Epoque via le diariste

« Quel ennui me donne une salle de spectacle ! J'y vois tout de suite un grand jeu de massacre. J'aurais plaisir à choisir dans les spectateurs les plus grotesques pour les abattre avec une balle de crin. Mais surtout m'y ennuie le bruit que les acteurs font en parlant. » (13.08.00)

« Il n 'y a pas que le pédantisme des savants. Il y a aussi celui des ignorants, chez les gens sans instruction, qui n'ont lu que deux ou trois livres d'école communale, et qui ne ratent pas une occasion de s'en souvenir, au sujet de n'importe quoi. » (08.11.03)

« Revenu avec Morisse. Il me raconte que Huysmans est toujours de plus en plus mal. Il le sait, paraît-il, il s'est préparé, et souhaite, comme il dit « que le vendredi saint un bon larron vienne le chercher ». Morisse est d'avis qu'il ne dépassera pas Pâques. Malheureux homme, malheureuse vie, qui vous glisse ainsi du corps, si traîtreuse­ment. Ce va faire une place à l' Académie Goncourt. Qui sera élu ? M. Céard, probablement. Huysmans maintenait l'équi­libre entre les deux partis bien tranchés de l'Académie, les trop artistes d'un côté, les socialistes et humanitaires de l'autre. Maintenant, un des deux partis sera prépondérant, décidera de tout, orientera l'Académie dans un sens unique, et il est à craindre que ce soit celui de la littérature sociale. » (09.03.07)

« Mirbeau racontait que Mme Hanska, pendant que Balzac mourait, faisait l'amour avec le peintre Jean Gigoux, qui le lui avait raconté, à lui Mirbeau. Ce chapitre fut connu. Lettre de la fille de Mme Hanska qui proteste, et dément, disant que sa mère n'avait connu Gigoux qu'après la mort de Balzac, et qu'elle le savait d'autant mieux que c'était elle-même qui avait présenté Gigoux à sa mère. A cela, Mirbeau répond qu'il est très embêté, mais ne peut rien changer, le livre tout imprimé et prêt à sortir, à cause du dommage qu'en éprouverait l'éditeur. » (21.11.07)

« Vallette est en ce moment très fortement indisposé contre Tailhade. Il lui a emprunté, il y a quelque temps, plusieurs centaines de francs, en s'engageant à les lui rendre quelques jours après. Vallette n'ayant consenti son prêt que sous cette condition formelle, librement acceptée par Tailhade. Depuis, on ne l'a plus revu. Vallette jure que c'est la dernière fois, que Tailhade n'aura plus rien du Mercure, qu'il n'aura plus à y compter dans n'importe quelle circon­stance, et qu'il ne manquera pas de le lui dire à la première entrevue. Conversation sur la malhonnêteté, très connue, de Tailhade, touchant chez un éditeur, d'avance, le prix d'un livre, allant ensuite publier ce livre chez un autre éditeur, empruntant en jurant de rendre et ne rendant jamais, donnant sa parole et y manquant toujours. Tailhade et Bloy dans le même sac. Tailhade seulement plus brave, se montrant, se battant après avoir insulté, tandis que Bloy, poltron comme un lapin, se terrant, ne sortant pas, ne se montrant nulle part. » (11.08.08)

« Anecdotes parlementaires racontées par Mélia.
Emmanuel Arène. Dossier pour décoration. On le connaissait. Parmi les pièces on glissait, par exemple, dix mille francs. Il vous prenait le dossier, sans regarder. Réponse dans huit jours. On revenait. Arène : « C'est très bien. Nous arriverons certai­nement à un résultat », et tendant le dossier : « Il manque la moitié des documents. » On savait ce que cela voulait dire et le dossier revenait, augmenté de dix autres billets de mille. (...)
Les hommes politiques en vue, presque tous d'anciens famé­liques. Briand débutant à La Lanterne à deux cents francs par mois. Viviani de même. Les autres, obscurs, modestes. Or, caractéristique de tous : dès qu'ils sont arrivés, il leur faut une actrice pour maîtresse, absolument. C'est pour eux la preuve de leur réussite, et ils ne s'en cachent pas, au contraire, ils le font savoir, l'étalent, comme des collégiens heureux d'être vus avec une femme. Ils sont sortis de leur crasse et ils tiennent qu'on le sache. » (09.02.10)

« C'est la sottise des gens que je vois, leurs ridicules et leur vanité, c'est la platitude des pensées et des productions actuelles, qui me donnent de l'esprit et entretiennent et alimentent ma raillerie. » (14.02.12)

« C'est ce matin qu'on a exécuté les trois : Collemin, Saudy, Monnier, Boucherie. Les malheureux ! J'en ai la gorge serrée. Ainsi, il y a quelques heures, alors que je dormais en paix, eux, ont eu ces affreuses minutes. Quoi qu'ils aient fait, la Société dans ces moments-là, elle qui agit froidement, les dépasse. Il y a des gens pour aller voir, par plaisir, ce spectacle, d'autres pour se féliciter de l'expiation. Triste morale et bien basse. » (21.04.13)

« Mobilisation. - Gourmont est en vacances à Coutances comme chaque année à cette époque. Il a vu là-bas les affaire­ments de la mobilisation, les départs, les séparations, la fièvre civique. Il a écrit à Vallette. Dans sa lettre, ce mot : « C'est tout de même beau, la solidarité. » Lui, le contempteur, le soli­taire, l'homme sans parti, le contradicteur perpétuel, le voilà qui célèbre la solidarité. La Solidarité ! Il oublie la contrainte, la force, la « potence » en cas de refus. » (juillet 1914)

« Où voit-il de la solidarité ? Chez les ivrognes, chez les têtes brûlées. Chez le plus grand nombre : la contrainte. Il faut aller tuer, se faire tuer, - ou l'être ici : refus d'obéissance, par un peloton d'exécution. C'est la Société. Gourmont s'est-il mis à l'admirer ?
Gourmont collabore à La France. Un petit article tous les jours. Un Gourmont d'un nouveau genre. Usant du vocabu­laire en usage actuellement, en rapport avec les événements. Pas seulement le vocabulaire. La disposition d'esprit, ce qui est le plus regrettable ! Dans son article d'aujourd'hui, il cite un passage de Candide, dépeignant les horreurs de la guerre. La contre-partie, comme dans Candide, manque, laissée par lui soigneusement de côté. Lui sous ce jour ! Jusqu'à tronquer le texte de Candide. Thersite (j'ai la plus grande estime pour Thersite) changé en Tyrtée, ou pas loin. » (août 1914)

« La société, qui a besoin d'individus dociles et relativement honnêtes, maintient les hommes, en temps de paix, sous un réseau de lois qui les rendent à peu près vertueux. Vienne la guerre : elle élargit les mailles de ce réseau et laisse les hommes livrés à leurs plus bas et plus cruels instincts, que, par besoin social encore, elle qualifie d'héroïsme. En un mot, ce qui, en temps de paix, est un délit et un crime, devient alors un acte de bravoure et de patriotisme. » 15.12.15)

« La guerre, c'est le retour légal à l'état sauvage.
Je n'ai jamais rien vu de grand, dans la vie, que la cruauté et la bêtise.
Au-dessus du devoir, il y a le bonheur. » (03.01.16)

