique, comme fait Pourceaugnac suivi par les apothicaires. C'est bien difficile. Je n'ai plus l'élasticité nécessaire. Question d'habitude sans doute, et de leçon. On se figure qu'il n'y aurait qu'à savoir un rôle et qu'on pourrait le jouer, mais le maintien, la déclama­tion, la physionomie ! Que de choses il faut apprendre aupara­vant. Ce qui me ferait douter aussi de ma capacité à jouer, c'est la difficulté que je sens que j'aurais à jouer par exemple Mon­sieur de Pourceaugnac sans imiter plus ou moins l'acteur que je viens de voir, en l'espèce Vilbert. C'est d'autant plus étonnant que je n'ai pas du tout cette tendance à imiter comme écrivain. Cent fois le contraire, même. Est-ce encore le sens caricatural qui agit en moi ? Il y aurait là une grande difficulté pour moi, la difficulté de me mettre dans la peau d'un personnage. Encore question de préparation, sans doute. On ne peut probablement devenir un acteur sur le tard. Il faut commencer jeune, pour y adapter toute sa nature. Alors qu'on peut très bien devenir tard un écrivain, et y gagner, l'intelligence se trouvant déve­loppée, plus nourrie de faits, d'observations, de réflexions, de comparaisons. » (23.10.10)

« Il y a des jours qu'on n'a envie de rien, qu'on n'a de goût pour rien, qu'on ne ferait pas un geste même pour prendre le monde s'il s'offrait, qu'on a horreur de tout, choses et gens, les autres, soi-même, son travail, sa vie, son passé, son avenir, des jours que l'idée de la mort rend tout puéril, inutile et ridicule, qu'on a à la fois pitié et horreur de soi, dans un grand découragement de tout, qu'on voudrait ne plus rien voir, savoir, entendre, se rappeler ni espérer, qu'on s'enferme dans l'obscurité comme si c'était un peu, un moment, cesser d'exister. » (31.08.13)

« Je songeais hier au soir, étant couché, que j'aurai été avec la littérature ce que je suis avec les femmes : timide, maladroit, brusque, trop sensible, toujours trop réflé­chissant, hésitant, laissant passer et perdant les meilleures occasions. C'est bien là une réflexion d'un homme qui approche la cinquantaine.
La Cinquantaine ! Les années ont beau être là. Je me sens toujours moralement et physiquement comme si j'avais trente-cinq ou trente-huit ans. » (04.05.17)

« Qua­rante ans et plus, depuis ce temps-là ! Et qu'est-ce que je suis devenu ? Rien de bien différent : un homme seul, timide, sau­vage, mélancolique, sans goût à grand chose, différent des autres presque en tout. Voilà pour le caractère. Pour la situation, pauvre, négligent et négligé, nullement illusionné sur mes petits succès, ni mon petit talent. Je puis ajouter : si dégoûté, attristé de la bêtise, de la bassesse et de la cruauté humaines. Je suis si mal assis pour écrire, le chat Lolo occupant ma chaise, que je ne continue pas. » (13.05.20)

« Je ne m'occupe pas de politique. J'ai passé toute la guerre sans m 'y intéresser le moins du monde, autrement que pour les ennuis qu'elle pouvait me donner. Je manque totalement du moindre orgueil national, du moindre frémissement patrio­tique, et quand les Allemands avançaient, je ne me sentais atteint, diminué, désolé en rien. Je ne dis pas cela pour m'en vanter. Je le dis parce que c'est ainsi. J'en suis encore à connaître la haine de l'Allemand, et tous les mensonges politiques répan­dus pendant la guerre pour entretenir le moral n'ont jamais pris sur moi. Il y a toutefois des choses qui m'agacent. Depuis quelque temps, les journaux découvrent que l'Angleterre aurait très bien pu empêcher la guerre en déclarant plus tôt ses intentions et qu'elle a préféré attendre que la guerre soit accrochée, qui servait ses intérêts. Imbéciles ! Ils découvrent cela aujourd'hui. Je l'ai dit. moi-même dès août 1914, après avoir lu les lettres lamentables du Président Poincaré au roi d'Angleterre, et je me suis fait assez honnir au Mercure pour émettre cette opinion que l'Angleterre, ayant pu empêcher la guerre et ne l'ayant pas fait, c'était tout comme si elle l'avait causée. La France ne voulait peut-être pas la guerre, quoi­qu'elle ne soit pas innocente complètement dans cette affaire, mais que l'Allemagne soit le seul auteur de cette affaire ? A d'autres ! Je garde l'opinion que j'avais dès 1914. Le premier et véritable responsable de la guerre, c'est la Russie, et, en second, l'Angleterre. La Russie, ce faisant, n'était qu'insensée. L'Angleterre, elle, était clairvoyante et rusée. Elle savait qu'elle récolterait la meilleure part, en risquant le moins. Les ânes découvrent cela aujourd'hui, après avoir traité de Boches, pendant cinq ans, ceux qui l'avaient découvert avant eux. Quant à moi, j'aurais été navré de donner seulement mon petit doigt pour ces bouffonneries. » (29.08.21)

« Je mène une vie imbécile, la vie d'un garçon de chenil ou de chatterie. Je porte des paquets comme un coltineur. Je suis habillé presque de même. J'ai sans cesse un trou déplorable entre chaque chose que j'écris. Il faut chaque fois que je m'y remette comme si je recommençais après des mois d'interruption. Quel temps précieux je perds ainsi ! Je n'y pense pas sans une mélancolie assez pénible. Ma vie n'aura pas été drôle décidément. La plus grande partie prise pour gagner ma vie, dans des besognes imbéciles. Ma vie privée pleine à chaque instant de soucis et de chagrins à cause de mes animaux. Il me faut, par-dessus le marché, mendier quelques jours de vacances à Vallette comme si j'étais le dernier des employés. Et je connais quelqu'un qui prend de travers le désir que j'exprime quelquefois de pouvoir aller vivre tout seul, loin de tous et de toutes dans un coin bien retiré ! Si j'avais seulement ma vie matérielle assurée modestement, ce ne serait pas long. Tout ce qui constitue cette époque me dégoûte par sa bêtise et sa laideur. Je crois que la guerre a rendu les gens encore plus bêtes qu'auparavant et plus bas. » (27.06.22)

