Personnalité kaléidoscopique

« Lorsque, dans une conversation, j'émets des arguments pour telle ou telle chose, dans tel ou tel sens, il me serait tout aussi aisé d'émettre des arguments dans le sens opposé. Cela est du reste souvent un jeu pour moi.
Je fais tout ce que je veux de moi-même. » (août 1895)

« Ce n'est pas tout de bien écrire, il faut encore que sous les mots passe une sensibilité.
On ne me comprend pas quand je reproche à certains styles de n’avoir rien de tremblant...
Et puis, l’insupportable ennui que dégage la perfection...
Tandis que...
La négligence, une certaine négligence est un grand principe, motif, d’art. » (18.03.01)

« On vit presque chaque minute en songeant à une petite joie prochaine, lendemain ou surlendemain, à de petits plaisirs de toutes sortes, petits changements, nouveautés, on ne sait quoi de fragile mais qui nous changera, et qui, lorsqu'on l'a, n'est plus rien du tout. » (17.01.03)

« Ce n’est pas brillant, moi dans la littérature tout à fait. D’abord, je ne réussis pas à m’y mettre tout à fait. Ce qu'on fait autour de moi ne m'intéresse pas assez. Je m'en aperçois de plus en plus : une seule chose m'intéresse : moi, et ce qui se passe en moi, ce que j'ai été, ce que je suis devenu, mes idées, mes souvenirs, mes projets, mes craintes, toute ma vie. Après cela, je peux tirer la ficelle. Tout le reste ne m'inté­resse que par rapport à moi. » (06.05.03)

« On n'est pas beau après l'amour. Mouvements ridicules, où on perd chacun un peu de matière. Grandes saletés. » (15.08.03)

« Il y a une époque où certaines de mes idées me surprenaient moi-même, et où je n'osais les dire, m'efforçant presque d'en changer. Il n'y a pas longtemps que j'ai atteint ma liberté. » (21.08.03)

« J'ai répondu là-des­sus à Van Bever que j'avais d'abord l'habitude de toujours faire passer mon plaisir, la satisfaction de dire un « mot » avant tout le reste. Qu'au surplus, je ne voyais pas en quoi Faure pouvait m'être utile, et que je le verrais, je n'en sauterais que mieux par-dessus. Les gens qui s'amusent à de pareilles combi­naisons n'ont-ils donc jamais senti combien est grand le plaisir de dire tout ce qu'on veut dire. Moi, il dépasse de cent coudées le plaisir d'avoir les petites satisfactions opposées. Certes, je ne veux pas être un furieux, un apôtre, un réformateur. Je veux rester spirituel, ironique, rieur. - Mais piquer, mordre, flanquer par terre en riant, non, je ne suis pas encore prêt de changer cela pour le reste. Les autres ont envie des croix, des relations, de la réciprocité, des éloges. Je ne demande moi, qu'à être tranquille, sans croix, sans relations et sans éloges, et à dire tout ce qui me passe par la tête. Et puis, quand on se met aux complaisances, il faut qu'elles en valent la peine. Il est certain, par exemple, que s'il me tombe, comme je m'y attends, une pièce d'un Académicien Goncourt, Geffroy, par exemple, qui aune pièce à l'Odéon, si cette pièce me déplaît comme beaucoup de choses de son auteur, je n'en serai pas moins aimable le plus possible, mais ici, j'estime que, cette complai­sance, pour mon sujet en vaudra la peine. Encore, ne faudrait-il rien exagérer. Je ne le ferais pas pour tout le monde. On vien­drait me dire demain : votre Prix Goncourt dépend d'un éloge de vous sur Mendès, je refuserais carrément, mais carrément. Qu'il me tombe sous la main, ce Mendès, le plus bel exemple de chiqué littéraire, d'imitation, de démarquage, de faux art. Le triomphe de l'échec, l'apothéose du puffisme. Rien que des fours, rien que des insuccès, romans pas lus, pièces jouées huit jours, et cependant une situation littéraire assez imposante ! C'est à se tordre, et la plupart des gens qui l'adulent n'en doivent pas croire un mot au fond d'eux-mêmes.
Maintenant, il y aurait peut-être un singulier plaisir, vif, et grand, de commettre une complaisance justement vis-à-vis de celui que je méprise le plus. » (07.11.07)

« J'ai un peu retouché ma chro­nique cette après-midi. J'avoue que je la regarde avec un peu d'étonnement. Je me suis mis, à propos de la pièce de Bernstein, à dire des choses sur les juifs !... Moi qui n'ai rien d'un anti sémite, pas la moindre passion de ce genre, et qui ai été et reste encore si dreyfusard ! Pourvu surtout que je n'aie pas dit de trop grosses bêtises ? Il est vrai qu’elle est pleine de reprises, de correctifs, etc... Je ne l'ai pas cherché, d'ailleurs, je n'en avais pas le temps. J'ai écrit comme cela venait, et plutôt pressé. » (20.11.07)

« Que diable me suis-je mêlé, avec ces sentiments si profon­dément vrais et sincères en moi, d'écrire tout ce que j'ai dit des juifs dans ma prochaine chronique ? Je voudrais bien pou­voir y remédier. Je crois d'ailleurs que ce que j'aurai demain au Mercure, ce sont des épreuves. Je verrai. » (21.11.07)

Lorsque son jugement change au cours de ces années, Léautaud l’inscrit. Sur Mallarmé par exemple :
« Travaillé un peu ce soir, au milieu de quelle chaleur, à la correction des épreuves des Poètes d'aujourd'hui, chapitre Stéphane Mallarmé. A quel point je suis revenu de cette poésie ! Il n'y a plus guère que les fameux Sonnets obscurs qui tiennent encore un peu, par leur musique. Le reste, Les Fenêtres, L'Azur, Don des Poèmes, Hérodiade, même le Tombeau d'Edgar Poë, tout cela me paraît uniquement laborieux, pénible, heurté, sans aucun souffle, bien inutilement bizarre et contourné. Un jeu de patience. Un jeu d'art. De la vraie poésie, non. Quant à la prose de Mallarmé, je n'ai jamais pu comprendre qu'on s'amuse à torturer à ce point la langue. » (03.0608)

« Je mène une vie imbécile, la vie d'un garçon de chenil ou de chatterie. Je porte des paquets comme un coltineur. Je suis habillé presque de même. J'ai sans cesse un trou déplorable entre chaque chose que j'écris. Il faut chaque fois que je m'y remette comme si je recommençais après des mois d'interruption. Quel temps précieux je perds ainsi ! Je n'y pense pas sans une mélancolie assez pénible. Ma vie n'aura pas été drôle décidément. La plus grande partie prise pour gagner ma vie, dans des besognes imbéciles. Ma vie privée pleine à chaque instant de soucis et de chagrins à cause de mes animaux. Il me faut, par-dessus le marché, mendier quelques jours de vacances à Vallette comme si j'étais le dernier des employés. Et je connais quelqu'un qui prend de travers le désir que j'exprime quelquefois de pouvoir aller vivre tout seul, loin de tous et de toutes dans un coin bien retiré ! Si j'avais seulement ma vie matérielle assurée modestement, ce ne serait pas long. Tout ce qui constitue cette époque me dégoûte par sa bêtise et sa laideur. Je crois que la guerre a rendu les gens encore plus bêtes qu'auparavant et plus bas. » (27.06.22)

« J'ai toujours un peu de mélancolie quand je me trouve au milieu de ces gens (je parle des écrivains) qui ont tout leur temps libre pour le travail, que rien ne dérange de ce travail, qui n'ont pas leur vie partagée en plusieurs parties si différentes comme est la mienne, qui jouissent ainsi d'un entraînement parfait, continu, leur travail y gagnant comme leur état d'esprit. Je sais bien que la plupart ont peiné dure­ment au commencement, ont couru le risque. Moi, je n'ai jamais osé me lancer. J'ai eu peur du hasard, j'ai préféré assurer d'abord ma vie avec un emploi, sacrifié ma liberté pour la sécurité matérielle. Je n'ai peut-être pas été très bril­lant, sous ce rapport. J'ai eu peur de l'aventure et du risque. De plus, je n'ai jamais travaillé que pour mon plaisir. Pas du tout pour réussir ni pour gagner de l'argent. J'ai aussi beaucoup flâné, rêvassé. J'ai aussi beaucoup douté de moi. J'ai manqué d'ambition. Je récolte suivant tout cela. Il est même déjà bien beau que j'aie atteint le petit résultat qui est le mien. » (3.01.23)

« Quel temps j'ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre, qui ne cadraient en rien avec ma vraie nature. Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m'ont retardé de vingt ans ? Je me fais aussi cette réflexion en ce moment pour Renan, que j'ai tant lu aussi à cette époque et avec qui je n'avais rien à faire. Mes vrais auteurs, c'étaient Voltaire, Diderot et Stendhal, Chamfort, rien que le XVIIIe siècle, comme aujourd'hui je n'aime que cela. Curieux cette espèce de déformation artificielle qu'on subit entre vingt et vingt-cinq ans et qui vous fait vous plaire avec des écrivains si opposés à ce qu'on est. Jamais je ne me conso­lerai de cela. » (24.02.23)