« J'en viens aux obsèques de Mirbeau. Il paraît qu'il est mort, lui aussi, dans le sein de la Patrie, tout comme ce malheureux Gourmont. Justement, ce matin, montant chez Vallette pour compléter des adresses de bonnes feuilles du dernier numéro, je l'entends qui célèbre à Apollinaire la mort de Mirbeau, disant des choses de ce genre. « Tout à fait comme Gourmont. Tout à coup, l'idée de la Patrie leur a fait prendre conscience de cer­taines choses. Gourmont disant, par exemple, après la mobilisa­tion : C'est tout de même beau, la solidarité. Mirbeau voulant sans cesse avoir la certitude de la victoire. Il n'y a pas à dire, c'est très beau ! » Là-dessus, Apollinaire, en riant, et en me regardant, se met à dire : « On entendra peut-être un de ces matins Léautaud exprimer de ces choses-là ! » (19.02.17)

« Les canailles et les imbéciles sont innombrables, et c'est une grande tristesse à éprouver, que plus on vieillit, plus on s'aperçoit qu'ils sont nombreux. » (19.02.17)

« Grand dégoût de la joie populaire à propos de la paix. Le peuple a décidément une sale façon de manifester ses joies, même justes. » (12.11.18)

« Au reste, d'après ce qu'il m'a dit ce soir, les lettres de lecteurs, à propos de mon compte-rendu de la Maternelle, ne semblent pas avoir autrement agi sur lui. Il m'a dit ce soir : « Dans le cas de ces gens, il y a beaucoup d'incompréhension. » Et de l'hypo­crisie aussi, en même temps que l'étroitesse d'esprit, les préjugés bourgeois, petit bourgeois. Néanmoins, la diffusion du Mercure, sa pénétration dans un public plus répandu, plus nombreux, et, par suite, d'un étiage plus médiocre produit là son effet. Où les lecteurs d'esprit littéraire, cultivé, plus ou moins scep­tiques, sachant goûter le paradoxe et un certain esprit de nihilisme, n'auraient jamais réagi à mes critiques, les lecteurs à vue bornée se croient les droits de se plaindre et de blâmer. La bêtise et l'ignorance sont toujours plus prétentieuses que l'esprit et le savoir. » (27.11.20)

« Je ne m'occupe pas de politique. J'ai passé toute la guerre sans m 'y intéresser le moins du monde, autrement que pour les ennuis qu'elle pouvait me donner. Je manque totalement du moindre orgueil national, du moindre frémissement patrio­tique, et quand les Allemands avançaient, je ne me sentais atteint, diminué, désolé en rien. Je ne dis pas cela pour m'en vanter. Je le dis parce que c'est ainsi. J'en suis encore à connaître la haine de l'Allemand, et tous les mensonges politiques répan­dus pendant la guerre pour entretenir le moral n'ont jamais pris sur moi. Il y a toutefois des choses qui m'agacent. Depuis quelque temps, les journaux découvrent que l'Angleterre aurait très bien pu empêcher la guerre en déclarant plus tôt ses intentions et qu'elle a préféré attendre que la guerre soit accrochée, qui servait ses intérêts. Imbéciles ! Ils découvrent cela aujourd'hui. Je l'ai dit moi-même dès août 1914, après avoir lu les lettres lamentables du Président Poincaré au roi d'Angleterre, et je me suis fait assez honnir au Mercure pour émettre cette opinion que l'Angleterre, ayant pu empêcher la guerre et ne l'ayant pas fait, c'était tout comme si elle l'avait causée. La France ne voulait peut-être pas la guerre, quoi­qu'elle ne soit pas innocente complètement dans cette affaire, mais que l'Allemagne soit le seul auteur de cette affaire ? A d'autres ! Je garde l'opinion que j'avais dès 1914. Le premier et véritable responsable de la guerre, c'est la Russie, et, en second, l'Angleterre. La Russie, ce faisant, n'était qu'insensée. L'Angleterre, elle, était clairvoyante et rusée. Elle savait qu'elle récolterait la meilleure part, en risquant le moins. Les ânes découvrent cela aujourd'hui, après avoir traité de Boches, pendant cinq ans, ceux qui l'avaient découvert avant eux. Quant à moi, j'aurais été navré de donner seulement mon petit doigt pour ces bouffonneries. » (29.08.21)

« Je mène une vie imbécile, la vie d'un garçon de chenil ou de chatterie. Je porte des paquets comme un coltineur. Je suis habillé presque de même. J'ai sans cesse un trou déplorable entre chaque chose que j'écris. Il faut chaque fois que je m'y remette comme si je recommençais après des mois d'interruption. Quel temps précieux je perds ainsi ! Je n'y pense pas sans une mélancolie assez pénible. Ma vie n'aura pas été drôle décidément. La plus grande partie prise pour gagner ma vie, dans des besognes imbéciles. Ma vie privée pleine à chaque instant de soucis et de chagrins à cause de mes animaux. Il me faut, par-dessus le marché, mendier quelques jours de vacances à Vallette comme si j'étais le dernier des employés. Et je connais quelqu'un qui prend de travers le désir que j'exprime quelquefois de pouvoir aller vivre tout seul, loin de tous et de toutes dans un coin bien retiré ! Si j'avais seulement ma vie matérielle assurée modestement, ce ne serait pas long. Tout ce qui constitue cette époque me dégoûte par sa bêtise et sa laideur. Je crois que la guerre a rendu les gens encore plus bêtes qu'auparavant et plus bas. » (27.06.22)

« On nous annonce un nouveau timbre-poste, à l'effigie de Pasteur, ce savant imbécile qui croyait à la Sainte Vierge. On ne dira pas que nous ne vivons pas dans une époque d'ido­lâtrie. » (21.05.23)

« J'ai fait ma prochaine chronique pour Les Nouvelles littéraires en prenant dans mes Mots, Propos et Anecdotes parus dans Les Marges et dans le Mercure. Je vais ce soir corriger mes épreuves et voilà que Maurice Martin du Gard et Jacques Guenne m'entreprennent pour ce mot : Libéré. Il est remarquable que le même mot s'emploie pour les soldats et pour les forçats, avec des considérations civiques, le respect dû au lecteur, les gens qui ont fait la guerre, que la vie de caserne n'est pas du tout comparable au bagne, etc., etc. Enfin un monde de niaiseries et de pusillanimités, d'autant que ce mot, je le leur fais remarquer, ne s'applique en rien aux choses de la guerre. Une nouvelle fois je n'ai pas cédé et je ne céderai pas. Toute ma liberté serait perdu si je cédais. Il me faudrait sans cesse supprimer ceci ou cela. Ou ils tiennent à moi pour leur journal et ils finiront par me ficher la paix. Ou ils ne tiennent pas à moi et dans ce cas c'est moi, s'ils m'ennuient trop, qui partirai. Ces deux nigauds me font suer. Je le leur ai dit : « Quoi qu'on écrive, on contente les uns et mécontente les autres. Le chauvin est ridicule aux yeux des esprits libres, l'internationaliste est odieux au patriote. L'athée est odieux au catholique pratiquant et l'écrivain de sacristie est un tartuffe et un niais aux yeux du libre penseur. On n'écrit pas en s'occu­pant de ces choses. Le respect du lecteur ? Et le respect qui m'est dû comme écrivain et qui consiste à me laisser écrire librement ? » Maurice Martin du Gard et Jacques Guenne pensent probablement uniquement à gagner de l'argent et à être décorés un jour. C'est leur affaire. La mienne est toute dans mon plaisir d'écrire ce qui me plaît, - ou de rester chez moi. » (13.06.23)