« J'ai toujours un peu de mélancolie quand je me trouve au milieu de ces gens (je parle des écrivains) qui ont tout leur temps libre pour le travail, que rien ne dérange de ce travail, qui n'ont pas leur vie partagée en plusieurs parties si différentes comme est la mienne, qui jouissent ainsi d'un entraînement parfait, continu, leur travail y gagnant comme leur état d'esprit. Je sais bien que la plupart ont peiné dure­ment au commencement, ont couru le risque. Moi, je n'ai jamais osé me lancer. J'ai eu peur du hasard, j'ai préféré assurer d'abord ma vie avec un emploi, sacrifié ma liberté pour la sécurité matérielle. Je n'ai peut-être pas été très bril­lant, sous ce rapport. J'ai eu peur de l'aventure et du risque. De plus, je n'ai jamais travaillé que pour mon plaisir. Pas du tout pour réussir ni pour gagner de l'argent. J'ai aussi beaucoup flâné, rêvassé. J'ai aussi beaucoup douté de moi. J'ai manqué d'ambition. Je récolte suivant tout cela. Il est même déjà bien beau que j'aie atteint le petit résultat qui est le mien. » (3.01.23)

« J'ai toujours été passion­nément intéressé par le mécanisme de l'art d'écrire, les diffé­rentes façons d'écrire et de rendre de tel et tel écrivain. Il y a beau temps que je ne lis plus un livre en ne m’y attachant guère qu'à la façon dont il est fait. » (10.01.23)

« Je crois qu'un des grands mérites de Proust, c'est qu'il doit exciter à écrire. Il n 'y a que les vrais écrivains et d'une certaine valeur qui donnent cette excitation.
Il faut que je note aussi ceci, qui a sa curiosité, au moins pour moi. Je suis extrêmement pris par cette lecture. Je n'ai d'ailleurs pas encore lu tout le numéro. Malgré mon travail en retard, j'ai plus de plaisir, l'esprit excité par ma lecture, à écrire ces notes que la chronique que j'ai à faire. Je sens aussi par instants combien de choses doivent baisser d'intérêt à côté de l’oeuvre de Proust. Encore n'en suis-je pas très sûr, car enfin, elle doit comporter bien des éléments rebutants, des minuties excessives et peut-être pas très utiles, et il est quelquefois mieux de condenser et de dire beaucoup en peu de mots. Je le répète, l'élément métaphysique dans cette oeuvre me rebute tout à fait. J'ai le goût ainsi, il ne s'agit pas de savoir si j'ai tort ou raison, ni si c'est un défaut ou une qualité chez Proust. J'en viens à ce que je veux dire : l'esprit occupé, excité, pendant toute la jour­née, par ma lecture et concentré sur elle, - écrivant le soir, avec plaisir, ces notes sur cette lecture, - vers minuit, il m'arrive de me dire, moitié avec légèreté, scepticisme, moitié avec consolation, qu'en réalité, il vaut mieux ne pas lire, pour éviter les comparaisons avec soi, qu'il faut faire ce qu'on fait et ne pas se plonger à réfléchir, à calculer les différences, à songer qu'on a eu plus ou moins l'idée un jour d'accueillir cette multiplicité de détails et qu'on a au contraire travaillé à l'éviter, alors qu'on la voit si appréciée aujourd'hui. Toujours le mot de Stendhal à Mérimée en le voyant étudier encore à un certain âge : « Il ne s'agit plus de passer votre temps à viser. Vous êtes sur le champ de bataille. Il faut tirer. » C'est une chose que j'ai pensée souvent et qu'il a dû m'arriver de dire : qu'au fond un écrivain, surtout s'il est d'esprit très sensible, ne devrait pas avoir de livres et n'en ouvrir aucun. On fait ce qu'on fait. Le hasard, pour me servir d'un mot commode, décide du reste. » (10.01.23) (cf. d’autres éléments de cette journée)

« Je me désintéresse vraiment trop des cérémonies littéraires. J'aurais dû aller à la petite affaire de la plaque posée, rue Rousselet, sur la maison habitée par Barbey d’Aurevilly.Cela m'aurait fait plaisir, d'abord, de revoir la rue Rousselet. Ensuite, j'aurais vu parler Bourget. Le compte-rendu que je lis dans le Mercure me donne des regrets. J'ai vraiment tort de ne pas être plus curieux. Je ne parle pas pour la cérémonie Mallarmé à Valvins. Mallarmé peut être cher comme homme à ceux qui l'ont connu. Or, je ne l'ai pas connu, et comme écrivain, il ne m'intéresse pas le moins du monde.
J'aurai été un curieux homme de lettres. Je suis arrivé à une petite notoriété. Or, je ne connais personne, je ne vais nulle part, des écrivains m'envoient leurs livres avec des témoignages d'estime littéraire et je ne réponds jamais, pas plus que je ne lis lesdits livres. Je n'aurai vraiment pas cultivé la « réussite », ni les relations. Et le pli est pris, bien pris. Il me faudrait maintenant sortir, voir des gens, ce serait pour moi, moralement et matériellement, une corvée énorme. » (30.10.23)

« Que la vie est vide, plate, que tout est vain, puéril, que tout vaut peu de chose et rime à peu de chose. J'ai passé ma journée dans ce sentiment, et vers six heures, assis dans un fauteuil, dans ma chambre, seul, tout à cette inutilité de tout, ma parole ! je n'ai pu retenir quelques larmes. Je suis sans goût à rien, et j'ai beau me dire, avec certitude, que je regretterai ce temps que je ne fais rien et de n'avoir pas fait ce que je devrais faire, cela n'agit pas sur moi. » (11.04.26)

Après la mort de Jean de Gourmont :
« Il est mort de ce que j’ai, en plus accentué chez lui : une sorte d’épuisement de tout l’être. » (20.02.28)
« Jean de Gourmont avait une nature toute différente de celle de son frère : plus sensible, plus aimable, plus courtois, - un peu moins timide aussi peut-être ? Très intelligent aussi, dupe de peu de choses. Comme je l'écrivais récemment à Marcel Lebarbier, à propos de l'édition du Joujou patriotisme qu'il a permise - Vallette le traitait encore ce soir de serin à ce sujet -, pendant toute la guerre il n'a pas dit une seule fois une bêtise, toujours de sang-froid et de jugement sain. » (20.02.28)