« Ma situation d'écrivain est tout de même comique. Je n'ai jamais été offrir ma collaboration à personne. On est toujours venu me la demander. Gourmont et Vallette m'ont demandé de prendre la critique dramatique du Mercure. J'ai toujours été un collaborateur très lu dans la revue. Des gens ont écrit dans les journaux qu'on allait d'abord à mes articles en ouvrant le Mercure. Résultat : Vallette m'a retiré ma rubrique, malgré le soutien que me donnait Dumur. (...)
Que ce que j'écris vaille ou ne vaille pas, là n'est pas la question. La question, c'est que je suis lu, que j'attire des lecteurs où j'écris, que je ne nuis donc pas commercialement. Résultat : Les Nouvelles littéraires donnent ma place à Femand Gregh. Je réalise ainsi cette curiosité d'un écrivain qui fournit des lecteurs à l'organe, revue ou journal, dans lequel il écrit et que les directeurs de cette revue ou de ce journal mettent toujours le cul par terre, après être venu le chercher à grand renfort de compliments, qui mieux est. Cela a beau être comique, vraiment comique, je finis par en être attristé. Fallait-il que j'attende d'avoir l'âge que j'ai pour connaître de ces déboires, moi qui n'ai jamais rien sollicité de personne et qui entends seulement, puisqu'on vient me chercher, écrire librement ce qui me plaît, ce détail s'ajou­tant que je fais tout le contraire d'un tort à l'organe dans lequel j'écris ? (...)
(...) Me voici aujourd'hui une nouvelle fois le derrière par terre, toujours à cause de la bêtise et des petits calculs de gens qui ne regardent guère à traiter par-dessous la jambe un homme qui ne leur demandait rien et qu'ils sont venus chercher. Ce que j'aurais dû faire alors, c'était de demander un engagement écrit pour trois ou quatre ans, avec un dédit quelconque, non pour la question d'argent, mais pour assurer la durée. Je n'ai pas l'aplomb nécessaire. J'aurais peur du ridicule de me poser en sorte de grand homme. » (18.11.23)

« Il y a deux écrivains, quand j'étais jeune, que j'aurais pu connaître : Mallarmé, chez qui Valéry m'avait offert de me mener - et Barrès - qui m'avait invité à l'aller voir. J'ai refusé pour le premier par intuition littéraire, et pour le second par intuition... comment dirais-je ?....d'un homme dont les idées ne pouvaient que m'être antipathiques. Tout en les goûtant fort tous les deux à cette époque, je sentais obscurément que ce goût n'était que passager, superficiel et que ma vraie nature les repousserait très fortement un jour. » (08.12.23)

« Curieuse fabrication que la mienne. (...) J'ai toujours eu l'extérieur le plus gai, plein de boutades, de moqueries, de sarcasmes, je passe pour avoir de l'esprit et la langue « bien pendue » et dans le privé un moral à me ficher à l'eau tous les jours. » (16.12.23)

« Je deviens romanesque en vieillissant. Je passe mon temps à lire des romans d'amour. C'est pour remplacer ce que j'aurais aimé et que la vie ne m'a pas donné. Je m'aperçois que je ne suis pas si sec qu'on pourrait le croire. Je pars avec mes héros dans leurs aventures. Je rêve, je ris, je désire, je souffre avec eux. Quand je ferme le livre, j'ai comme une barre dans l'estomac et je refoule avec peine un besoin de pleurer. Au moins pendant quelques heures, j’ai échappé à ma vie médiocre, j’ai donné un objet à mes rêves inutiles. » (21.07.24)

Les larmes me venaient tantôt en pensant à ces êtres déli­cieux qui m'ont témoigné tant de gentillesse, tant d'affection (...). Je ne les oublie pas, je ne les oublierai jamais. Ils sont vraiment ce que j’ai le plus aimé, sans désillusions. » (05.04.26)

A propos d’un article sur son premier volume de chronique :
« Je suis seulement choqué, c’est bien le mot, du caractère d’antisémite qu'on me donne, presque jusqu'à la cruauté, me repré­sentant comme un chasseur qui chasse le lièvre juif. Rien de plus loin de moi et que je réprouve absolument plus que l'anti­sémitisme sous toutes ses formes, et cela pendant toute ma vie. » (15.01.27)

« Mallarmé obscur, pauvre bafoué ! Et lui, aujourd’hui à l'Académie, et célèbre ! Sensible, fin, très droit, si intelligent, il n'est pas possible qu'il n'ait pas pensé à cela. (...)
« J'ai fait beaucoup de réflexions sur Valéry, tous ces derniers temps. Un ami de jeunesse, à qui il arrive une si belle réussite, cela fait faire des réflexions. Je n'aime pas les vers de Valéry. Je les trouve le contraire de ce que j'estime être la poésie, je mets en fait que la plupart des gens qui les admirent n'y com­prennent rien ei il m'est arrivé souvent de traiter de bouffon­nerie la célébrité qu'on lui a faite et de plaisanter ses admira­teurs quand j'en rencontrais, comme ce pauvre Frédéric Lefèvre, à qui je dis un jour : « Comment va votre maladie valéryenne ? », comme Cassou, comme Souday. Il y a même dans les vers de Valéry des choses qui me font rire aux éclats tant c'est d'une niaiserie sans borne. » (23.06.27)

« Qu'est-ce que je suis, au fait ? A cinquante-six ans, je devrais le savoir. Je ne suis rien, je crois que voilà le vrai. » (26.01.28)

« Ma chère amie qui me dit toujours que mes affaires d'animaux m'ont joliment servi dans ma « carrière ». Je commence à penser que c'est justement d'avoir écrit trop complaisamment sur ce sujet qui m'a fait passer aux yeux de certains pour un esprit un peu simple. Comme je le disais tantôt à. ce monsieur Jean Grenier, au sujet du volume qu'il me demande pour sa collection : « Je n'ai peut-être que trop écrit sur ce sujet. C'est assez. Je crois que ce serait excessif d'y ajouter. » (03.12.28)

« Cette niaiserie, en effet, qui consiste à présenter comme incompatibles les travaux de l'esprit avec le soin des intérêts matériels, cela vaut les gens qui vous disent qu'ils ne peuvent pas travailler parce qu'ils ont dans la journée un emploi qui les sort de leur rêve. » (21.12.28)

Sérieuse remise en cause :
« J'ai pu douter pendant dix ans, imbécilement, si elle m'aimait. Je le sais aujourd'hui, et c'est un plaisir qui me coûte cher, par tout le chagrin et la colère que j'ai d'avoir été si bête, si maladroit, si imprudent, surtout pour n'avoir eu chaque fois aucun plaisir, et n'ayant jamais cessé de l'aimer, elle, ni de pouvoir me passer d'elle, de souffrir d'être privé d'elle pendant ses absences, de souffrir de ses rebuffades, de ses mauvais procédés, de n'avoir de goût, de désir, d'ardeur, d'impatience que pour elle, à l'exclusion de toute autre. Et je me suis conduit comme je l'ai fait, l'aimant comme je l'aimais et comme je l'aime encore ! Comme un homme d'esprit peut quelquefois être bête ! Je peux m'appliquer cela à moi sans ménagements. » (01.02.26)

« Je le note sans m'étendre : hier à 6 heures et demie, et aujourd’hui à midi, grande chicane avec ma chère amie au sujet des manières de P. avec elle, dont elle est le premier auteur, et aux­quelles elle se prête. C'est tout à fait anodin, c'est entendu mais ce pourrait très bien ne pas l'être. Les comédies de l'indignation et de la délicatesse que jouent les femmes ne prennent pas avec moi. Elle a joué la comédie à son mari à mon sujet. Elle peut me la jouer à moi-même au sujet d'un autre. Cet autre a 84 ans, est à moitié impotent, et est assez répugnant, c'est entendu, mais rien n'arrête les femmes quand le plus petit intérêt est en jeu. Capables de tout, de tout. Une femme est toujours plus ou moins une putain, quelque dehors qu'elle ait, si beaux sentiments qu'elle étale. Une putain, je le répète, et toujours guidée par un calcul. L'homme qui a confiance dans une femme, quelle qu'elle soit, est le dernier des imbéciles. » (06.02.29)

« La pensée m'est venue, ce soir, dans le train, en rentrant, de l'adoption d'un enfant, de préférence une fille, je pense. Si je laisse quelque chose, je n'ai personne à qui le léguer vraiment. Quand on a les sentiments que j'ai pour les bêtes, c'est aussi un moyen de laisser après soi quelqu'un qui continue à s'occuper d'elles.
Quelqu'un qui pourrait aussi s'occuper de celles que je laisserai. Mais les difficultés, mais les moyens, mais les incertitudes sur l'être sur lequel on tombera, les questions d'hérédité ? Que de choses à bien examiner auparavant. » (16.05.29)