« Je me désintéresse vraiment trop des cérémonies littéraires. J'aurais dû aller à la petite affaire de la plaque posée, rue Rousselet, sur la maison habitée par Barbey d’Aurevilly. Cela m'aurait fait plaisir, d'abord, de revoir la rue Rousselet. Ensuite, j'aurais vu parler Bourget. Le compte-rendu que je lis dans le Mercure me donne des regrets. J'ai vraiment tort de ne pas être plus curieux. Je ne parle pas pour la cérémonie Mallarmé à Valvins. Mallarmé peut être cher comme homme à ceux qui l'ont connu. Or, je ne l'ai pas connu, et comme écrivain, il ne m'intéresse pas le moins du monde.
J'aurai été un curieux homme de lettres. Je suis arrivé à une petite notoriété. Or, je ne connais personne, je ne vais nulle part, des écrivains m'envoient leurs livres avec des témoignages d'estime littéraire et je ne réponds jamais, pas plus que je ne lis lesdits livres. Je n'aurai vraiment pas cultivé la « réussite », ni les relations. Et le pli est pris, bien pris. Il me faudrait maintenant sortir, voir des gens, ce serait pour moi, moralement et matériellement, une corvée énorme. » (30.10.23)

« Je n'avais jamais vu de si près ce que c'est que dire une messe. C'est à mourir de rire. J'avais pensé à me retenir. Le grotesque et la bêtise de la chose dépassent toute mesure. Ce prêtre, qui tient en main un ciboire, qui l'élève, qui trace au-dessus, dans le vide, avec une main, des signes mystérieux, c'est absolument le prestidigitateur qui vous montre un chapeau, qui vous dit : « Voyez, Messieurs, Mesdames : il n'y a rien dedans », qui fait ensuite je ne sais quelle acrobatie de gestes, et vous remontrant le chapeau en tire une douzaine d’oeufs. Il faut vraiment être doué d'une incurable et monumentale bêtise pour assister en crédule respectueux à une pareille singerie. Une petite troupe de fidèles, à figures spéciales, comme tous les « fidèles », sont ensuite venus s'agenouiller en demi-cercle devant la grille de la chapelle pour recevoir le « corps de notre Seigneur ». Pendant cette opération, une sorte de bedeau officiant, accroupi au côté de l'autel, se mouchait, crachait dans son mouchoir, s'essuyait le nez, se grattait le crâne, spectacle ragoûtant au possible. S'étant ainsi réconfortés, les fidèles se sont relevés et ont regagné leur place, tous passant devant moi. Non ! La figure à la fois stupide et confite de ces gens ! Rien que cela vous dégoûterait de la religion. Un prêtre est venu ensuite s'agenouiller devant la grille et a prié pour les morts, avec une vraie figure de l'emploi. Je jure bien que je ne veux pas de ces bouffonneries pour moi quand je quitterai ce monde. » (09.11.23) (Cf. l’histoire de l’enfant et l’hostie)

« Je lis dans La Nouvelle Revue française le premier morceau du Bal du Comte d'Orgel de Radiguet. C'est remarquable. A voir vingt ans et écrire de cette manière. Auriant me raconte que le bruit court que Le Bal du Comte d'Orgel est de Cocteau.
J'en parle à Dumur, qui a aussi entendu raconter cela. Pour Le Bal du Comte d'Orgel, je dis à Dumur qu'il est bien étonnant qu'il soit de Cocteau. Rien de son genre, de son style à facettes, de ses ellipses de clown littéraire. Il a bien du talent. Il faudrait qu'il en ait diablement pour être à volonté si différent. Dumur me dit que le manuscrit du Diable au corps que possède... est de quatre écritures différentes et qu'il aurait été écrit par Cocteau, Grasset, un autre et Radiguet lui-même. Dumur me dit que Georges Le Cardonnel lui a fait aussi l'éloge du Bal du Comte d'Orgel. » (30.06.24)

Régnier payant 40 000 F sur 160 000 F :
« J'ai dit à Vallette : « C'est à décourager de travailler si on vous prend autant sur vos gains. Autant ne rien faire que le nécessaire. » Il m'a répondu que c'est justement ce que Abel Hermant disait à Régnier qui l'a répété à Vallette. Hermant disait : « Doréna­vant, je travaillerai pour gagner ce dont j'ai besoin, et de manière à ne pas dépasser un certain plafond de revenu. Travailler n'est plus intéressant, puisqu'on vous prend autant dessus. »
Voilà encore un résultat de la guerre. Voilà encore un point à l'actif de ce sot de Poincaré, doublé je crois bien d'un lâche sous le rapport du caractère. Cet homme, qui toute sa vie a voulu et préparé la guerre, n'a pas seulement fait tuer des millions d'homme dans toute l'Europe. Il a encore plongé son pays, et chaque citoyen, dans des difficultés d'argent qui ne sont pas près de s'alléger. » (19.12.24)

« J'ai alors rappelé à VaIlette et à Dumur qu'il a été prouvé qu'avant la guerre, les Schneider du Creusot, et les Usines Krupp, faisaient publier les premiers dans les journaux allemands, les seconds dans les journaux français, en vilipendant les uns les autres lesdits journaux, des articles tendant à faire augmenter les armements dans chaque pays, les représentant chacun, aux yeux de l'autre, comme préparant la guerre. Quand la guerre vient, les peuples écopent et ces messieurs encaissent. » (22.01.25)

« Quel soufflet pour les guerriers en chambre et autres, les accords de Locarno qui viennent d'être conclus ! Cela fait plaisir que des plénipotentiaires réunis aient pu parler de la paix sans combiner trop de marchandages, comme il paraît bien que cela s'est passé, au rebours de ce qui se passe d'ordinaire. Les Allemands eux-mêmes ont l'air de s'être rangés à ce parti, en hommes soucieux d'abord de l'intérêt de l'apaisement pour leur pays. Ils n'ont pas mis en jeu la révi­sion du fameux article du Traité de Versailles qui les a fait se reconnaître seuls responsables de la guerre. Ils ont eu raison, mais je ne sais pas, à leur place, si j'aurais eu cette abnégation. Tel j'étais en 1914 au début de la guerre, tel je suis resté. La France complètement innocente ? Une belle plaisanterie. La « responsabilité unique » de l'Allemagne dans ce qu'on appelle la « grande guerre » est une question de justice qui sera certai­nement révisée un jour, non à l'avantage de la France. » (19.10.25)

« J'avoue que la fameuse terrasse de Saint-Germain m'a laissé fort indifférent. Au fond, toutes ces promenades ne valent pas le dérangement. Désagrément du voyage, à l'aller : conversation assourdissante entre des natifs de Melun (accent abominable), le soir : tramway archi-comble de gens du peuple. J'ai eu là l'occasion de voir combien l'éduca­tion de tous ces gens sera longue à faire. Ce tramway passe à l'aller et au retour devant le monument de la Défense de Paris, sur la place sise entre Courbevoie et Nanterre. Tous ces gens dans le tramway disaient : c'est la Défense, le Monument de la Défense, très impressionnés sûrement par cette ordure.
Autre saleté vue en passant : la tombe du soldat inconnu, sous l'Arc de l’Etoile. Bon peuple, et je l'entends de tous les pays, qu'il est facile de te bourrer Je crâne. Tu vas au-devant et les farceurs ont beau jeu. » (10.04.26)