« Il faut que je corrige un peu mon opinion sur le Journal de Renard. J'y pensais ce matin dans le train. Tout le côté peinture d'un homme de lettres est évidemment intéressant, jalousies, ambitions, calculs et combinaisons de réussite, succès, hypocrisie nécessaire, etc., etc., tout cela, qui est si loin de moi, qui m'est si étranger, est assez bien étalé. J'ai peut-être tort aussi de ne pas assez apprécier le côté d'étude, d'examen de soi-même, le côté subjectif extrêmement développé dans ce Journal. Je ne crois pas qu'il soit très développé dans le mien. Ce n'est certes pas manque de vie intérieure ni de constantes observations sur moi-même. Je crois que le mot vrai, c'est que mon Journal à moi est plutôt une œuvre de mémorialiste qu'une autobiographie. J'ai été plus porté à noter tout ce que je pouvais apprendre sur des gens, entendre des gens, surprendre sur des gens qu'à me noter moi-même. Je pense même souvent qu'il est bien probable, si je publie moi-même mon Journal, que je serai porté à supprimer beaucoup de ce qui me concernera moi-même, tant je ne crois pas que ce soit là le plus intéressant, cela, en tout cas, m'a toujours paru moins intéressant à noter que les choses sur des tiers. » (18.05.28)

« Supposons que je vive encore une dizaine d'années ? D'ici là, j'aurai encore travaillé. Je m'en irai juste au moment que je pourrais jouir de mon travail. Car enfin, jusqu'ici je n'en ai pas joui, puisque ce que j'ai pu gagner comme écrivain n'a servi qu'à assurer mon existence la plus ordinaire. Avoir du loisir, voyager, me payer des fantaisies, si l'argent pour cela me vient un jour, il me viendra trop tard. Dire que si je n'avais pas une pareille ména­gerie, je pourrais aujourd'hui être libre, faire ce que je voudrais, me déplacer à mon gré, ce que je gagne avec ma littérature pou­vant presque y suffire ? Enfin, ce qui est fait, et que j'ai fait moi-même, est fait. Il n'y a pas à y revenir. Moi, l'aristocrate, le réfrac­taire par excellence, j'aurai eu une existence d'épicier. » (23.12.28)

« Je suis revenu de là dans une humeur fichtrement mélan­colique, en pensant à mon intérieur à moi, non seulement si misérable, mais encore si malpropre, sans confortable aucun, sans rien pour charmer les yeux : la pauvreté dans toute son horreur, mes fenêtres sans rideaux, mon parquet sans tapis, mon lit aux couvertures en loques, mon fauteuil troué de toute part, ma chaise au siège composé d'un vieux sac sur des cordes entrecroisées, rien d'intime, de réchauffant, tout l'aspect d'un logement dans lequel on vient d'emménager. Et ma mise est en rapport : il pleut depuis plusieurs jours et j'ai des souliers percés. Ce seul détail suffit. De même pour la façon dont je mange : à midi, la cuisine abominable d'un restaurant, et insuf­fisamment, à cause du prix, le soir, une portion de légumes cuits que je fais chauffer et un peu de café. De quelle façon finirai-je ma vie si cela continue, et il y a risque que cela continue et même s'aggrave, avec les temps que nous vivons et les charges fiscales dont on va encore nous gratifier. » (12.12.25)

« Je rage des désirs que j'ai et de la privation que j'endure.
Lu hier et achevé ce soir une Vie de Chateaubriand par Marcel Rouff. Tableau rapide et assez complet de cette existence admi­rable. Cela vous met le feu au coeur et à l'esprit, une vie pareille. Voilà ce qui s'appelle avoir vécu. Une vie comme la mienne ! Je le dis souvent : ce n'est pas vivre, c'est la médiocrité, qui finit par atteindre l'esprit. Et l'amour ! A soixante ans, encore des con­quêtes, « jouant en maître de ses dents blanches » avec Hortense Allart. Ce détail m'a diablement arrêté, et pour cause. Quel mal­heur c'est d'être resté jeune par les sens et par l'esprit, et que le visage n'y soit plus. » (04.03.29)

« J'ai répondu là-dessus à Bernard ce que je pense depuis long­temps à mon propre égard, pour mon manque de hardiesse, d'en­treprise, etc., etc. : c'est de la médiocrité, de la médiocrité de caractère. Je le sais fort bien et je n'ai pas besoin qu'on me le dise. » (09.10.29)

« Passé la soirée devant ma fenêtre, assis dans un fauteuil, à regarder tomber l'orage, dans un grand pan de ciel. Il n'est pas de compagnie que je désire, rien que je regrette, rien qui pourrait m'être agréable, dans cette solitude. J'y trouve de telles jouis­sances que, quelquefois, même mes animaux, auxquels je tiens pourtant, me sont de trop, pour l'avoir plus complète. » (30.08.30)

« Je m'amuse quelquefois à regarder ce qu'aura été ma vie. Mon enfance ? Tout ce que devait être la suite, en plus petit. Ma littérature ? Une suite de victoires considérables sur moi-même, tant j'ai toujours manqué d'illusions sur moi-même, d'ambition, d'idéal quelconque.
Mon intérieur ? Je suis chez moi dans mes pièces presque vides comme un homme qui vient d'emménager le matin.
Mes amours ? J'aurais aimé la beauté, la légèreté, l'élégance, l'aventure : je n'ai eu qu'une sorte de pot-au-feu illégitime. L'ar­gent ? J'ai toujours dû travailler. Je travaille encore pour gagner ma vie, passant mes journées entières entre les quatre murs d'un bureau. Les plaisirs de la table, les bons plats, les bons vins, avec de gais convives, tout ce qu'on dit qui épanouit bien tout l'être ? Je bois de l'eau, je mange je ne sais quelles choses sur un coin de table, comme une corvée à accomplir. Les amis ? Je ne sais trop... J'en ai, et si moi-même j'en suis un pour quelqu'un, si ce n'est pour Rouveyre, un drôle de corps comme moi. Le vrai est plutôt que le monde entier pourrait disparaître sans que j'en sois affecté. Je vois avec plaisir celui-ci, celui-là, mais je ne les verrais pas, ce serait aussi bien. Ce que j'aime, ce qui me plaît, ce que j'au­rais désiré, ce que je regrette, ce que j'envie, ce qui me passionne, je crois bien que je peux à tout cela répondre : néant. » (27.10.30)

Conversation avec Vallette :
« Egalement du même avis sur les gens qui garnissent les murs de leur appartement de gravures, de tableaux, de bibelots sur les cheminées ou dans des vitrines. Je lui dis : « Cela m'arrêterait, moi, des murs garnis ainsi. J'aime mieux des murs nus. Cela ne m'arrête pas. - Absolument ! Je suis comme vous. » J'ai ajouté : « Au fond, tous ces gens-là, ce sont des gens qui ne savent pas rester seuls avec eux-mêmes, comme les gens qui ont besoin de société, qui vont au café, qui vont faire des visites et en reçoivent. C'est le même manque de vie intérieure. »
Je pense même que les gens qui courent les magasins d'anti­quaires, qui achètent ceci ou cela, sont des gens qui s'ennuient. Le plaisir de la recherche, le plaisir de la trouvaille, le plaisir de l'achat et de la possession sont pour eux des façons de se distraire. Au fond, dans toutes les actions humaines, s'il y a le besoin ou l'ambition, ou même seulement le plaisir, il y a surtout le moyen d'échapper au vide de la vie. » (07.11.30)