« Cette lecture, avec tous les souvenirs qu'elle m'a rappelés, toutes les réflexions qu'elle me fait faire, me donne une grande envie d'écrire, sans le nommer, une sorte de portrait de Valéry dans lequel j'exprimerais tout ce que je pense, bon et désagréable, sur son compte. Il faudrait l'écrire tout de suite, et j'ai bien autre chose à faire. Alors, l'écrirais-je jamais ? C'est cela qui aura été le mal­heur de ma vie d'écrivain, de ne pouvoir écrire ce que je veux écrire, dans le moment même. » (06.02.30)

Le Journal comme un exutoire que l’on cache :
« Le boulanger chez lequel je me fournis rue Dauphine est un joli voleur, comme tous les commerçants aujourd'hui, et encore plus sa femme. J'ai appris ce soir qu'ils ont perdu récemment un fils de douze ou quatorze ans et qu'ils ont une jeune fille en traitement dans un sanatorium pour tuberculose. J'en suis enchanté. Je fais des voeux pour que la soeur rejoigne le frère. » (28.01.31)

« Je disais hier à Bernard : « Nous avons l'exemple de Dumur. Nous en avons eu d'autres. N'empêche que ni vous ni moi ne cesserons de fumer. Nous savons pourtant ce que cela peut produire. C'est purement imbécile. Nous voyons le mal chez les autres. Du moment qu'il s'agit de nous, nous nous disons sottement que cela ne nous arrivera probablement pas. Cela vaudrait pourtant la peine de faire attention. D'autant que fumer est imbécile, au fond. Cela fait plaisir le matin, les premières cigarettes en se levant, après les repas. Le reste du temps, purement machinal. » (28.05.31)

« Je me voyais ce soir, sans le chercher, dans des glaces de maga­sins. Je suis fichu... l'air d'un misérable. Encore qui ajoute à mon mauvais état moral. Je ne vais pourtant pas dépenser mon argent en vêtements, aux prix auxquels ils sont et pour le métier que je fais. C’est égal, être mis comme je suis, à mon âge, et pour ce que je suis, ce n’est pas brillant. » (15.06.31)

« Je change, je change ! J’aime mieux réfléchir qu’écrire, du moins j’ai grand plaisir à réfléchir, et quand j’ai réfléchi, je n’ai plus envie d’écrire. » (03.05.32)

« De mon côté, pas caché que je préfère plutôt qu'il n'y ait rien, crai­gnant les suites (j'entendais l'emballement, le lien), mais que j'ai un grand goût pour la nudité féminine. Répondu à cela en parlant de la façon dont elle est abîmée. Le fait est ! j'ai pu bien la regarder, assise sur le transatlantique dans le jardin. Plus aucune forme, les seins sur le ventre. Un énorme bourrelet de chair à la taille, fort bien visible sous l'étoffe légère de la robe. Ses bras - elle les avait nus - comme des cuisses. Des jambes énormes. Je pensais au corps resté si jeune de ligne et de souplesse du « Fléau ».
Je lui ai reproché ses cheveux coupés, sa coiffure et sa teinture vulgaires, qui lui donnent un si mauvais genre. Elle objecte toujours la commodité. Elle s'est mise à relever ses cheveux pour une coiffure normale, en dégageant son profil, au lieu de l'avoir caché par les cheveux. Une partie délicieusement jolie, une transfor­mation, je l'aurais couverte de baisers rien que pour ce coin de vraie beauté. Le soir, dans la pièce qui me sert de salle à manger, assise et renversée dans un fauteuil, elle a eu des expressions de visage vraiment jolies.
Un moment, dans la journée, dans le jardin, j'étais vraiment en érection. » (19.06.32)

« Sans ma bêtise samedi matin, j'aurais passé, hier et aujourd'hui, deux journées charmantes, avec l'attrait de la nouveauté. Et peut-être cela eût-il marché quelque temps. Et quand j'aurais dépensé à ces plaisirs un billet de mille, et même deux, je n'en serais pas mort. Sans compter la petite excitation au travail que m'aurait donnée cette aventure.
Faut-il que je sois resté jeune, pour m'emballer ainsi et me mettre à la recherche d'une femme que j'ai vue cinq minutes. Avoir 60 ans, et avoir gardé cette jeunesse d'esprit, d'aspect physique (sauf le visage) et de sens, hélas !
Il y a dans un bordel de la rue Mazet, je l'ai vue tantôt par la fenêtre ouverte, une créature merveilleuse, une blonde, opulente, un vrai Rubens. Heureux homme que son amant de coeur.
Je serais totalement incapable de lui adresser la parole. » (15.08.32)

« Je me le dis encore ce soir : moi qui rencontre si peu de femmes qui pourraient me plaire, avoir laissé échapper l'occasion de cette femme qui me plaisait tout à fait. Cela pour de sots scrupules, de sottes réflexions, une sotte hésitation. J'aurais pu au moins pour­suivre la rencontre. Organiser un rendez-vous, un dîner qq part, une journée ensemble. Il était toujours temps de ne pas pour­suivre. Je me le redis : imbécile. » (16.08.32)
[Suit le constat de l’absence de résultat du dépôt des écriteaux.]

« Si j’avais une fille, je l’aurais appelée Pauline. Ce prénom me plaît beaucoup. » (29.10.32)

Dumur pas bien. Potion d’amélioration. En fait, morphine.
« Voilà ce qui se passe quand on est gravement malade, malade pour ne pas en sortir. Les gens vous parlent, vous regardent, vous jugent, vous disent de bonnes paroles, et entre eux supputent les jours qui vous restent à vivre. » (19.12.32)

« Dans Le Figaro d'hier, ou d'avant-hier, un article de Montfort sur le martyre qu'infligent à des gens comme nous les indi­vidus à T.S.F. ou à phonographes, mais pas assez virulent, ni assez indigné. Moi, cinquante francs par tête, de ces individus dont les goûts de bastringues empoisonnent ma vie, pour qu'ils passent chacun sous un autobus et y laissent leur peau, je suis prêt à les donner. » (25.01.33)

« Je n'ai jamais eu de bonnes dispositions pour les enfants, mais un enfant, fille ou garçon, que j'aurais eu avec une femme que j'aurais aimée, qui serait joli de visage et bien fait, il me semble que, couché dans mon lit à côté de moi, je le caresserais comme je caresse mes chats. Au fond de moi, préférence pour une fille. » (31.01.33)

« (...) il est tout de même extrêmement curieux, quand on considère ce qu’est en réalité l'humanité, occupée de choses basses, laides, vulgaires, uniquement matérielles, appétits de la chair ou appétits d'argent, travaux grossiers, plaisirs du même ordre, de voir que ce qui reste, pourtant, qui domine, qui continue à vivre, ce sont les choses de l'esprit, les hommes qui se sont occupés des choses de l'esprit. Pas les guerriers, ni les diplomates, ni les monarques, ni les politiques. Non ! les artistes, les écrivains, les poètes. C'est d'eux seuls que cette humanité si basse se souvient, c'est à eux seuls qu'elle élève des autels. y a-t-il donc chez les hommes, malgré tout, une aspi­ration à l'esprit ? Est-ce donc l'esprit qui compte le plus, qui domine ? C'est extrêmement curieux à considérer, d'autant qu'on voit généralement ces mêmes hommes, voués aux choses de l'esprit, plutôt peu entourés de leur vivant par les hommes de leur temps. (...) Cela justifie même, aux yeux de Vallette, en forçant un peu, l'orgueil des artistes, des écrivains, qui peuvent avoir plus ou moins de talent, écrire ou accomplir des choses plus ou moins durables, mais qui ont conscience, qui savent qu'ils s'occupent de choses qui dominent toutes les autres, qui sont au-dessus de toutes les autres. » (03.02.33)

« Je ne crois pas que je serais un bon malade, c'est-à-dire avec un moral résistant. Si encore je pouvais rester chez moi et ne plus voir de gens. Un homme malade doit cesser de se montrer, à la fois pour éviter de réjouir les gens et de leur répugner. » (15.02.33)

Réaction à l’idée de le décorer, et premier emploi du terme anarchiste.
« Bienstock me regarde, regarde ma boutonnière : « Mais dites-moi, comment se fait-il que vous n'ayez rien... » Je lui dis : « Quoi ? » Il poursuit : « Mais la Légion d'honneur. -Voyons ! mais d'abord parce que je n'ai aucun titre. » Il se récrie : « Comment ! aucun titre ! Allons donc ! » Et s'adressant à Vallette : « Dites donc, si nous demandions la Légion d'honneur pour Léautaud, vous signez ? » Vallette : « Tout de suite. » Je dis : « Non, non. Pas de plaisanterie. A mon âge ! Ce serait ridicule. » Vallette me dit : « Mais j'avais votre âge quand j'ai été décoré. Ne m'avez-vous pas dit cent fois que cela pourrait avoir de l'utilité pour vos histoires d'animaux ? » Je reconnais que j'ai dit cela en effet et qui est vrai. La conversation n'a pas été plus loin. Certainement Bienstock n'y pensera plus et n'en reparlera pas. Ce n'est pas moi qui en reparlerai. Voyez-vous cette espèce d'anarchiste littéraire qu'on verrait tout à coup décoré. Je ferais rire. » (21.02.33)