A propos des impôts que doivent payer les gens de lettres.
« On fait tout pour les classes populaires. Absolument rien pour ceux qui constituent au premier chef l'élite d'un pays. » (11.06.26)

« Je me demande ce qui se passera s'il est décrété qu'un billet de 100 francs ne vaut plus que 14 francs. Le prix des choses sera-t-il ~s en rapport avec cette nouvelle valeur ? N'y aura-t-il pas une période de transition dure à passer ? S'il y a des indus­tries et des maisons de commerce atteintes et des licenciements de personnel, comment cela se passera-t-il ? Voilà ce que je vou­drais bien savoir. Je le verrai du reste. J'écoperai même peut-être ? C'est bien cela : moi qui n'ai jamais été dupe de rien, qui n'ai jamais rien voulu de toutes ces bêtises, qui même ne les ai jamais approuvées, qui me suis toujours au contraire élevé contre, j'écoperai. Justice sociale.
Et l'homme qui a amené tout cela par son sot et étroit natio­nalisme, son esprit de revanche imbécile, sa vanité d'homme politique, continue à aller et venir bien tranquille, et plus d'un million d'hommes (pour ne parler que des Français), sont sous la terre à cause de lui. Quelle honte et que les hommes sont bêtes. Je suis tenté quelquefois de dire qu'ils ont mérité cent fois leurs malheurs. Qu'est-ce que l'intelligence, décidé­ment ? Un homme comme Dumur est intelligent. Un homme comme Vallette n'est pas absolument un imbécile, quoique ne dépassant guère le « petit boutiquier ». Et pourtant, quand je les vois tous les deux, non seulement ayant sombré dans l'erreur et la duperie, mais encore y rester, je suis tenté de les trouver bêtes comme leurs pieds. » (05.07.26)

« Il serait bien étonnant que l'Angleterre ait ainsi changé du caractère qu'on lui voit dans toute l'histoire. C'est bien à mon avis le premier peuple du monde, mais c'est bien aussi le plus profiteur des zizanies entre autres peuples. » (07.07.26)

« Davray a conclu par ce qui n'est que trop vrai : on bourre le crâne, on bourre le crâne. On le bourre en disant des choses. On le bourre aussi par prétérition, en taisant les choses. En Angleterre aussi, on bourre le crâne. On le bourre partout, mais on ne le bourre nulle part autant qu'en France. Les Fran­çais sont vraiment le peuple qu'on endort le plus facilement. » (07.07.26)

« Article dans L'Humanité, avec un petit tour désagréable, et un peu bête. Pour ces gens-là, du moment qu'on n'est pas un ouvrier et qu'on ne travaille pas manuellement, on est tout de suite un bourgeois capitaliste. » (27.07.26)

« Il y a plus d'un an que je veux l'écrire, encore plus longtemps que je le pense, que de fois j'en ai disputé avec Vallette, et je veux le noter aujourd'hui que la question se trouve de nouveau agitée par les discours du Chancelier Stresemann et de Poincaré : la « culpabilité unique » de l'Alle­magne dans la « grande guerre » est une question qui sera révisée un jour, non à l'avantage des Alliés. Cela, j'en suis sûr comme je suis sûr que j'existe. Il faut être un niais pour être aveugle sur ce point, ou un tartuffe pour le nier. » (05.10.26)

« Nous arrivons de là à parler de tous les mensonges que répandent les journaux, dont ils vivent, tous achetés, tous inféodés à un parti ou à un autre, soutenant tous tels intérêts ou tels autres et de la vaste plaisanterie qu'est ce qu'on appelle l'opinion publique, qu'on fait en trois mois ce qu'on veut qu'elle soit, dans le sens qu'on la désire, suivant le parti qui est à ce moment le plus fort. Davray, qui certes ne m'apprend rien sur la duperie universelle, me dit que le monde entier est mené par une quarantaine d'individus qui sont les maîtres absolus, chacun d'eux représentant les intérêts de groupements industriels ou financiers. Baldwin en Angleterre est l'homme de plus de 80 firmes métallurgistes groupées en une sorte de syndicat. Mussolini, en Italie, a été porté au pouvoir de la même façon et sert des intérêts analogues. Stresemann, en Allemagne, est au fond, avec tous ses beaux discours, l'homme de la métallurgie allemande. Poincaré, en France, c'est connu, est l'homme du Comité des Forges. Davray parle aussi des Cambon, de « grands français » comme il les appelle. Eh ! bien, Jules Cambon est en France le représentant d'un vaste trust de pétroles : la Standard Oil. Tous les journaux sont achetés. Il y avait jusqu'à ce jour les Débats, qui étaient un journal assez indépendant. Un journal intéressant à avoir, car il est fort lu dans certains milieux de province. Eh ! bien le Comité des Forges vient de l'acheter : 9 millions. Il y avait aussi un journal qui paraissait assez propre, Le Quotidien. Eh ! bien, on a voulu l'acheter aussi, on a travaillé à le déconsidérer. Il n'y en a pas un qui ne soit plus ou moins vendu. » (31.12.26)

« J'ai trouvé une définition du « Suffrage universel » : Le vote d'un intrigant, d'une canaille ou d'un imbécile a son effet. Le vote d'un honnête homme, ayant des idées et du jugement, et désintéressé, n'en a aucun.
Je ne suis pas peu fier de n'avoir jamais été dupe dans ce domaine et de n'avoir jamais voté. Je dis jamais, même quand j'étais jeune homme et que j'aurais pu être fier de cette affaire.
J'ai perdu toute estime pour la démocratie telle que nous la voyons. C'est le règne des partis, des faiseurs de politique, des bavards, des sots, des profiteurs, tel qu'on l'a vu dès la Révolu­tion française avec les clubs. Pour le reste, pas de différence avec la monarchie. Un ministre comme Poincaré passe les traités qu'il lui plaît (exemple : le traité secret avec la Pologne, qui nous coûtera peut-être cher un jour). Il n'est tenu de mettre au courant que le président de la République, qui généralement n'en peut mais. Le jour qu'il faut payer, on paie, sans que per­sonne soit responsable. » (01.05.27)

« Il y a longtemps que je dis que la révolution russe, c'est la Révolution française. (...) comiques les français qui font la petite bouche devant les abominations qui se passent en Russie, alors que les mêmes se sont passées chez eux et même devenues depuis un chapitre glorieux de leur histoire, l'apothéose de la liberté, la libération du peuple, les vertus civiques, etc., etc. »
« (...) je lis aujourd'hui : « Les dirigeants du parti au pouvoir ont élaboré une nouvelle théorie de la patrie, proclamé la nécessité de défendre cette dernière jusqu'à la dernière goutte de son sang, et toute la presse, toutes les réunions publiques sont pleines de ce cri : La Patrie est en danger. » L'idée de patrie telle que nous la subissons aujourd'hui, les vertus civiques qui ont fait les peuples, les jolis sauvages qu'ils sont aujourd'hui, sont en effet l’œuvre de la Révolution française. Nous avons toujours été les premiers pour ces sinistres bêtises. » (21.08.27)