« Affaire Fernande Olivier. Car j'y pense, il me faut le reconnaître. Pas du tout mon type. Je me le disais ce soir, en circulant, pour aller à Neuilly et en revenir, en voyant des femmes. Mon type, c'est le visage un peu ordinaire, je crois bien, le nez charnu, un peu en boule (le nez des femmes sensuelles), la bouche sensuelle ­et de plus, je préfère beaucoup les brunes, au teint même un peu foncé. Le type du « Fléau » car en réalité, le type qu'on préfère, c'est celui de la femme qu'on aime. Il est vrai que le « Fléau » au début, n'était pas du tout mon type - et j'en suis devenu si fou ! Nos dix-sept ans d'exercices amoureux n'ont pas fait que créer un lien puissant entre nous. Ceci encore : elle a la motte épilée (par elle), je trouve cela délicieux, par suite horreur de la toison qu'ont les femmes à cet endroit. Horreur prise également des « règles » qu'elle commençait à cesser d'avoir ou n'avait plus que très peu au début de notre liaison. (...)
N’empêche - pour être franc avec moi-même sur le papier - que j’imagine déjà Mme F.O. dans certaines poses que je fais prendre au « Fléau » et que je trouve délicieuses. » (04.06.31)

« Affaire Mme F. O. Il n'y a pas à dire : je me monte, je me monte. Je suis déjà amoureux en imagination. Je serai bien déçu s'il n'y a rien. Plus que déçu. Blessé, je ne trouve pas d'autre mot.
Je retourne cette idée : cette invitation à venir la voir chez elle et qu'elle en aura grand plaisir. Pourquoi ? Aucun besoin. Aucune utilité. Tout ce qu'elle a à me dire, elle peut me le dire au Mercure. Me faire venir chez elle, comme cela, pour rien, pour parler des mêmes choses ?
D'autre part, jolie comme elle est, et dans ce milieu de peintres où elle vit, elle peut avoir des amants comme elle veut, et hommes jeunes et souvent très beaux garçons ? » (06.06.31)

Maîtrise de soi, pouvoir d’autocritique, présentation de son moi sans hypocrisie, capacité à se dépasser pour confronter ses opinions à la position commune et pour prouver ainsi sa singularité... voilà le vrai penseur !
« Je ne porte pas une appréciation à la légère. Je suis conscient de mes partis pris ou de ce qu'on peut nommer de ce nom. Je vois toujours fort bien le contraire qu'on pourrait m'opposer, et tout aussi valable que ce que j'exprime. Quand je dis que la poésie est une duperie dans le domaine des choses de l'esprit, une perte de temps, un retard pour sa véritable culture et son véritable progrès, je ne méconnais pas du tout, même je n'ignore pas du tout les jouissances qu'elle procure, les ivresses de l'émotion, les charmes puissants de la rêverie, sa façon de nous emporter au-delà des choses courantes et trop réelles. J'y ai été extrêmement sensible. J'y suis encore extrêmement sensible. A me réciter cer­tains vers, aujourd'hui encore « mon coeur se fond » pour employer cette expression bête. Mais j'ai fait mon choix. Les faits vrais, l'observation de la vie réelle, l'étude du commun de la vie sont pour moi un plus sûr profit pour l'esprit -je suis tenté de dire une autre jouissance. Je me tiens à ce choix, et c'est là mon parti pris ou mon apparence de parti pris, je m'y entête, répétant la contra­diction. De même pour ce que je vais écrire sur la musique. Je ne méconnais pas du tout les jouissances qu'elle procure. Elle aussi nous emporte au-delà des réalités, nous émeut, nous emplit de rêverie, donne un ton à des émotions endormies au fond de nous-mêmes, mais je mets plus haut qu'elle le silence, pour moi plus éloquent encore, plus rempli pour moi de motifs de rêverie et de pensées. Là aussi j'ai fait mon choix, et comme pour la poésie je m'y entête, et rejette la contradiction. Tout cela pourrait se résumer ainsi : lecteur, je ne suis pas si bête ni si fermé qu'on pourrait le croire à la poésie et à la musique quand je dis pis que pendre de l'une et de l'autre. » (17.08.31)

« Je le constate tous les jours, dans les conversations que j'ai au Mercure sur les sujets les plus divers, et je peux l'écrire, tant pis si on le prend pour de la vanité : mes facultés intellectuelles ont grandement augmenté depuis une dizaine d'années : réflexion, observation, compréhension rapide. Je ne m'étonne plus si je passe, depuis quelque temps, des moments de si grand plaisir à réfléchir sur tel ou tel sujet. » (25.11.32)

« Au fond, très au fond de moi, je n'ai pas de moments plus heureux, que, le soir, toutes mes corvées faites, seul dans le silence, entre onze heures et deux heures du matin, assis dans mon cabinet, à écrire une chose ou une autre, ou à rêver. " Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique " C'est certainement ce que je regretterai le plus en quittant la vie. » (25.01.35)

« Je ne suis pas gai sur ma santé, sur mon état d'esprit, ce manque d'entrain pour quoi que ce soit. Ce que j'écris dans mon Journal s'en ressent. Le chagrin de vieillir, aussi. Cela surtout, je crois bien. Je ne songe qu'à être seul chez moi, allongé dans un fauteuil, à rêver à mon désenchantement. » (01.04.36)

« Quand je considère ce que je suis, ce que j'ai toujours été, je trouve ceci, que j'écris sans ostentation, comme pour moi seul uniquement : je n'ai jamais eu aucune ambition, je n'ai jamais rien désiré, je ne me suis jamais cru aucun talent, les compliments me font rire, je ne me suis jamais déplacé sans, aussitôt arrivé, me demander ce que j'étais venu faire là, je ne me suis jamais rien acheté sans, aussitôt, le voyant chez moi, me demander pourquoi je m'en étais embarrassé, où que je sois allé, j'ai toujours trouvé que tout se ressemble, je n'ai jamais rien connu, goûté, senti, entendu d'agréable complètement, jamais rien ne m'a enlevé au-dessus du train-train des jours tou­jours pareils. (...) Pourtant, l'homme le plus gai, le plus amusant avec les gens, plein d'entrain, de traits, de boutades, de moqueries, de franchises malicieuses, la physionomie aussi vive que les paroles. Nature humaine ? Auteur gai, homme triste. Acteur comique, homme triste. Clown bouffon, homme triste. Homme d'esprit, homme triste. » (25.01.37)