« Curieux le rire qui me prend devant toutes ces simagrées mor­tuaires. J'étais ce matin d'une gaieté extraordinaire. Quand donc envisagera-t-on la mort comme il convient : simplement, en nous fichant la paix avec toute la rhétorique qu'on a mise dessus. » (30.03.33)

« Toujours la vanité des gens pour tout ce qui les concerne. Ils ont du vin en cave : un vin épatant. Ils ont un chien : un chien unique. Ils sont malades : si on avait ce qu'ils ont ! Ils se font soigner : un des premiers médecins de Paris. Ils se font opérer : c'est par un as. » (31.03.33)

Joyeux Noël ! ! !
« Scène abominable de bassesse, de venin, de haine, de bêtise sans borne, de prétention la plus sotte, d’invention roman-feuilletonesque, de la part du « Fléau » à déjeuner. Prétendus propos des gens qu'elle fréquente sur mon compte, qui disent de moi que je suis un sot. Invention que M. D. est ma maîtresse, sans rien connaître d'elle. Invention qu'une de mes dernières gazettes contient des passages sur elle (le « Fléau »)et « sur une autre ». C'est pitoyable. Ah ! ma foi je l'ai remisée. J'étais furieux, dégoûté, blessé, plein de pitié pour tant de bassesse et d'odieuse bêtise. Je le lui ai dit : « Moi, un sot, la preuve que non, c’est que personne n’est plus modeste que moi sur son compte, et une autre preuve, c'est que je n'ai jamais été dupe avec vous. » Elle a tout de même été un peu démontée par ce dernier argument. Je la déteste. » (23.12.33)

« On n'entend parler, par les uns que de la guerre prochaine, pro­voquée par l'Allemagne, - par les autres que d'une révolution prochaine, suite de tout ce qu'a révélé, soulevé, agité l'affaire Stavisky. Je crois plus à la seconde qu'à la première. Je suis d'avis qu'on peut s'en tirer, sain et sauf, en restant tranquille, en s'enfer­mant au besoin chez soi. Une révolution, de nos jours, cela dure trois jours, mettons, en grand, une semaine. Espérons que je ne me trompe pas. » (14.03.34)

« (...) Hitler parait avoir ressuscité en Allemagne la mythologie wagnérienne. (...)
(...) les facultés artistiques sont en raison des capacités sexuelles, que celles-ci non seulement sont toujours des sources d'inspiration, mais donnent à celles-ci leur force, leur ton, et qu'un homme se trouve toujours atteint intellectuellement, dans ses facultés créatrices, le jour que l'amour physique, et par conséquent la passion, est fini pour lui. » (11.03.35)

« Je lui ai bien recommandé de laisser de côté tout ce qui concerne la nommée Blanche, malgré la « place qu'elle parait avoir tenu dans ma vie » pour m'exprimer comme Marie Dormoy. Cette sotte, cette créature prétentieuse, qui a gâché dix-sept ans de ma vie par sa manie commerciale et toute sa séquelle de pensionnaires, ne doit avoir aucune place dans mes papiers. » (25.10.35)

« Quelle blague que la littérature ! Quelle fouterie ! Quel intérêt à tout cela ? A quoi cela rime-t-il ! Comme on se casse la tête ! Qu'il vaudrait mieux vivre paisible, tranquille, dans un coin, sans toutes ces conversations, cette agitation, ces sots propos qu'on tient soi-même. J'ai par-dessus la tête, par moments, de tous ces papiers, de toutes ces écritures, lesquelles, quand on y revient, vous donnent si peu de satisfaction. » (29.10.35)

« J'ai certainement des côtés de médiocrité. Par exemple, je ne pourrais vivre avec des dettes. Jamais je n'ai rien acheté que je ne puisse le payer sur-Ie-champ, même impossibilité à emprunter de l'argent, alors que je considère les gens qui vivent de façon toute contraire comme ayant vaincu bien des préjugés et libérés de bien des timidités. Un individu qui vit sur un pied de trois cent mille francs par an sans gagner ni posséder un sou, n'est pas loin de m'inspirer une sorte d'admiration. L'horreur de l'imprévu, ce qui n'est pas banal pour le stendhalien que je me flatte d'être. Une visite inattendue, une invitation sur-le-champ me donnent une sorte de malaise. J'aime les choses arrangées un peu à l'avance, - et même malaise si l'une craque au dernier moment. Cette horreur de l'imprévu se montre encore dans la préférence que j'ai pour ce que je connais déjà et qui me plaît, plus je le connais. Je pense là surtout aux séjours que je peux faire loin de chez moi. Je suis allé pendant vingt ans à Pornic. Je le connais dans tous les coins. Quand je caresse le projet de me retirer quelque part à l'écart, c'est à un coin de Pornic uniquement que je pense : je n'aurais pour ainsi dire pas de changement ni de surprise. Mon horreur du risque, de l'aventure, mon besoin de sécurité matérielle, si petite soit-elle, qui m'ont toujours empêché de me laisser éblouir par des offres d'argent pour des collaborations, - sachant il est vrai fort bien quelle serait la suite, c'est-à-dire pas de durée et que je me retrou­verais le derrière par terre, je suis le premier à le dire : pour les habitudes, les façons de vivre, de me comporter matériellement, je suis un petit bourgeois. » (01.04.36)

« Les peintres ne sont pas loin de leurs confrères en bâtiment, et les sculpture de leurs confrères en maçonnerie. (...) Il y a au Musée du Luxembourg une petite femme nue de Maillol, s'avançant le nez et les seins en l'air qui est intitulée Ile de France. Cela doit lui être venu comme cela, sans trop savoir pourquoi, comme à Rodin sa Terre en gésine. Il y a aussi dans une salle une grande toile, aux personnages grandeur nature, représentant Curnonsky attablé dans une maison bretonne et servi là par deux femmes. C'est positivement une horreur de vulgarité, et on se demande ce que cela fait dans un musée. Je n'en voudrais pour ma part à aucun prix chez moi, tout comme je ne donnerais pas cent sous de l'Odalisque de Matisse, chez lequel il me paraît y avoir beau­coup de prétention. La peinture d'aujourd'hui, comme l'architec­ture, n'est décidément que laideur. Il semble même qu'il y ait, dans la première, préméditation à cette laideur, comme à cette barbarie de tons violents. On pense à la grâce, l'élégance, la rêverie, même la poésie, dans les personnages et dans les paysages d'un Watteau, d'un Fragonard, d'un La Tour, à l'esprit même de leurs oeuvres, - qualités qu'on peut appliquer également à l'ar­chitecture et au mobilier de ce temps, - tout cela remplacé aujourd'hui par tant de laideur, de vulgarité et de prétention bête. » (09.12.37)

A propos d’une expression employée par Hirsch dans un envoi à Léon Blum :
« Notre France ! Les Juifs n'ont de pudeur en rien.
Nous autres, quand nous parlons de la France, nous disons :
l'avenir de la France, les périls de la France, le gouvernement de la France. Eux, ils disent notre France, - ces gens qui ont mis la main dessus. » (25.03.38)

« On ne sait toujours pas où l'on va. Guerre, ou pas guerre ? Qu'y a-t-il sous les rodomontades de l'Italie ? Qu'y a-t-il sous les récla­mations de l'Allemagne ? Celle-ci parle des nations riches, possé­dantes, des autres nations, bornées à elles-mêmes (en territoire). Je garde, illusion ?, cette vue : un jour les États-Unis d'Europe. Ce jour-là, les nations riches ne devront-elles pas donner un peu aux nations pauvres ? Exemple : partage, répartition des colonies (puisque c'est le sujet aujourd'hui). Ne sera-ce pas le principe même de cette nouvelle Europe ? Pour le moment, les riches veulent tout garder, les pauvres veulent leur en prendre. On est tenté de dire, là aussi : un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès, car même un bon procès coûte cher et ne termine pas toujours le différend. » (06.03.39)

« Ce qui compte, ce n'est pas d'écrire plus ou moins bien, de plaire ou de ne pas plaire, d'être bon ou méchant, d'être juste ou injuste, moral ou intéressant, d'avoir telles qualités ou tels défauts, d'être estimé ou d'être honni. Ce qui compte uniquement, c'est de n'être pas médiocre. » (20.07.39)

« Que ne peut-on pendre tous les coquins et les inca­pables qui nous ont menés où nous sommes. »
J'ajoute ici : même si les torts (politiques) sont de notre côté. C'est quand les torts sont de son côté qu'on doit être le plus prêt à se défendre. » (28.05.40)