Dans une déclaration à Auriant.
« Il n 'y a rien à espérer... Le progrès moral n'existe pas. On ne sait de quel côté se tourner. En bas, le peuple, cela ne vaut pas cher. En haut, les bourgeois, cela ne vaut pas mieux. Aussi cruels, aussi bêtes les uns que les autres. Il n'y a certainement pas une cause au monde pour laquelle je me sacrifierais, vraiment, non. Quel parti voulez-vous qu'on prenne ? Comment voulez-vous qu'on ait une opinion pour de bon. Vous vous tournez d'un côté ? C'est un monde d'abjections, de contradictions qui se dresse devant vous. Vous vous tournez d'un autre ? C'est la même chose. Il y a du bon, du mauvais, du pour, du contre, partout. » (24.08.27)

« Je ne sais plus comment je suis venu à parler ensuite de la Russie, où voilà maintenant qu'on apprend au peuple la notion de la Patrie et la nécessité de mourir pour elle, ce que j'ai dit en éclatant de rire, rappelant combien j'ai dit, dès le premier jour, que la Révolution russe, c'est la Révolution française, la pre­mière voulant bolcheviser l'univers, tout comme la seconde voulait porter la liberté à tous les peuples. A ce que j'ai dit de la patrie et au rire qui m'a pris, Vallette s'est levé, passionné, le verbe haut, pour me répliquer qu'en tout cas il y a une chose que nous avons depuis la Révolution française, c'est la sécurité chez soi, alors qu'autrefois on était obligé de se barricader, de se défendre dans son domicile. A côté de cela, il est toujours de cet avis très juste : la diminution progressive de la liberté, plus on va. Je venais de parler de la première grande atteinte à la liberté, avec le service militaire obligatoire institué par la Révolution. » (02.09.27)

« (...) la démocratie est non seulement le signe de la laideur et de la vulgarité, mais encore de la bêtise et de la crédulité sans bornes. Quand on veut éclairer les gens, ils sont comme scandalisés. » (10.10.27)

« L’imprimerie du Mercure a été en grève pendant quelques jours. Les ouvriers réclamaient 25% d'augmentation. Grands ennuis pour le Mercure. Ce sera pro­bablement fini demain. On accorde aux ouvriers 12,50% d'aug­mentation et on augmente les clients de 10%. Texier a demandé à Vallette s'il accepte cette augmentation. Il a répondu (il m'a lu sa réponse) par ce cliché : « Le couteau sur la gorge il faut bien accepter. »
Je parlais de cette affaire ce soir avec Bernard. Je lui disais que sans être socialiste furieux, on ne peut que reconnaître la sorte de justice qu'il y a dans l'existence des syndicats ouvriers. » (20.12.27)

« Il [Vallette] a été tout à fait de mon avis sur ce que je lui ai dit, tou­jours à ce propos, de cette idolâtrie spéciale à notre époque et qui est bien le propre de la démocratie. Il faut absolument que le peuple adore quelque chose, ait des idoles. On ne peut nier qu'on lui en fourre aujourd'hui en quantité et de tous les genres. La réussite de Valéry est encore un exemple de cette idolâtrie propre à la démocratie : un troupeau d'ânes qui veulent se donner les gants de comprendre ce qui n'est pas fait pour eux. » (14.01.28)

« Tout ce qui concerne la Révolution m'intéresse grandement, mais toute cette époque et ses "grands hommes" me font horreur. Je n'ai que dégoût et mépris. Il est à remarquer à quel point tous ces sauvages ont des figures de brutes ou de dégénérés. Au total, une bande de coquins et d'imbéciles, sans en excepter un seul. Voilà pourtant ce qu'on glorifie, voilà les créateurs de la France, de la France d'aujourd'hui, les auteurs du régime sous lequel nous vivons, les précurseurs des bavards et des sots qui nous gouvernent, les fondateurs de cette religion du civisme, de cette idéologie de la patrie qui ont fait des Français et des autres peuples, par contagion, autant d'imbéciles idolâtres, - tout cela pour aboutir à un aventurier à sabre. On se demande ce qui serait arrivé si Robespierre, au lieu de dis­courir à l'Hôtel de Ville, avait maté la Convention, - et si Bonaparte n'avait pas surmonté son évanouissement et sa poltronnerie le 18 Brumaire ? Il est curieux aussi de voir les gouvernants d'aujourd'hui laisser exposer dans cette exposition les lettres souvent si touchantes et si déchirantes des victimes des hommes de 89, comme on dit, dont se réclament si fort les politiciens actuels. Il semble qu'il y aurait plutôt intérêt à ne pas les montrer, pour ne pas réveiller le dégoût qu'inspire cette époque. Je serais resté un peu longtemps tantôt que j'au­rais fini par exprimer tout haut mon sentiment. Et pourtant, je ne suis pas royaliste. Qu'est-ce que je suis, au fait ? A cinquante-six ans, je devrais le savoir. Je ne suis rien, je crois que voilà le vrai. » (26.01.28)

A l’enterrement de J. de Gourmont :
« Je regarde le prêtre qui officie préparer sa communion : le vin dans le ciboire, l'hostie cassée et plongée dans le vin, le ciboire recou­vert de la plaquette, le prêtre traçant au-dessus avec la main des signes mystérieux. Absolument comme un prestidigitateur : Messieurs, Mesdames, vous voyez ce chapeau. Il n 'y a rien dedans. Je le pose sur cette table. Attention : Un, deux, trois, et le chapeau repris un pigeon s'en échappe. Les pigeons, ici, ce sont les fidèles.
Et ce Jésus, auquel on s'adresse, qu'on glorifie, qu'on adore, qu'on évoque, qu'on implore, dans un langage incompréhen­sible pour la plus grande partie des fidèles, avec des « signes »de magie ! C'est de la plus pure superstition. Cela tient de la Kabbale et des tables tournantes. » (22.02.28)

« Encore un bien joli détail, sur la comédie sinistre qu'a été la fameuse guerre du droit de 1914. Un amiral anglais, Consett, a publié un ouvrage dans lequel il établit que pendant toute la guerre, les Anglais et les Américains, dressés même en rivaux dans cette fructueuse opération, n 'ont pas cessé de ravitailler l'Allemagne sous le couvert des pays neutres. Nous savions déjà que l'Angleterre s'est refusée à toute négociation pouvant amener la paix, tant que ses intérêts financiers et commerciaux lui faisaient désirer qu'elle continuât. L'histoire du ravitaille ment de l'Allemagne qui remplissait ses poches en continuant l'affaiblissement de ses alliés complète cela à merveille. II parait que France a dit un jour : « On croit mourir pour la patrie. On meurt pour des industriels. » II n'a pas fait une grande découverte ce jour-là.
Des histoires de ce genre aident à comprendre la réponse de Clemenceau, il y a quelque temps, à un journaliste qui lui demandait s'il écrirait ses souvenirs : « Moi, écrire mes Sou­venirs ? Jamais ! Si j'écrivais ce que je sais sur la guerre, plus un Français ne voudrait jamais se battre pour la France. » (04.05.28)