« Les gens qui s'imaginent que les écri­vains sont des gens heureux ! On ne jouit de rien, l'esprit tendu sans cesse par son travail, sans cesse uniquement occupé de cela. On se couche à peu près satisfait de ce qu'on a écrit. Le lendemain matin, on trouve que cela ne vaut pas un clou. On ouvre par hasard un livre sans talent. On se demande si ce qu'on écrit n'est pas du même genre. On a le plaisir, c'est entendu, quelquefois, de morceaux entiers qui vous viennent presque sans qu'on y soit pour rien, la plume n'allant pas assez vite (les meilleurs). Le plus souvent, on envie le bon employé qui rentre chez lui le soir, met ses pantoufles, dîne, lit son journal, se met au lit, baise sa femme et s'endort, absolument ignorant de cette passion d'écrire pour se raconter soi-même, ou pour raconter l'histoire de personnages inventés, ou pour dire du mal de tel ou tel, autre procédé du même démon d'écrire. On se dit que c'est lui qui est dans la norme, lui qui est le sage, et le plus triste, c'est que ce qu'on se dit là est la vérité. Car le naturel humain, et la condition du bonheur, ce n'est pas l'esprit, c'est la bêtise. » (07.01.38)

« J'ai tenu pendant ma vie un Journal littéraire. Le diable emporte cette manie écrivante. De quelque côté que je me tourne pour sa publication posthume, si le temps me manque pour le publier moi-même, je ne vois que perspectives de tripatouillages, de suppressions, d'adultérations, de pusillani­mités, de complaisances, de relations et de petits intérêts à ména­ger, moi bien enfermé dans ma caisse et mon publicateur ou ma publicatrice bien tranquille sur ce que je pourrais dire. Il me prend par moments l'idée de faire de tout ce papier un beau feu dans mon jardin.
Je ris de moi, le soir, enfermé seul dans ma chambre, assis à mon petit bureau, devant mes deux bougies allumées, de me mêler d'écrire, pour quels lecteurs, Seigneur ! au temps que nous sommes. » (13.06.38)

Une fin d'année morose.
« Qu'y a-t-il de changé entre mon existence, quand j'étais jeune homme logé dans une chambre au dernier étage rue de Condé, et mon existence aujourd'hui dans ce pavillon de Fontenay-aux-Roses ? Rien. Si ce n'est ma compagnie de bêtes, et le nombre des années. Un peu d'argent ! si peu ! un peu de réputation ! qu'est-ce que cela ? Le moral est le même, désolé, amer, sans entrain, sans consolation de rien, sans contentement de rien, s'y ajoutant une aventure amoureuse affreuse par la tournure qu'elle a prise au bout de deux années et tous les tourments par lesquels elle m'a fait passer. » (30.12.38)

« Il ne faut pas lire de choses tendres, émouvantes, de sensibilité un peu lyrique, imagées. Elles ramènent trop à l'horreur, à la cruauté, à la stupidité des circonstances actuelles. Elles entament trop le scepticisme, la légèreté, l'égoïsme, la moquerie, l'espèce d'indifférence railleuse qui sont le sauvetage de l'esprit et de la raison. » (15.06.40)

« Tous ces Allemands rencontrés, de grands et solides gaillards pour le plus grand nombre (je pensais au contraste : les « petits Français »), fort bien équipés, uniformes, bottes, la tête rasée de près, le visage rasé. De temps en temps, un officier avec la mous­tache à la Hitler, et un rouquin à sale visage bestial. » (18.06.40)

« A propos de ce que je viens de lire de François Mauriac sur le caractère d'Alceste, il y aurait encore une façon de le présenter : un satirique, un homme d'une gaîté mauvaise, aux plaisanteries mordantes, aux vérités cruelles dites avec des éclats de rire, l'excès de clairvoyance et de désenchantement aboutissant à une sorte de moquerie féroce avec bonne humeur. Ce que je suis. » (17.08.40)

« C'est un joli contraste, et assez inattendu : les écrivains réaction­naires, bien-pensants, officiels, académiciens, célébrant la patrie, le patriotisme, l'honneur, les grands sentiments comme Abel Her­mant, Pierre Benoit, Abel Bonnard, - c'est René Peter qui me l'a appris tantôt pour ce dernier, - ont collaboré, dès le premier jour, aux journaux publiés à Paris avec l'autorisation et sous la surveillance des Allemands. Des écrivains un peu en marge, des « réfractaires » comme on dit, comme Descaves (un peu) et moi, si j'ose me nommer, disant : « Jamais de la vie. » (18.09.40)

« Je dois le reconnaître, je n'ai jamais eu une nature aussi géné­reuse. Je n'ai jamais été porté à faire profiter qui que ce soit de ce que je pouvais savoir. Ni un maître ni un ami. Même un ami, je n'ai jamais éprouvé le besoin de lui lire ce que je venais d'écrire. J'ai toujours été fermé en moi-même sur tout cela. (...)
Je n'ai pas une nature pédagogique, - ni généreuse morale­ment. Ce que je sais, ce que je connais, je l'ai appris, je l'ai décou­vert. Que les autres en fassent autant. » (03.11.40)

Personnalité ambivalente :
« Ils se méprennent complètement sur moi. Et de plus, écrire dans une publication genre du Rire ! Un public de lec­teurs illettrés ! Il se pourrait bien que je leur déclare que je renonce.
Je fais aussi cette autre réflexion : oui, oui, je suis brillant avec les gens, amusant, spirituel, prompt, vif, plein d'entrain dans mes propos, j'émerveille même certainement par la jeunesse d'esprit qui m'est restée. Je les vois suivre sur mon visage, comme un spectacle, les expressions de physionomie dont j'accompagne mes propos. Quand je me retrouve seul, le vrai remonte, le fond réel de ma nature, le désenchantement, l'indifférence à presque tout, le goût de la solitude et de la rêverie, cela uniquement. » (30.12.40)

Principe littéraire :
« J'écris comme j'écris, comme j'ai toujours écrit : pour moi, avec mes sentiments, mes idées, sur ce qui m'occupe, m'intéresse, m'est heureux ou m'est pénible. Je suis tout entier dans ce que j'écris, je rapporte tout à moi. Il faut me prendre comme je suis, ou me laisser. Ce n'est pas moi qui vais m'offrir. Cela se paie d'ailleurs d'être un écrivain de ce genre : on n'est pas gai quand on se relit. » (10.01.41)