« Juif, c'est entendu, mais si charmant, si courtois, si obligeant, si désin­téressé ! Il y avait de petits trésors dans sa librairie. Cela devait représenter pour lui une fortune. Et les Allemands s'approprier cela ? De quel droit ! C'est un vol, absolument. On se représente le malheureux, fuyant au plus vite, abandonnant tout. Qu'un État prenne les mesures qu'il veut, justes ou injustes, à l'égard des juifs (qui, hélas ! ont beaucoup fait pour cela), bon, mais qu'il ne les dépossède pas, qu'il ne les chasse pas en leur enlevant tout. C'est abominable. Encore plus abominable quand c'est le fait d'étrangers, parce qu'ils sont plus ou moins les maîtres provisoires. Jamais je ne pourrai approuver de pareilles choses. » (25.07.40)

« Tous ces soldats allemands, procréés, puis, dès l'âge de cinq ans, élevés, dressés, nourris, domestiqués, en vue de la guerre. C'est comme un bétail. C'est d'un répugnant, à y songer ! » (06.08.40)

« Ce matin, envoi de Georgette : le texte des allocutions du géné­ral de Gaulle à la Radio anglaise. C'est à la fois désolant à lire, par une sorte de perspective de trahison qu'il semble bien qu'elle évoque, et réconfortant par l'énergie de guerre qu'il exprime de la part de l'Angleterre. » (21.08.40)

« On ne peut nier que le peuple a fait des progrès. » (24.10.40)

« Je lui réponds que moi-même je trouve tout cela bien dur, mais qu'il convient de se rappeler que les juifs, il y a deux ou trois ans, quand ils tenaient le bon bout, nous ont fait doter d'une loi nous interdisant de médire d'eux d'une façon ou d'une autre. La roue a tourné. Les affiches prescrites à la devanture des magasins juifs, cela est certes peu français, mais la loi en question déclarant les juifs tabous, faisant d'eux une classe privilégiée, cela aussi n'était guère français. » (31.10.40)

Critique du régime de Vichy et appel indirect à de Gaulle :
« Il y a sûrement quelque chose d'éteint, d'affaibli, de diminué en France. Un homme de plus de quatre-vingts ans, je crois bien, comme chef du pays et pour le représenter. On a nommé un ambassadeur pour contrôler le sort des prisonniers en Allemagne. C'est un aveugle, Scapini. Un aveugle chargé de voir comment les choses se passent ! Il faut notre époque pour voir cela. On dirait que nous ne pensons qu'à inspirer la pitié pour nous tirer d'affaire. Aucune virilité, rien qui ressemble à l'énergie. N'y a-t-il plus d'individus un peu forts, valides, solides, pour toutes les questions qu'il y a à régler ? Nous sommes devenus le pays de l'effacement et de la sensiblerie. » (21.11.40)

L’esprit résistant ?
« On est vraiment mieux ici [à Paris], surtout pour des gens comme nous. Tout ce que nous voyons, subissons, apprenons, qui nous heurte, nous déplaît, nous atteint, provoque notre mépris ou notre mécon­tentement ou encore notre moquerie, entretient chez nous un état de réaction, de colère, de protestations qui, pour rester par force muettes, n'en sont pas moins des mouvements actifs de l'esprit. Pour tout dire d'un mot : nous vivons. » (04.12.40)

L’antisémitisme ordinaire :
« (...) le changement brusque de Charles-Henry Hirsch à mon égard, avec sa nouvelle M. Batulle et ses amis, parce que j'avais, dans une chro­nique, touché à deux juifs : Jean Zay et Huisman. Trente ans de protestations répétées d'amitié et d'estime de sa part ruinés par cela. Chez lui encore, la race avait parlé. » (05.12.40)

Révolte contre un journal antisémite :
« La France au travail, journal répugnant : attaques antisémites d'un ton policier, dénonciations de tous genres, on peut même penser : peut-être chantages. Je le lis par plaisir de dégoût. » (06.01.40)

Nature humaine et différence hommes-femmes :
« cette dureté appartient généralement surtout aux femmes, qu'un homme qui n'aime plus, lui, ne montre plus que de l'indifférence, tandis qu’une femme qui n'aime plus s'acharne sur celui qu'elle n'aime plus, comme si elle voulait se venger de l'avoir aimé. » (21.02.41)

Sur l’amour-amitié :
« J'ai retrouvé une coupure de journal que j'avais prise pour le mot d'un officier anglais qui y est rapporté : Il faut s'être bien peu aimés pour rester amis quand on ne s'aime plus. C'est profondément vrai. L'amitié ne survit qu'aux piètres amours, aux amours de fantaisie, de distraction, de rencontres de société, dans lesquelles on se quitte comme on s'est pris. » (16.04.41)

« Ce matin, Mlle Blaizot me donne à lire une carte de Rouveyre qu'elle a reçue hier soir chez elle :
24 mai 1941. - J'apprends avec émotion le décès de notre ami. Je vous serais très reconnaissant si vous aviez la bonté de m'écrire comment ce malheur est arrivé. Je voudrais savoir si les derniers jours n'ont pas comporté de trop grandes souffrances. De coeur et des deux mains, votre dévoué.
J'avoue que j'en ai été bouleversé. A l'idée du chagrin qu'il a eu, les larmes me sont venues. » (04.06.41)

« Reçu trois cartes de Rouveyre. Il commence à m’excéder avec ses effusions. » (03.09.41)

Philosémite au-delà de ses goûts littéraire ?
« La Légion d'honneur ! A René N. ? Le malheureux n'a jamais eu aucun talent. Il n'a rien fait. On le voyait aux répétitions générales. On lisait quelquefois un article de lui. La platitude même. Il a dû avoir la Légion d'honneur par la protection de coreligionnaires puis­sants. Espérons pour lui qu'elle lui sert un peu de protection en ces temps durs pour les Juifs. » (15.09.41)

Léautaud collabo :
« Cet Appel, irréprochable. Aucune colère. Rien de brutal. Un appel au bon sens. Pas un mot à y reprendre. La vérité : ces attentats ne sont pas du patriotisme, ce sont des assassinats. Il est malheureusement à craindre que ces désordres continuent. Nous verrons alors ce qu'ils nous vaudront. » (19.09.41)

Hommage à son frère :
« Ce matin, lettre, recommandée, de mon frère Maurice. Il a appris mon renvoi du Mercure, s'inquiète de ma situation, et m'envoie mille francs, en me disant qu'il est à ma disposition si j'ai besoin de plus, qu'en tout cas je m'adresse à lui en cas de nécessité. Encore un qui vaut mieux que moi, qui suis resté à ce jour au moins 15 ans sans le voir, ni lui dire de venir me voir, sans me soucier de lui. Je lui ai répondu avec le sentiment de repentir caché que j'éprouve réellement et avec les remerciements les plus chauds, en lui faisant compliment d'être un homme de cette sorte. » (01.11.41)

Les attentions de Rouveyre :
« Retiré ce soir en rentrant de Paris. Le veston de velours annoncé par la carte de Rouveyre, assez beau, élégant, orné de ganse de soie, mon nom écrit par lui à l'aiguille et au fil sous le col, dou­blé de tartan et assez chaud. Dans les poches, des paquets de cigarettes et une petite boîte de confitures. Quels soins il a pour moi, et qui doivent l'amuser. Sur le papier d'emballage de ce paquet, mon nom et mon adresse écrits à l'encre en véritables caractères de titres d'affiches. J'ai même cru tout d'abord qu'il s'était servi d'une vieille affiche pour faire mon paquet. Pour sûr qu'en plus de la gentillesse que tout cela est de sa part, il doit s'y amuser beaucoup. » (20.11.41)

« Voilà le résultat, anodin, je le répéterai, des stupidités que sont tous ces attentats sur des Allemands qui préféreraient certainement être chez eux, dans leur famille, à leurs affaires, et dont beaucoup doivent soupirer après la fin de la guerre. B. me racontait tantôt que Rouen subit aussi des mesures punitives, non pas uniquement pour un attentat commis contre un ou deux soldats allemands, mais encore, et surtout, parce que six Rouennais présents n'ont pas fait un geste pour arrêter le ou les auteurs. Je ne sais si je l'ai cité : après la guerre de 1914-1918, pendant l'occupation française en Rhénanie, pas un attentat contre les Français. C'est très curieux : ces Allemands roman­tiques, sentimentaux, c'est eux qui ont la raison (au moins dans ce cas). Les Français, ces cartésiens, ces sceptiques, ces railleurs, c'est eux les sentimentaux (au moins dans ce cas). » (11.12.41)

Indignation face à l’intolérable :
« Non ! non ! Ce qui se passe à l'égard de certains individus est abominable. Cela tourne à. une Terreur. Qu'on prenne des mesures contre eux s'ils sont malfaisants. Qu'on ne les massacre pas. » (19.12.41)

Acte de curiosité culturelle :
« Par exception, acheté Je suis partout. Plusieurs articles de Robert Brasillach. Il a du talent. » (26.12.41)

« Quand je pense à mon père, je regrette, à un point que je ne peux dire, de n'avoir pas eu, de son vivant, cet intérêt qui m’est venu plus tard pour les visages et qui me fait ne pas quitter des yeux le visage de quelqu'un qui me parle, comme pour voir l'accord intérieur avec ce qu'il exprime. Quel souvenir plus vivant j'aurais de lui. » (06.01.42)