Léautaud économiste :
« C'est fait. La stabilisation est officielle. Le franc vaut 20 centimes. Nous faisons faillite des 4/5. Les futures pièces d'argent : I franc vaudront 5 francs, 2 francs vaudront 10 francs, la pièce d'or de 20 francs vaudra cent francs. Les ren­tiers d'avant guerre écopent sérieusement. On a donné en faveur de la stabilisation des arguments qui ont leur valeur. Je reste quand même stabilisateur, mais il aurait fallu un vrai gouverne­ment et de vraies mesures. Nous n'avons pas eu le premier, et pour les secondes, il m'a tout l'air que les Français sont trop bêtes. Un système rigoureux d'économies - mais des économies pour de bon, - une forte contribution imposée aux grands établissements financiers et, en cas de refus, la saisie, dans l'intérêt général ­l'obligation pour toutes les catégories de contribuables de payer réellement l'impôt, et non certaines seulement payant quand d'au­tres se dérobent, - le régime, dès le lendemain de la fin de la guerre et pendant une bonne dizaine d'années, et je suis bien sûr qu'on serait revenu à un franc bien près du pair. Je le répète : les Fran­çais sont trop bêtes, trop malhonnêtes, le Parlement trop inca­pable et le gouvernement trop poltron. C'est bien au reste le caractère français (j'en suis un exemple) de remettre au lende­main la solution des difficultés, quitte à les voir multipliées un beau jour et plus graves. (25.06.28)

« Je ne sais plus ce qui m'a amené aujour­d'hui à parler politique, pour ainsi dire, ayec Vallette. Je lui mon­trais le comique de cette situation : après la guerre de 70, l'Alsace et la Lorraine envoyant leurs députés au Reicshtag. Lesdits députés représentant là l'attachement persistant à la France, députés qu'on a appelés pendant quarante ans les « députés pro­testataires ». Arrive la « grande guerre ». Nous recouvrons l'Alsace et la Lorraine. Elles envoient des députés à la Chambre, et il se trouve que ce sont, dans un autre sens, également des « députés protestataires ». Alors, c'était vraiment pas la peine. Vallette absolument de mon avis.
Je lui parle également du double jeu de la politique française, Briand faisant à la Chambre et à Genève de grandes tirades sur la paix, la guerre hors la loi, arrière les canons et les mitrailleuses, etc., etc., et le gouvernement passant un traité militaire secret avec l’Angleterre. Aucune confiance à avoir dans toutes ces histoires. » (25.10.28)

« Poincaré est toujours Poincaré-la-guerre. Il nous a valu la guerre de 1914. Il nous en vaudra certainement une autre. Cet homme qui a avoué avant la guerre de 1914, que, comme tous les gens de sa génération, il n'avait pas eu d'autre but dans sa vie que la reprise des provinces perdues, montre encore aujourd'hui le même carac­tère guerrier, agressif, haineux, militariste en diable. Accord naval avec l'Angleterre récent. Traité secret, dès le lendemain de la paix, avec la Pologne, pays extrêmement dangereux, ne rêvant que plaies et bosses. Renforcement actuel sur toute la ligne des armements. Manifestations nationalistes à tout bout de champ. Briand, nous disent les journaux, s'est rendu devant la Commission de l'Armée pour la mettre au courant, sous le sceau du secret, de certaines situations inquiétantes. La danse recommencera certai­nement d'ici peu, un pays comme l'Angleterre ne demandant probablement pas mieux. Si les Français sont enchantés de la perspective, tant mieux. Espérons toutefois qu'ils recevront cette prochaine fois la bonne tournée, à plates coutures, que mérite leur bêtise. » (30.11.28)

« Dans la Nouvelle Revue française, étonnant article de Thibaudet, dans lequel il exprime cet avis que la guerre de 1914 doit être désormais jugée et appréciée comme un événement historique. Une pareille guerre, de laquelle nous sommes encore si proches, qui a changé si profondément les conditions et les aspects de notre vie, considérée et envisagée déjà comme événement historique ! Il en a de bonnes. Alors surtout qu'une autre se prépare certainement, moins éloignée peut-être qu'on le croit. » (4.12.28)

« Vallette me parlait ce soir de cet assassinat, à Vallensole, de toute cette famille d'un fermier, le père, la mère, deux enfants, un domestique, par deux chenapans qui n'ont même pas encore dix-huit ans, un français et un polonais, et qui, après avoir tué ces gens à coups de revolver, les ont mis en bouillie à coups de talon. Vallette effaré de cette sauvagerie. Je pense comme lui. Je lui parle de cet instinct de sauvagerie qui persiste au fond de certains individus. Il me dit : « C'est cela. C'est ce que vous dites : l'instinct de sauva­gerie. » Le voilà qui se met alors à parler de ce qu'on a appelé les « nettoyeurs de tranchées » pendant la guerre, à évoquer la besogne que c'était : des soldats armés de couteaux, sautant dans les tranchées allemandes conquises et là éventrant tous les hommes s'y trouvant. Il paraissait vraiment horrifié, déconcerté, par l'accomplissement de tels actes. » (11.12.28)

« Ce matin, Chaboteau vient me dire le bonjour dans mon bureau, en descendant de la rédaction. Il a été plus ou moins chef de cabinet de ministre et vit je crois, encore, dans les couloirs de ministère. Il connaît mon histoire avec ma propriétaire. Il m'en demande des nouvelles. Cela nous amène à parler de la nouvelle loi sur les loyers dont le projet vient d'être déposé sur le bureau à la Chambre par Barthou. Comme je lui dis que, à mon avis, les ouvriers, qui gagnent actuellement de très beaux salaires, ont très bien le moyen de supporter une augmentation de loyer, quitte à diminuer sur leur ventre, ce qui ne les empêchera pas de crier comme des écorchés, alors que ce seront, comme toujours, les gens comme lui, Chaboteau, et moi, la classe moyenne, qui écoperont réellement, Chaboteau me tient ce raisonnement, qui a assez l'air d'un paradoxe, à première vue, et qui est peut-être juste cependant :
« Mais c'est pour eux (les ouvriers) qu'on fait tout. C'est eux qu'on a défendus pendant la guerre, puisqu'ils étaient tous à l'arrière, les bourgeois et les paysans seuls à écoper. C'est pour eux qu'on fait les lois. On les soigne pour rien dans les hôpitaux, les femmes font leurs couches dans les hôpitaux. On instruit et on soigne leurs enfants pour rien. C’est encore pour eux qu’on fait les lois sur les loyers. On fait tout pour eux, mon cher. »
Un peu paradoxe tout de même. » (26.12.28)

« (...) l'état social est une partie où les malins amusent le plus grand nombre, pour faire pendant ce temps-là leurs petites affaires. On donne au peuple des joujoux : religion, héroïsme, gloire, beaux crimes, glorifications civiques, grands discours, etc., etc., et on s'enrichit sur son dos. » (12.01.29)