Extrait d’un bilan physique et moral :
« Tout ce qui est alcool me répugne au goût. Mes seuls excès (peut-être) ont été les cigarettes et le café. Je peux encore faire l'amour. Je suis même triste, souvent, d'être privé de le faire, tout en me disant qu'il vaut certainement mieux que je m'abstienne. J'ai gardé ma mémoire, ma vivacité d'esprit, de réparties, d'élocution, de mou­vement et de jeux de physionomie en parlant. Il n'y a qu'une chose qui a toujours péché ( ?) pour moi : le moral, désenchanté, confiance en rien, toujours me sous-estimant, penchant toujours du côté des choses défavorables, me plaisant, par-dessus tout, seul, dans ce que j'ai appelé quelquefois mes « mauvaises rêve­ries », presque toujours obligé de les vaincre, de les surmonter pour écrire, toujours doutant de moi sur la façon dont je vais m'en tirer, vite désillusionné après le premier plaisir passé, n'ayant guère eu en tout que ce que j'ai appelé des « plaisirs de cinq minutes ». N'empêche, pour conclure, que, tout cela réuni, je suis encore là. » (09.03.41)

Réaction à ces articles tous azimuts :
« Une fois de plus, je n'en reviens pas. Je n'en puis croire un mot, et j'éclate de rire comme toujours, avec un peu de tristesse. Et pourquoi cette tristesse ? Je n'arrive pas à le démêler exactement. Ce soir, j'en aurais pleuré pour de bon. »

« J'ai déjà commencé ce matin et tantôt dans mon bureau. Phé­nomène curieux : étonnant comme mon esprit se réveille, comme les choses me viennent dès qu'il s'agit d'écrire quelque chose qui sera imprimé aussitôt et paraîtra. Le « plaisir » me reprend par tout l'être. » (29.05.41)

« Beau pays de France ! Fichu état moral et matériel dans lequel il est. Heureux de vivre seul comme je vis, d'aimer la solitude comme je l'aime, de savoir me contenter de peu comme je l'ai toujours su, d'avoir une marotte (écrire) comme j'en ai une, - et par-dessus le marché, un bon équilibre moral et une santé satisfaisante. »

« Réveillé ce matin avec un moral abominable. Jusqu'à l'envie de ne pas me lever et de rester à dormir pour y échapper. Cette médiocrité, cette platitude, ce manque de tout ce qui me plaît et me plairait, (...).
Quand l'illusion manque, adieu le travail, et elle me manque terriblement en ce moment. Et pourtant, il s'agit de vivre, main­tenant. » (02.01.42)

C'est un peu honteux à dire, comme un signe de médiocrité : je suis habitué à une existence tellement réglée et des journées si bien toutes pareilles, qu'une sortie comme celle d'aujourd'hui me dérange complètement. Aurais-je pu d'ailleurs faire ma car­rière d'écrivain, si modeste qu'il est, si je n'avais eu cette existence si bien réglée et veillant à ce qu'elle le fût, obligé que j'étais de gagner en même temps ma vie. Les conversations, les visites, les fréquentations, les sorties à droite et à gauche, usent. C'est la soli­tude qui m'a conservé ma jeunesse d'esprit, ma jeunesse littéraire. Il y a longtemps que j'ai déjà dit cela. (24.01.42)

Autoportrait positif :
On a écrit dans un de ces articles nécrologiques que j'ai su être (ou rester) comme écrivain un homme libre. Comme homme tout court, également. Rien n'a pu me faire rien sacrifier du genre de vie que je voulais pour mener ma vie d'écrivain. J'ai fait passer cela avant tout, même dans le cas de choses qui m'eussent été agréables. Je crois que c'est Louis Gérin, à qui j'exposais cela un jour, qui me dit : « Vous êtes un homme fort. » Sur ce chapitre, non seulement fort, - je ne suis pas un homme fort, j'avais une unique passion, voilà tout, - mais un homme féroce, d'une grande volonté. Je n'ai au reste nui à personne, me comportant ainsi. J'ai toujours résumé cela ainsi : l'indépendance de mon domicile. (29.01.42)

(...) les travaux manuels reposent et distraient des travaux de l'esprit, sans que celui-ci cesse de fonctionner (quoi que je fasse, mon travail ne cesse pas dans ma tête), en même temps qu'ils font revenir à ces derniers avec une ardeur renouvelée. (24.03.42)

Entre soumission et stoïcisme
« Ce n’est pas la première fois que je trouve fous ces sortes d’agissements, sans utilité, ne pouvant rien produire. Les Allemands sont nos maîtres. Ils sont sur notre sol. Que peut-on contre eux, et que croient pou­voir contre eux ces gens ? Nous sommes en armistice. Ce que font ces gens, c'est encore la guerre. Les Allemands se défendent. Qu'est-ce qu'il y a à dire ? Vraiment ! J'ai beau chercher au fond de moi, je ne trouve pas en moi la moindre possibilité de me livrer à de pareilles choses. Vraiment non. Je vois bien ce qu'il peut y avoir chez eux d'un certain sentiment, un certain idéalisme, oui..., mais, moi, non, non. Je ne suis pas du tout cela. Je suis comme j'étais pendant la guerre de 1914-1918. Je n'ai jamais eu une minute d'émotion, de frémissement, d'enthousiasme. Je ne m'en vante pas. Je le dis parce que je suis ainsi. Je me dis même que si tout le monde était comme moi, évidemment... Je suis ainsi, voilà tout. Je trouve même cela bête, la conduite de ces gens. Bête ! Enfantin ! Ils s'imaginent qu'ils vont changer quelque chose ? C’est pitoyable. » (05.04.42)

Ce soir, seul, chez moi, dans le silence, avec mes rêveries, le travail facile et pas trop long de deux pages de Journal comme celles-ci, je suis parfaitement heureux. Je n'aurai vraiment pas été exigeant sur cette terre. (09.06.42)

Goût à rien. Manque d'illusion. Mélanco­lie profonde. Apathie. Extrême mécontentement de moi-même, comme lorsque je néglige mon travail. J'aurais besoin de quelque chose qui me réveille, m'excite. De plus, mécontentement de dépenses maladroites. (...) A je ne sais plus quel endroit, sur je ne sais plus quel personnage, ce trait pour le défi­nir : l'esprit gai, l'humeur triste. Cela peut s'appliquer à moi. (24.08.42)