Je me demande quelquefois, si je m'étais mariée, si j'avais eu des enfants, si je n'aurais pas regretté d'avoir conservé une existence libre [sic]. (08.03.42)

(...) les travaux manuels reposent et distraient des travaux de l'esprit, sans que celui-ci cesse de fonctionner (quoi que je fasse, mon travail ne cesse pas dans ma tête), en même temps qu'ils font revenir à ces derniers avec une ardeur renouvelée. (24.03.42)

(...) j’ai appris à écrire en lisant de mauvais écrivains. (07.05.42)

Léautaud égoïste, comme le français moyen :
Elle [MD] viendra dimanche pour son potager. Elle voulait faire reve­nir la demoiselle jardinière, juive, dont la soeur, une bibliothé­caire, a été arrêtée il y a quelques jours. Je m'y suis opposé. Je ne veux courir le risque d'aucun ennui. Je ne la verrai probable­ment pas d'ici là. Je crains bien que ce dimanche soit un peu orageux. (31.05.42)

Une observation du dentiste Beck qui m'a paru intéressante : Hitler ne peut pas gagner. Car même s'il remporte la victoire, la vraie victoire, comment maintiendra-t-il sous sa domination tous les peuples qu'il aura vaincus ? Ou alors tous les Allemands ne seront plus que des soldats, répartis dans tous les pays de l'Europe. En écrivant cela, je fais de mon côté cette remarque, qu'une remarque intéressante peut aussi bien être une ânerie.
(...)
Rencontré rue de Grenelle, rue du Vieux-Colombier, deux pas­sants, un homme, une vieille dame, d'allure bourgeoise, portant l'étoile jaune, et dont le visage ne révélait vraiment pas le juif.
Ce soir, seul, chez moi, dans le silence, avec mes rêveries, le travail facile et pas trop long de deux pages de Journal comme celles-ci, je suis parfaitement heureux. Je n'aurai vraiment pas été exigeant sur cette terre. (09.06.42)

Ce qui me manque, c'est un ami de longue date, avec qui j'au­rais beaucoup de choses en commun, événements, faits, relations, souvenirs, complète liberté réciproque, que je verrais de temps en temps, déjeuner, promenade, conversation. Cela me sortirait un peu de ma coquille, m'exciterait l'esprit. Je n'ai dans ce genre que Valéry. Je ne le vois jamais. (13.06.42)

Il paraît que l'Allemagne s'effondre. Elle piétine en Russie. Elle ne peut rien contre l'Angleterre. Celle-ci a perdu beaucoup de ses colonies, mais elle a toujours Malte et Gibraltar. Les états-majors allemands se demandent s’ils ne devraient pas débarquer Hitler pour faire une paix de compromis avec l'Angleterre, à moins qu'Hitler ait assez de souplesse pour accomplir cette opération.
J'ai encore ajouté, là-dessus, en me moquant : « Qui sait ? Je m'entendrai peut-être traiter de « Boche » par certaines gens ! » A quoi elle a répondu : « Cela se pourrait bien. »
Je ne serai pas embarrassé pour leur répliquer.
(…) Elle me raconte aussi qu'un petit juif de 12 ans, dans les environs du carrefour Alésia-Orléans, s'est jeté par la fenêtre à la suite de l'obligation de porter l'étoile jaune. Le malheureux enfant. A 12 ans ! Avait-il l'esprit si développé pour se rendre compte du caractère de la mesure ? Je le lui ai dit à elle : « Il y a toujours les innocents qui paient pour les autres. Toutes les lois sont oppres­sives. Il n'y a pas de loi qui ne soit pas oppressive. N'y eût-il que deux individus atteints par une loi, elle est oppressive. » (14.06.42)

De même, il y aurait beaucoup à dire sur l'appellation de « traîtres à leur patrie » qu'on donne aux Français qui se sont engagés dans les troupes du général de Gaulle associées aux armées anglaises. On peut penser qu'ils ont au contraire agi par le plus vif et plus sincère patriotisme, n'acceptant pas l'armistice, ni l'occupation d'une partie du sol français. Ils sont partis risquer leur vie. C'est un point à ne pas oublier et qui devrait leur éviter d'être traités ainsi. Je ne les approuve ni ne les désapprouve. Je ne suis pas devenu patriote du jour au lendemain. Ces choses ne m'intéressent pas. J'y suis même assez fermé, comme je l'ai toujours été. J'écris en spectateur, par esprit critique.
De même pour le général de Gaulle et les officiers qui l'ont imité. Ils ont pu estimer que, dans certaines circonstances, désobéir est un devoir. Cela peut très bien se soutenir. Si le général de Gaulle avait remporté quelques victoires éclatantes, comme le jugement sur lui aurait changé !
Je pense tout différemment des civils, et quelquefois notoires, qui ont fui en Amérique. Ceux-là sont des pleutres et des hommes sans honneur. (22.06.42)

Ai-je bien raison d'être pour la victoire des « Occupants » ? Quand je les vois se livrer à ces enlèvements, à ces transfèrements en masse ? S'ils sont vainqueurs au sens complet du mot, à quels excès de force se livreront-ils, peut-être ? L'excès de désordre, de scandales au grand jour ou cachés, des tendances démagogiques en discours ou en actions, du manque de sens moral chez les écrivains, dans ce qu'on appelle actuelle­ment l' « ancien régime », tout ce qu'on peut penser qui revien­drait, et peut-être accru, en cas de victoire opposée, fait pencher de leur côté. Mais quel inconnu il y a ! (17.07.42)

Gide, Mauriac et Valéry ont posé comme condition à leur acceptation : l'exclu­sion de la revue de tous les écrivains ayant laissé voir dans leurs écrits des opinions ou sentiments pro-allemands. Et ils se disent. contre les régiments autoritaires ? On reconnaît bien là Gide le bolcheviste, l'adepte du Front populaire espagnol, Mauriac, le Tar­tufe démagogue, Valéry, le prébendier de notre Front popu­laire. (28.08.42)

Mon dossier mortuaire (s'ajoutant à mon testament) est en ordre, complet. Je puis partir. Mais je n'y tiens pas. J'ai encore tant de désirs, de curiosités, de plaisirs : lire, écrire, observer, réfléchir, de vivacité d'esprit, de réplique, je suis si peu blasé sur rien. Je voudrais tant n'avoir encore que cinquante ans, avec ma présente maturité et les connaissances acquises depuis. Il me semble que je ne sais encore rien auprès de tout ce que je voudrais savoir. (06.10.42)

Si les Allemands sont, vraiment, complètement vainqueurs, et s’ils n’abusent pas de leur victoire, ils auront peut-être fondé les Etats-Unis d’Europe. (28.10.42)

On chancelle un peu dans sa façon de penser quand on relit, comme moi, dans mon stock de vieux journaux, dans des journaux d'avant-guerre, des articles sur les revendications d'Hitler, ses assurances de ne prétendre en rien à ceci ou à cela, de respecter l'indépendance de l'Autriche, de n'avoir rien à réclamer à la France, suivies peu après de l'an­nexion de l'Autriche, de la reprise de la Rhénanie. Nombre de gens font état de ces manques de parole pour n'avoir pas confiance. On ne peut leur en faire grief. Soi-même on se met à réfléchir. (25.11.42)

Tant de succès, pour aboutir à cela ! Malheureux peuple ! Malheureux morts ! A côté de cela, il n 'y a pas à le nier : on éprouve un certain sentiment de plaisir à la pensée que ces « messieurs » devront probablement rentrer chez eux avant qu'il soit bien longtemps. Reste à savoir ce qui se passera pour nous d'ici là. Nous reverrons probablement la guerre en France. Le spectacle n'est pas fini. Encore du neuf à voir. (29.01.42)

Contre le comportement collabo.
Quelles blagues, et ressassées, et pitoyables, et méprisables, tous les articles qu'on lit dans les journaux sur l'héroïsme, le sacrifice de tels combattants ou tels autres et leur gloire immortelle et pure. Le singe d'Hitler (sans rien de péjoratif pour celui-ci) Doriot, dans son meeting au Palais de la Mutualité avant son départ pour la Russie, et la foule de ses partisans, le bras levé comme salut, parfaitement méprisable quant à. lui, parfaite­ment pitoyable quant à. eux. J'en avais le coeur soulevé de dégoût en lisant tout cela. (23.03.43)

Il y a des moments qu’on perçoit plus vivement le ridicule qu’il y a dans le fait d’écrire. (27.05.43)