« On est assez porté à penser que des hommes qui ont des titres, une réputation, qui occupent des places en vue, des travaux desquels on parle, ont tout de même quelque valeur intellectuelle, - alors qu'ils sont souvent tout bonnement de simples imbéciles. Albert Dauzat rappelle ce matin dans un article de la Volonté que le Comte Albert de Mun, député, membre de l'Académie française, écrivain politique, se plaisait fréquemment à dire qu' « il faudrait une bonne guerre pour purifier et moraliser la France ». Passe pour le premier point de sa proposi­tion : une simple ânerie de bon catholique, mais pour le second ? Cet historien ne savait pas, alors, que tout événement social comme une guerre ou une révolution est au contraire suivi d'une crise de morale ! Un bel imbécile. » (22.01.29)

« De quelle façon finirai-je ma vie si cela continue, et il y a risque que cela continue et même s'aggrave, avec les temps que nous vivons et les charges fiscales dont on va encore nous gratifier. » (12.12.25)

« Ce matin, à la station de Port-Royal, descente d'un compartiment du train dans lequel j'étais, d'un malheureux soldat d'infanterie de marine, portant sur ses épaules un ballot énorme, accompagné de deux gendarmes, dont l'un le tenait par une chaîne attachée au poignet de son bras gauche. Qu'est-ce qu'a bien pu faire ce malheureux. Et ces gendarmes, le tenir ainsi ? le bagne de la caserne dure toujours malgré les belles phrases des politiciens. Race immonde des gens de police, de quelque catégorie qu'ils soient. » (06.02.29)

« Il est toujours amusant de voir des écrivains officiels d'aujourd'hui célébrer des écrivains disparus qu'ils eussent honnis s'ils avaient été leur contemporain : Bourget avec Stendhal, Lecomte avec Vallès, Funck-Brentano avec Rétif, ledit Boschot avec Gautier... La liste pourrait être continuée. » (01.03.29)

« Rien ne peint mieux l'époque à laquelle nous vivons. Hier, grande fête à la Préfecture de Police. Célébration du centenaire de frère « flic » comme disent les journaux. Le Président de la République photographié la main dans la main d'un gardien de la paix. C'est à vomir. Oser organiser l'apothéose de ces bandits que sont les gardiens de la paix dans le plus grand nombre, qui sont arrivés à se faire détester dans les quartiers populaires par leur brutalité et leur arbitraire. La police peut être nécessaire, mais autrefois on la cachait, on ne s'en vantait pas. Aujourd'hui, on la célèbre. Une société est descendue bien bas quand elle arrive à des manifestations de ce genre. » (13.03.29)

« Le Maréchal Foch devant être enterré aux Invalides, les jour­naux nous exhibent en illustration le tombeau de Napoléon. Je faisais cette réflexion ce soir : les hommes élèvent des autels à ceux qui les ont menés à la boucherie. Niais ceux comme moi qui les plaignent pour les hécatombes auxquelles on les mène.
M. Poitevin, le gérant de la librairie Larousse rue des Écoles, qui me parlait ce soir de la cérémonie d'hier à l'Arc de Triomphe, dans laquelle cent ou deux cents badauds se sont fait à moitié écraser, me disait qu'un de ses clients, lui parlant tantôt du Maréchal Foch, lui a dit cette jolie chose : « Des hommes comme cela ne devraient pas mourir. » Je regrette de n'avoir pas été là. Je lui aurais dit : « On pourrait peut-être le faire empailler. » Je ne nie pas la valeur militaire possible du Maréchal Foch ni les services possibles qu'il peut avoir fendus, mais cette idolâtrie civique et guerrière qui se montre encore dans cette circonstance, cette rhétorique et cet étalage, cette apothéose une fois de plus, dans la personne d'un chef d'armée, d'événements qui sont des monstruosités au point de vue humain... C'est à désespérer de voir jamais une humanité plus intelligente et plus humaine. Il n'y a, comme disait Renan, qu'à se croiser les bras, avec désespoir. » (25.03.29)

« Rien de plus méprisable que le peuple. Au lendemain de la guerre, il aurait pu tout changer. Un peu d'argent qu'on lui a jeté avec les primes de démobilisation, les hauts salaires, et il s'est couché. » (01.05.29)

« Ces fêtes de Jeanne d'Arc, qu'on célèbre en ce moment à Orléans, sont une honte pour l'esprit humain. Je lisais en dînant le numéro de La Vie Catholique à ce sujet. Il est difficile d'aller plus loin dans la bêtise. » (09.05.29)

« Je me trouvais ce soir dans la salle d'attente de la gare du Luxembourg, attendant le moment de descendre au train. Je vois passer un jeune homme portant les cheveux comme les portait Coppée dans sa jeunesse. Cela me fait penser à Coppée, puis à ses succès auprès des femmes, et, par contraste, à moi, qui n'aurait pas été très dégourdi sous ce rapport. Je trouve alors cette espèce d'aphorisme, que j'ai noté aussitôt et que je mettrai un jour dans une Gazette :
L'élégiaque est le dernier des roués avec les femmes. et le cynique vit comme un moine, empêtré dans sa timidité. (...)
De plus, dans la Nouvelle Revue française parue hier, un long article d'étude sur Fargue, dans lequel on voit (pour la première fois, je crois bien) le mot farguien (pour définir son art, sa tournure d'esprit, le caractère de ce qu'il écrit) tout comme nous avons eu le mot valéryen et le mot proustien ». (02.07.29)

« Toujours agréable de voir mis au jour l'envers des personnages qui font les importants. C'est ce farceur qui a eu l'idée de ressusciter chaque année la Foire Saint-Germain et d'encombrer de baraques de fête foraine toute la place Saint-Sulpice. Au lendemain de la guerre, on ne pouvait plus pénétrer dans les cours de la mairie Saint-Sulpice, qu'il avait remplie de canons « pris à l'ennemi ». Un imbécile ou un cabotin, les deux réunis constituant d'ailleurs bien le parfait patriote. C'est même la seule fa con dont il avait le courage de regarder ces canons : dans la cour de la Mairie.
Ces exhibitions de canons pris à l'ennemi sont d'ailleurs bien comiques. Des gens vont voir cela, avec une satisfaction d'orgueil, sans doute. Mais de l'autre côté aussi, il y a des canons pris à l'ennemi et qu'on exposait et que d'autres imbéciles allaient voir, avec une satisfaction pareille, sans doute. Cela ne leur venait donc pas à l'esprit, aux uns et aux autres. On a établi un jour, en Amé­rique, je crois, que la plupart des hommes, là-bas, ne dépassent pas, comme intelligence, le niveau d'un enfant de douze ans. On pourrait en faire une règle universelle. » (04.11.29)

« Mort de Clemenceau. Merveilleux comme spécimen d'énergie et de combativité. Mon admiration s'arrête là.
Sa fin solitaire. Le départ de son corps de nuit pour son village natal. Les obsèques voulues par lui sans flaflas d'aucune sorte, ni étalages ni grandiloquence, cela est très bien. Il eût été bien étonnant que cela n'eût pas été gâté par la bêtise et le cabotinage patriotique. La bêtise : le général Gouraud faisant placer dans le cercueil un vase façonné dans un obus allemand. Le cabotinage : les anciens combattants ayant été demander et ayant obtenu du gouvernement de défiler dimanche prochain devant l'Arc de Triomphe. » (25.11.29)