Je suis dans des abîmes de tristesse, d'être privé des choses de la femme et de l'amour. Je n'ai même pas, pour me consoler, me plaire, un intérieur un peu agréable, un peu confortable. Ma mai­son est un taudis, un fouillis. Il me faut presque chaque jour aller à Paris pour une course ou pour une autre. Quand je me lève, le matin, ou quand je rentre, j'ai tant à faire. Aucune commodité. Je me nourris de bric et de broc, sans la moindre connaissance en cuisine et sans goût à en faire. C'est merveille que je me porte comme je me porte et sois si résistant à la fatigue, que je peux même dire que je ne la connais pas. Ma chienne, Miss, vieille, sourde, à moitié aveugle, qui vit dans ma chambre à coucher depuis quelque temps, m 'y fait les pires saletés. Je suis mal éclairé, pour lire comme pour écrire. Je ne connais plus rien du plaisir que je connaissais si vivement, quand j'étais jeune, que je vivais dans une petite chambre sous les toits, de passer ma soirée à lire, assis devant le bon feu d'un petit poêle de fonte. Je suis dérangé à chaque instant par un détail ou par un autre, une de mes bêtes qui veut sortir ou qui veut rentrer. J'aimais tant à me promener dans Paris. Fini. J'ai toujours un sac, quand ce n'est pas deux, à porter. Ma réputation ? Mais je m'en fiche de ma réputation. Je n'y pense jamais. Je ne suis pas de ces sots que leur réputation rend heureux, à qui elle donne des jouissances. Je m'en fiche com­plètement. Comme de publier un livre ou des livres. Les demandes d'éditeurs m'agacent, me dérangent. Qu'on me fiche la paix. (03.11.42)

Ce n'est pas parce que je l'ai montré toute ma vie, mais je le dirai une fois de plus : ce qui donne une certaine valeur à un individu, c'est le désintéressement. (16.12.42)

C'est à s'y perdre, et je me le dis une nouvelle fois, mieux vaudrait ne pas s'occuper de ces choses, ne pas s'y intéresser, ne pas y penser, ne pas en parler. On ne les a pas voulues. On n'y est pour rien. On n'en sait rien de vrai. On n'a eu aucune part à leur commencement. On n'en aura aucune à leur fin. Malgré soi, on en est atteint, occupé, dérangé, troublé, on réfléchit, on cherche, on en parle, quand ce ne serait, comme c'est pour moi pour la plus grande part, qu'au titre de curiosité. J'ajouterai : sans compter ce que nous apprendrons peut-être un jour sur les « dessous » de cette guerre, comme nous en avons appris sur ceux de la précé­dente. Que n'ai-je pu m'en tenir à ce que je disais le matin de l'entrée des Allemands : il n'y a qu'à s'en ficher. (Propos à la femme du maire, la trouvant sur sa porte, le matin.) Si je me met­tais pour de bon à mon travail et qu'il marche bien, je ne serais pas long à revenir à cet état d'esprit. (02.01.43)

L’égocentrique
Il n’est pas de moments plus agréables, l’adjectif est même insuffisant, il faudrait écrire délice, profonde jouissance d’esprit, que de rêver à soi, à sa vie. J’ai savouré cela toute ma vie. (24.04.43)

Qu'est le mieux, le plus estimable, le plus noble même, si on peut dire, - et, en écrivant ce mot : noble, le mot : bête, je l'avoue me vient en même temps, - de ne pas se résigner, de ne pas accepter, de protester, de continuer à agir contre selon les moyens qu'on a, courant le risque qui peut en résulter, ce qui tout de même donne à cela un certain caractère, ou d'être comme moi à se ficher à peu près de tout ce qui est et qui se passe, se refusant à être dupe de toutes les rhétoriques de circonstance. L'inutilité confère quelque estime à ces actions, on peut dire cela. Même on peut dire aussi que le spectacle de la France muette, soumise, sans réaction, sans rébellion, n’est absolument pas joli à voir. » (19.05.43)

Ce jour-là, je crois bien que je m'enfermerai chez moi, en tout cas que je n'accepterai plus aucune invitation à déjeuner où que ce soit. (02.07.43)

La plupart des écrivains sont des compilateurs ou des inventeurs de sujets romanesques. Combien tirent leurs écrits d’eux-mêmes, de leur vie intérieure, de leur observation de la vie et des gens. (09.11.43)

Vraiment, je le note tout de suite, je n'ai aucun goût pour ces réunions. Ces éclats de voix, cette nécessité de parler, ce sentiment d'être là comme un objet rare. Le pli que m'a donné mon genre d'existence est profond. Je suis habitué à être seul, à manger seul, le nez dans mon assiette, en lisant un journal si j'en ai un, ou alors avec quelqu'un avec qui j'ai à peine besoin de parler. Habitué aussi à ma façon de me nourrir, le moindre repas un peu confor­table est pour moi un excès, si peu que je mange. Le vin de qua­lité également, si peu que j'en boive. Encore aujourd'hui ai-je refusé le champagne, et le vin rouge, après le demi verre de vin blanc que je m'étais laissé verser par le maître d'hôtel. En un mot, conversation, bavardages et changement de régime, j'en sors hors de mon assiette, dérangé, fatigué, espérant que la nuit et le sommeil passent là-dessus pour l'effacer. C'est toujours avec sou­lagement que je me retrouve chez moi. (02.03.44)

Rentré chez moi, ma porte fermée, je m'occupais à mon travail comme au temps normal, mon esprit occupé de cela seulement. Voilà maintenant qu'il n'en est plus de même, j'en suis atteint, dérangé, soucieux, presque inquiet. Elle s'est introduite dans mon existence et la trouble. Le diable emporte ce changement. « N'est-ce pas ? m'a dit Picasso. Je suis absolu­ment comme vous. » (07.04.44)

De la tranquillité, du silence, écrire, ne rencontrer aucun échec pour mes écrits, - même loin de là sans que j'y aie jamais pensé, - le nécessaire plus ou moins assuré, cela m'a suffi. (03.06.44)

Il y a longtemps que le caractère que prend la société en France m'écoeure, depuis la fin de la guerre 1914-1918. Je me suis toujours tenu loin des affaires publiques, retiré le plus possible dans mes occupations d'écrivain. Vais-je me passionner et m'at­trister, parce que la bêtise et l'abjection montent ? Revenons à mon indifférence d'auparavant, en espérant que je n'écoperai pas trop, comme écrivain, de ce régime qui se dessine et qui ne sera peut-être que passager, ce qui se pourrait fort bien. Ces messieurs se croient peut-être trop tôt les maîtres. (22.08.44)

Je l'ai dit. Je le redis et le redirai toujours : la marque d'une certaine noblesse chez un homme, c'est le désintéressement. (24.09.44)