Quelle fin de vie j'aurai ? Quand je suis seul chez moi, d'une tris­tesse profonde, qui m'atteint jusque dans mon travail. Soixante-douze ans et demi ! J'ai beau me porter fort bien, trotter, porter mes charges, faire les corvées de ma maison sans aucune fatigue, et avoir gardé toute ma verve et le piquant de mes propos en société, la vieillesse m'affecte profondément, et la pensée de la mort. Ma vue est devenue très mauvaise. Moi qui écrivais si rapi­dement, il me faut écrire le nez sur mon papier, sans toujours bien voir ce que j'écris. Et une autre chose pire. Depuis deux ans, ou plus, je n'ai plus que deux dents au maxillaire supérieur : une, postiche, qui tient à peine, l'autre qui bouge. J'ai un appareil à ce maxillaire, - je n'ai pu supporter celui que je m'étais fait faire pour le maxillaire inférieur, qui n'avait rien pour le tenir, qui, de plus, me viciait le goût de tout, - qui tient à ces deux dents. J'ai gardé jusqu'ici le visage sans déformation de ce fait. J'ai rendez-vous environ tous les deux mois chez mon dentiste, pour surveiller. J'en avais un aujourd'hui. Il me fait prévoir que la dent postiche va me lâcher un jour ou l'autre. Que ce sera le tour, un jour, de l'unique dent vraie qui me restera. Ce jour-là, comment tiendra l'appareil ? Il ne tiendra pas. Il se promènera dans ma bouche. Je devrai même l'enlever pour manger. Je serai joli, alors. C'est pour le coup que je ressemblerai à Voltaire, - s'il est vrai que je lui ressemble ? - ou au portrait par Rouveyre, le portrait à la canne, si comiquement anticipé, - il est de 1923. Ce jour-là, je crois bien que je m'enfermerai chez moi, en tout cas que je n'accepterai plus aucune invitation à déjeuner où que ce soit. (02.07.43)

Ce que je trouve de plus drôle, c'est de me voir traiter de bohème, moi qui suis dans ma vie un bourgeois accom­pli. (14.10.43)

[...) l’amour qui compte au-dessus de tout, qui est ici-bas la seule chose valable, la seule qui survive aux actions humaines et les domine, qu’il n’y a qu’à considérer les arts depuis les origines, tous tendus vers lui et le célébrant (...). (09.01.44)

La vraie littérature est peut-être la littérature romantique. Elle fait s'évader le lecteur, elle le transporte, elle agit sur son âme. La littérature de moquerie, d'ironie, de sarcasmes, de simples faits, écrite en langage courant, naturel, donne toujours l'impres­sion d'un manque de coeur. (28.01.44)

J'ai noté, je crois même à plusieurs reprises, que l'homme vrai­ment sage eût été celui qui n'aurait écrit ni dit un mot sur la guerre actuelle et tous ses faits. Je me dis aussi qu'il eût peut-être été intéressant de noter tout ce qu’on apprenait, vrai ou faux, exact ou tendancieux. Il est vrai qu’à notre époque de journaux, des écrits de ce genre perdraient de leur intérêt. Il est vrai que les journaux auront tu beaucoup de choses. Ce sont celles-ci qu’il aurait fallu noter. (28.06.44)

Il n'y a pas de frontières pour moi dans le domaine des choses de l'esprit, et ces deux Allemands ont de plus témoigné de sentiments de sympathie pour la France et les Français. Je joindrai même peut-être à l'expression de ces sentiments celle de mon regret de la défaite allemande, conti­nuant à penser, comme je le fais, que l'intérêt politique de la France était dans la victoire de l'Allemagne et une entente avec elle. (03.07.44)

Le gouvernement français ( au point de vue politique), l'administration française (au point de vue écono­mique) auront été pendant cette guerre au-dessous de tout. Manque d'autorité, de courage, de décision de la part du premier, incapa­cité complète de la part de la seconde. S'ajoutant : le prodigieux abaissement moral des Français, la médiocrité des arts, en tête la littérature. La France est un pays fini. (04.08.44)

Ces mitraillettes, que la guerre a mises à la mode, remplaceront peut-être d'ici quelque temps le revolver. Les gens qui rentrent tard le soir chez eux auront une mitraillette. L'amant quitté par sa maîtresse, ou le mari surprenant sa femme avec un tiers, abat­tront l'adoré et l'infidèle avec une mitraillette. Le neurasthénique las de la vie mettra fin à ses jours avec une mitraillette. Il suffira d'un qui commence. L'imitation est si forte chez les humains. Cela entrera dans les moeurs. Le fait est qu’avoir une mitraillette chez soi pour se défendre contre un cambrioleur, cela ne serait pas si mal. (10.10.44)

C'est tout de même curieux qu'on puisse partir le matin de son domicile, traverser tout Paris aller et retour, voir, coudoyer des gens dans le métro, dans les rues, prendre part à des conversations, traverser des rues en se garant des voitures et des cyclistes qui se fichent du sort des piétons, et se retrouver le soir chez soi, dans son fouillis, son taudis, comme si on n'avait pas bougé, sain et sauf. La vie hors de chez soi est une ânerie sans borne. Et quand il y a trois ou quatre jours qu'on n'en a pas bougé, la démangeaison vous prend d'aller traîner dehors. (09.11.44)

Léautaud horrifié par les abominations nazies :
Si ce tableau est véridique, si cette abomination n'a pas été la représaille d'une abomination équivalente qu'on tait, et même si elle l'a été... Comment de pareilles choses peuvent-elles se passer, être commises ! Seul, tranquille, en sécurité, chez soi, et malgré le temps passé, à les lire une sorte de désespoir vous prend, presque un dégoût de la vie. Et au point de vue politique : les encourage­ments de l'Angleterre à la Pologne de résister aux Allemands en 1939, ses assurances de prendre sa défense si elle était attaquée par eux, la sotte affaire du couloir de Dantzig, du traité de Ver­sailles, la mégalomanie guerrière de la Pologne elle-même. Voilà les suites.

Léautaud non dogmatique : prêt à revoir sa position si arguments ou faits pertinents lui sont soumis :
Retrouvé aussi une double feuille d'un numéro de L'Assaut, remontant certainement à plusieurs années, contenant un excel­lent article, documenté, impartial, bien écrit, sur le roi des Belges Léopold II, fondateur du Congo belge. Il y est rapporté qu'en 1904, dans une visite qu'il lui fit à Berlin, Guillaume II lui pro­posa la Flandre et la Bourgogne, probablement pour lui laisser les mains libres à l'égard de la France, qu'il sortit de cet entretien bouleversé, et qu'il s'empressa de fortifier Anvers. Ce rappel fait faire bien des réflexions. L'Allemagne, depuis Bismarck, est peut-être bien devenue une nation de proie, que démange l'envie de s'emparer de quelque chose chez le voisin, et toujours prête à créer le motif de l'occasion. C'était peut-être une erreur d'accueil­lir, d'être favorable en esprit, à l'idée de « collaboration ». Qui sait ce qu'il pouvait y avoir sous cette offre, en apparence si inté­ressante, politiquement et économiquement, quelles en auraient été les suites ? Qu'il est difficile d'en décider ! (04.01.45)

Il y a un « criminel de guerre allemand » qui me ravit, dans le procès de Nuremberg. C'est le nommé Hess, qui passe les audiences à lire des romans. Voilà un sage et un esprit supérieur. Goering n'est pas mal non plus. Au nombre des accusations por­tées contre lui, le président a énoncé celle-ci : « Vous avez violé le traité de Versailles. » Goering a éclaté de rire à cette découverte. A lire les descriptions de la salle d'audience, des lectures de docu­ments interminables, des séances démesurées pour la projection de films accusateurs, des espèces de casques écouteurs pour les accusés, d'une solennité qu'on crut grandiose et dont tout le monde s'endort, ces Américains font des procès comme leurs immeubles, à 30 étages. Ubu-Roi est encore là d’une bonne actualité.
Ce qui n’empêche pas qu’il a bien l’air que cet Hitler voulait massacrer tout l’univers. (30.11.46)

Evidemment, évidemment, la sympathie, une sorte de communauté morale, intellectuelle, peuvent se créer, exister, même durer, entre un Français et un Allemand, même au-dessus de toutes les horreurs et abominations d'une guerre. Tout de même, tout de même, quand on apprend, comme nous le faisons en ce moment, tout ce que découvre, raconte, apprend le procès de Nüremherg, toute cette préparation, préméditation, organisation dans la violence, la tuerie, les massacres, les pires cruautés, l'hy­pocrisie de conquête et d'asservissement... Il est vrai que Jünger a écrit ce livre : Jardins et Routes, où éclate à chaque page son amour et son goût pour la France. Il est vrai qu'il était, politique­ment, anti-nazi, que son fils, ayant pris plus ou moins part au complot contre Hitler, a été envoyé sur le front d'Italie où il a été tué. Il est vrai que Jünger, officier allemand, en occupation en France, ne pouvait guère exprimer ses sentiments et faire autre­ment que de se taire et obéir, toute sa famille restée en Allemagne ayant couru le risque de payer cher la moindre insubordination de sa part. Il est vrai également, je ne puis pas ne pas l'ajouter, qu'en fait de cruautés, de violences, d'assassinats, de tortures, nous avons eu en France notre part par bien des Français. Le monde entier, au reste, a sombré dans cette sauvagerie à l'excep­tion de l'Angleterre. Alors ?.... (13.12.45)