C'est tout de même curieux qu'on puisse partir le matin de son domicile, traverser tout Paris aller et retour, voir, coudoyer des gens dans le métro, dans les rues, prendre part à des conversations, traverser des rues en se garant des voitures et des cyclistes qui se fichent du sort des piétons, et se retrouver le soir chez soi, dans son fouillis, son taudis, comme si on n'avait pas bougé, sain et sauf. La vie hors de chez soi est une ânerie sans borne. Et quand il y a trois ou quatre jours qu'on n'en a pas bougé, la démangeaison vous prend d'aller traîner dehors. (09.11.44)

On mobilise telle classe, telle autre, telle autre encore. On n'entend parler, dans son voisinage, que de tel jeune homme qui est parti, de tel autre qui part, de tel autre qui va partir. Cela doit être un peu partout dans toute la France. Il y a une certaine jouissance à se dire qu'on est en dehors de toutes ces affaires-là. (25.03.45)

Il s'ajoute que cette circonstance tombe clans un moment pour moi de désenchantement de tout, où je passe mes journées, mes soirées à ne rien faire, sans intérêt pour mon travail, plus que jamais dans ce que j'appelle mes « mau­vaises rêveries », tenant à peine mon Journal, commençant une « journée » sans la finir, me préparant là un travail, des remords !... (11.06.45)

Et quand on pense que ce malheureux Chamfort a donné un moment dans cette malfaisante ânerie, avec son : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. » Pitoyable. Paix aux uns comme aux autres. Chacun son sort. Je ne me suis jamais plaint du mien, si modeste qu'il fût, employé pendant toute ma vie, et je n'ai jamais porté envie à personne, pas plus pour le talent que pour l'argent. Je peux même dire que ce que j'étais me contentait, comme il me contente encore aujourd'hui, et que je n'aurais changé avec per­sonne.
Comme si les châteaux, les belles propriétés, les parcs, les vieilles anciennes demeures seigneuriales n'étaient pas la parure d'un pays, ne faisaient pas partie de son histoire, n'évoquaient pas son passé. Comme si le luxe n'était pas nécessaire, n'avait pas ses bienfaits, son utilité même, économiquement. Un pays serait dans un bel état, qui ne serait peuplé que de pauvres. Tas d'ânes ! Ames basses et stupides ! Rebuts d'humanité ! Comment peut-on être démo­crate ? (28.11.45)

(...) quel plaisir de rentrer chez moi, dans cette maison, au milieu de ce grand jardin, où personne ne m'attend, comme en ce moment, le soir, tout le voisinage couché. Plaisir auquel je suis encore plus sensible aujourd'hui, que je n'ai plus même la compa­gnie d'une bonne, qui pourtant ne me gênait pas beaucoup, vivant au rez-de-chaussée et moi au premier, aujourd'hui surtout, à l'âge que j'ai, que le temps m'est peut-être compté pour en jouir. Si j'ai un regret, en mourant, ce sera bien celui de la jouissance que j'aurai trouvée à cette solitude, une jouissance aussi bien physique que morale. (26.07.46)

Non, non, l'idée de tout cela, ce matin, me met dans un état d'agacement, d'antipathie, de colère morale ! Je ne suis pas fait pour tout cela. J'aime le calme, la tranquillité, le silence, le retirement, sans potins ni relations, ne pas recevoir de visites et ne pas en faire, et avoir la paix comme je la laisse aux autres. Ma vie entière le prouve. Si cela ne représentait pas une dépense hors de mes moyens, j'irais vivre dans un petit coin de province, où je ne connaîtrais per­sonne et où personne ne me connaîtrait. Je n 'y aurais qu'un regret, certainement : me promener dans certaines rues, certains quar­tiers de Paris. (20.11.46)

Je regrette ce temps. C'était le bon pour moi. J'avais la paix. On ne m'assommait pas, comme aujourd'hui, avec des invitations à déjeuner qu'il me faut refuser, me contentant des livres que j'ai chez moi, des visites inattendues, des articles de journaux tour­nant, pour la plupart, au guignol, tant sur ma personne que sur mon intérieur, des envois d'ouvrages que je ne lis pas et dont je ne sais que faire, des lettres à n'en plus finir que je laisse de côté pour ne pas ajouter par leur lecture à ma vue devenue si mauvaise, des invitations à des expositions de peinture, moi qui ai horreur de la peinture d’aujourd’hui, autant que j’aime peu la musique. (28.01.47)

Chez moi, seul, je suis d'une tristesse sans bornes, tristesse d'être un vieil homme, de tant porter sur mon visage la marque des années, de mon manque d'illusions, de mon manque d'entrain pour tout le tra­vail que j'ai à faire, que je ne fais pas, du remords que j'en ai, ne me plaisant plus, comme au reste je l'ai été pendant toute ma vie, qu'à rester assis dans mon fauteuil, dans une sorte de jouis­sance de mon désenchantement, quelquefois même jusqu'à en être pas loin des larmes. (11.03.47)

Je ne vais plus guère à Paris qu'une fois par semaine, et encore pas chaque semaine. Je vis enfermé chez moi. Pas bon, cela. Je suis livré pieds et poings liés à mon désenchantement, à ma flâ­nerie, à mon repliement sur moi-même, à mes réflexions désabusées. Pas le moindre petit excitant, la plus petite flamme de la plus petite illusion. Il m'arrive de me coucher à 8 heures, pour échap­per à mon état moral.
C'est du reste pour moi un délice, d'être étendu dans l'obscurité, le Chinois en rond sur ma poitrine ou couché dans mes bras, à savourer tous mes désenchantements, ou le manque de tout ce qui me serait agréable. (20.10.48)

Curieux état d'esprit dans lequel je suis depuis quelque temps, et de plus en plus : hostilité à l'égard de tout, choses et gens, et cela, avec grande jouissance. Je m'en rends bien compte : je m'enfonce de plus en plus dans la solitude. Les lettres qu'on m'écrit (en moyenne deux par jour) m'assomment. Je reste des semaines à y répondre, quand j'y réponds. Je refuse les invitations. Je m’assomme en société. Impatience des conversations. (22.05.49)

Je n'ai pas lu un seul des livres parus depuis la Libération, dont certains ont été et demeurent si célé­brés, comme je n'ai aucune envie d'aller voir les pièces des nou­veaux auteurs dramatiques. Quand j'en reçois (des livres), je les donne ou, découpant l'envoi, les mets à ma porte, pour qui voudra les prendre. Il peut paraître y avoir là du parti pris, mais c'est ainsi, désintéressement complet. Mon siège est fait, et ce que j'ai dans la tête m'intéresse bien davantage. Donc, rien de neuf de ma part. (25.08.50)

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