Non ! non ! je n'apprécie pas du tout l'avantage, l'intérêt, d'as­sister à la naissance d'un monde nouveau : géographiquement, politiquement et socialement. Quand cette Europe, quand ce monde entier aura-t-il trouvé sa stabilité, solide, assurée, défini­tive ? Il se peut bien que ce soit : jamais. Mon caractère n'a jamais été pour aimer l'incertitude, et en ce moment il n'y a qu'incertitude. (26.12.45)

Qu'est-ce que la littérature ? qu'est-ce que écrire ? qu'il s'agisse de vers, de prose. Une maladie, une folie, une divagation, un délire, - sans compter une prétention ! ! ! Un homme sain, à l'esprit sain, solidement posé, solide dans la vie, n'écrit pas, ne penserait même pas à écrire. A y regarder d'encore plus près, la littérature, écrire, sont de purs enfantil­lages. II n'y a qu'un genre de vie humaine qui se tienne, s'explique, se justifie, vaille et rime à quelque chose : la vie paysanne.
Balzac, avec le remue-ménage de ses personnages de la Comédie humaine, est un fou. Hugo, avec son délire versifié, malgré son grand sens poétique, est un aliéné complet. Quand Stendhal écrit qu'il a passé sa vie à réfléchir sur trois idées importantes pour lui, il exagère, il pose, il ment, il pose à l'homme supérieur, il veut nous épater. C'est ce qu'il appelle ailleurs : to puff.
Quant aux musiciens, les « grands musiciens », avec leurs vacarmes, c'est la douche et la camisole de force qu'ils évoquent. Cela dépasse pour moi toute raison qu'un homme puisse s'asseoir à un piano à fabriquer le plus de bruit possible. (11.02.46)

Quant à moi, avant de remettre mes textes au Mercure, je me suis bien tâté, j'ai bien réfléchi, je me suis bien interrogé, relative­ment à certains propos rétablis dans Notes retrouvées d'après mon cahier des originaux des dites Notes, passages antidémocrates, antisociaux, anticiviques. Je le répète, j'ai bien réfléchi. J'ai eu ensuite un peu honte de mes réflexions, de mon hésitation. Et pour­tant, Dieu sait si je tiens à ma tranquillité et si je ne suis pas assez sot pour la compromettre pour des questions d'écrits littéraires. Finalement, j'ai pris mon parti. J'ai laissé ces passages à leur place, me disant, tout comme M. Hartmann tantôt : « Nous ver­rons bien. » J'ai d'ailleurs au fond de moi une certaine assurance qu'il n'arrivera rien.
(...) Je me suis retenu d'ajouter que je commence à avoir assez de cette façon qu'on a, depuis quelque temps, de me flanquer à tout propos Sten­dhal dans les jambes. (18.11.46)

J'en ai encore fait l'expérience tantôt, chez Rouveyre, Maurice Martin du Gard présent. Je suis, en société, dans mes propos, plein d'esprit, de vivacité, d'entrain, de mou­vement, de mémoire, de cent détails sur cent sujets. Je sais ce qu'on dit de moi à ce sujet : « Comme il est vivant, dans ses paroles comme dans sa physionomie, plein d'esprit, de pittoresque, d'originalité, amusant autant qu'intéressant. » Chez moi, seul, je suis d'une tristesse sans bornes, tristesse d'être un vieil homme, de tant porter sur mon visage la marque des années, de mon manque d'illusions, de mon manque d'entrain pour tout le tra­vail que j'ai à faire, que je ne fais pas, du remords que j'en ai, ne me plaisant plus, comme au reste je l'ai été pendant toute ma vie, qu'à rester assis dans mon fauteuil, dans une sorte de jouis­sance de mon désenchantement, quelquefois même jusqu'à en être pas loin des larmes. (11.03.47)

Ces choses sont affreuses. Et stupides. A quoi peuvent-elles servir ? Ces gens sont des assassins et des imbéciles, comme beau­coup de « savants ». Et nul doute que leurs pareils d'ici vont se précipiter à faire les mêmes expériences.
Ajouté au passage sur les cruautés des Allemands dans les camps de déportés. (24.05.47)

Il n'y a pas moyen. Je suis complètement insensible à ces histoires de déportés, de camps allemands, de wagons à gaz, de juifs dans des « bateaux-cages » (affaire de l'Exodus), de ces pèlerinages à Lourdes d'anciens déportés, de ces « miraculées », de ces gens qui pleurent aux souvenirs de leur séjour en Allemagne, ou dans l'émotion des prétendues guérisons. Absolument aucun intérêt pour moi.
J'ajouterai cette réflexion, au sujet de ce troupeau de juifs des « bateaux-cages », réflexion pour laquelle je rencontre toujours approbation quand je l'exprime : les juifs riches, occupant de hautes fonctions, installés depuis deux ou trois générations dans un pays doivent « vomir » les errants sans feu ni lieu, que tous les pays se refusent à accueillir par une sorte de salubrité morale autant que politique et économique, en se disant : « Cette vermine, avec tout le bruit qu'on fait à son sujet, finira par en faire rejaillir quelque chose sur nous. »
Je me dépêche de dire qu'il doit en être de même de la part des catholiques bien nantis à l'égard des « prolétaires » qui n'arrêtent pas de se plaindre et de réclamer.
Autre réflexion : je crois bien que Hitler, avec ses procédés à l'égard des juifs, au lieu de créer à leur sujet la pitié et l'indigna­tion, a donné naissance presque partout en Europe à un certain antisémitisme qui est encore un peu en sommeil, mais qui pourra bien se réveiller et se manifester un jour. On ne veut des juifs nulle part, et il semble bien aux propos qu'on rapporte de tous ces juifs qui veulent se réfugier en Palestine, qu'ils se rendent compte du risque qu'ils courent à rester en Europe. (31.08.47)

(...) Hitler est-i1 vraiment mort, ou encore vivant ? Tous l'ont vu encore vivant, se trouvant dans un pays exotique, extrêmement lointain, sous les aspects d'une sorte d'anachorète, isolé de tout humain, ayant laissé pousser sa barbe, vêtu d'une longue robe à la mode du pays, la trace d'une blessure au front. Si c'est vrai, quelles jouissances de méditations, de réflexions il doit avoir. C'est presque à l'envier. (13.10.47)

(...) il m'aurait fallu avoir une soeur, plus jeune que moi d'une bonne vingtaine d'années, ou encore mieux une fille, qui serait restée célibataire, qui aurait tenu ma maison, m'aurait servi de secrétaire, aurait réglé les détails de mon décès et se serait occupée, préparée à cela par sa vie à mes côtés, des questions littéraires de ma succession. Je ne serais pas empoisonné, hésitant, méfiant, comme je le suis, par ce dernier point. (10.10.49)

Longue promenade dans les jar­dins, les allées, les sous-bois. Cela m'assomme. Je m'y ennuie pro­digieusement. Je l'ai constaté une nouvelle fois : je n'aime que les villes. Visiter des villes, des bourgades de province me ravit. Ce qu'on appelle la nature, aucun intérêt pour moi. (08.01.50)

(...) qu'est-ce que c'est qu'un homme qui tient un journal ? Un bavard, un col­lectionneur de propos, d'anecdotes. Cela ne requiert aucun talent. Rien d'un créateur. Autant dire un zéro. Preuve de la dégringo­lade actuelle, s'étendant jusqu'à la littérature, les gens sont innom­brables aujourd'hui qui écrivent leur journal. Je pourrais ajouter cela aux méfaits littéraires du vieil Edmond de Goncourt [illi­sible], avec son Académie et son Prix. Je peux me tenir dehors pour ma part. Le premier texte de mon Journal est de l'année 1893. J'avais vingt ans. Je ne connaissais rien encore des Gon­court, ni leur Journal, ni les projets du survivant. (01.01.52)

Malgré tout mon travail en retard, malgré une quinzaine de lettres à écrire, j'ai passé ma journée à dormir, dans le dégoût de tout. J'en ai honte vis-à-vis de moi-même. (13.06.53)

Léautaud danseur !
« Ma parole, j’ai senti mes jambes se réveiller, la cadence agissant, le rythme, et si j’avais été seul je me serais mis certainement, là, sur ce trottoir, à danser le mouvement de cette musique. » (12.06.54)

Je lui demande s'il connaît la revue Arcadie, organe au grand jour de l'homosexualité, qu'il n'y a aucune raison pour ses membres de s'en cacher, bien au contraire, qu'ils ont leur place dans la société, etc., etc., etc.
Je dis qu'en effet ce n'est pas une nouveauté, qu'elle a existé de tout temps. Alcibiade était homosexuel, etc., etc. Que moi, je trouve qu'ils sont bien libres. Qu'il y a toutefois ceci : ils me répugnent, c'est plus fort que moi. Ce que je n'éprouve pas pour les lesbiennes, les femmes nues étant certainement agréables à voir, ce que ne sont pas les hommes. (24.08.55)

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