« Le tailleur Almazian, soupçonné de l'assassinat de l'indicateur de police Rigaudin et dont l'affaire fait tant de bruit, pour les traitements odieux qu'il a subis des argousins de la Police judiciaire, a un chat. Comme il est détenu préventivement, une de ses voisines a recueilli ce chat chez elle et en prend soin. Or, il paraît que pour avoir recueilli ce chat, cette femme est l'objet de la réprobation fort active de tous les gens de la maison. On la traite de folle, on l'injurie, pour un peu on la soupçonnerait de complicité. Je suis sûr que si ces gens pouvaient tenir ce chat ils l'assommeraient parce que le chat d'un homme soupçonné d'avoir assassiné. On ne se doute jamais jusqu'où peut aller la bêtise et la bassesse humaines. On comprendrait encore, à la rigueur, s'il s'agissait d'un enfant, dont on pourrait dire qu'il tient plus ou moins de son père. Mais un animal ? Vraiment, on en arrive par moments à souhaiter que quelques bonnes bombes débarrassent la surface de la terre de toute la vermine humaine qui y grouille. Babut m'écrivait il y a quelques temps d'Indochine, ceci, en substance : « Vous vous élevez contre la guerre. Vous paraissez savoir d'autre part ce que valent les hommes. N'y a-t-il pas là chez vous une énorme contra­diction ? » Il a complètement raison. Quand on voit ce que valent la plupart des hommes, stupides et cruels, on en arrive à se dire que les faire tuer n'est pas une grande perte. » (18.12.29)

Grogne contre les éditeurs (les « coquins ») :
« Gallimard, avec les comptes qu'on ne peut jamais obtenir de lui - Grasset avec son bluff et les 10 ou 15 premiers milles sur lesquels il ne donne rien à l'auteur sous prétexte de publicité intense ­Z. avec sa façon de voler ouvertement ses auteurs, chose connue de tous - Alcan, avec sa manière de faire payer à un auteur qui paie son édition 3.000 francs ce qui coûte 1.500 - Payot qui commande un livre, signe un traité et refuse ensuite de publier - Vallette qui me fait rétrograder de 23% à 15% et qui, de l'aveu de Bernard ce matin, en ferait autant à Duhamel s'il le pouvait - l'un vaut l'autre et tous se valent. » (27.01.30)

« A mon arrivée ce matin, Van Gennep était là. Il me parle de la chute du ministère Chautemps (hier, le jour même de sa présentation devant les chambres). J'ai un haussement d'épaules, puis je lui dis : « La France est un pays de niais. Voyez ce qui se passe en Allemagne. Les hommes qui ont laissé faire la guerre, ou qui l'ont voulue, ou qui l'ont provoquée, tous balayés. Plus un seul au pouvoir. Chez nous les mêmes bonshommes qui ont laissé faire la guerre ou qui l'ont provoquée sont toujours là, les Poincaré, les Briand, les Barthou... On voit Poincaré, qui a causé le grabuge, être là, chargé de le réparer... ou de le recommencer. Cela juge un pays, et un peuple. » (26.02.30)

« J'ai écrit un jour qu'il est certaines fonctions qui emportent certains déshonneurs pour ceux qui les exercent. Le métier de rendre la justice est de celles-là. Qui dit magistrat, dit homme. » (22.04.30)

« Les citations allemandes, qui révèlent, paraît-il, un esprit nationaliste et l'esprit de « revanche », font la joie de Vallette et de Dumur. Vallette n'a pu résister à m'en parler ce soir, sans doute pour heurter mes opinions de pacifiste et de ferme croyant en une fédération européenne, même encore éloignée. Dumur, lui, encore, parle de cette affaire en homme que la politique intéresse, avec des idées de critique. Mais Vallette ! C'est toujours le nationaliste français haineux. Il a eu ce mot ce soir, en raillant la politique française à l'égard de l'Allemagne selon la direction de Briand : « Il n'y a qu'une politique avec ces gens-là (les Allemands). La politique du coup de pied au cul. »
Je ne discute jamais avec Vallette. Il n'y arien à répondre à des paroles de ce genre. Au bout de trois minutes, par surplus, il l'emballe et tape du poing sur la table. Les Français de cette sorte me font horreur et pitié. Je les considère comme des imbéciles et des individus malfaisants. Je ne changerai pas d'avis sur les effets du patriotisme.
Vallette est en petit ce qu'est en grand Poincaré : un boutiquier, un faiseur de comptes, un discutailleur à esprit étroit, un flambard qui hausse le ton de loin, quitte à trembler sur ses jambes quand le feu commence à chauffer. Poincaré faisant son fameux discours de Gérardmer, proclamant que les hommes de sa génération n'ont pas d'autre but à leur vie que la reprise des provinces perdues, et le jour que les choses se gâtent, implorant l'aide du roi d'Angleterre. Vallette parlait de la politique du coup de pied au cul à l'égard des Allemands, et en août 1914, dès la première avance des Allemands, prenant sa valise et filant rapidement. C'est d'une bouffonnerie sans bornes. (...)
L'Allemagne, je l'ai déjà noté, a au moins ce mérite sur la France, d'avoir renouvelé son personnel politique. Chez nous, ce sont toujours les mêmes farceurs qui tiennent la direction. Si la France reçoit un jour une raclée, elle pourra savoir à qui s'en prendre. Elle ne l'aura pas volée. » (15.09.30)

« En fait de danger, je l'ai toujours vu, depuis la guerre, je le vois toujours surtout du fait des Polonais, peuple romantique, hystérique de nationalisme, posant au martyr perpétuel. Ce sont eux qui mettront le feu à l'Europe à la première occasion, encouragés par le traité qui nous lie à leur cause, rouvre de ce néfaste Poincaré, ce traité.
Qu'on puisse ainsi parler d'une nouvelle guerre, tranquillement, c'est prodigieux. Encore détruire, massacrer, s'appauvrir. Pour quel résultat ? Quand les Allemands auront mis le feu à Paris et les Français à quelques villes d'Allemagne, ils seront bien avancés ? L'esprit reste confondu. On se rend compte qu'on n'est qu'un zéro, qu’on ne sait rien, qu’on ne peut rien.
Prodigieux également qu'on emploie maintenant de la façon la plus naturelle cette expression : matériel humain. Matériel humain comme on dit des canons et des fusils. Il y a seulement deux cents ans, cette expression aurait fait bondir. L'idée aurait révolté que tout le monde dût aller à la guerre, tuer et se faire tuer. Nous avons fait un joli progrès dans l'abêtissement et l'asservissement.
Et faut-il que les hommes soient bêtes ! Qu'est-ce que cela peut leur faire d'être Français ou Allemands ou Anglais. Surtout dans le peuple. L'ouvrier en sera-t-il moins un ouvrier, l'employé un employé, le cultivateur un cultivateur. Feraient-ils pas mieux d'exiger qu'on leur fiche la paix aux uns et aux autres. Abominable espèce. Il n'y arien à en espérer. » (23.09.30)

« Visite de Nel (Jean Lamm, rubrique du Mercure : Questions militaires et maritimes) ancien commandant de la flotte française à Corfou pendant la guerre. (...)
Nel a rapproché très justement l'état d'esprit de l'Allemagne actuellement de l'état d'esprit de la France après 1870, un Hitler d'un Déroulède, les braillards étant les mêmes des deux côtés. Il refuse d'accorder à. des gens de cette sorte l'importance qu'on leur donne. J'ai renchéri. J'ai montré le comique de la situation, l'Allemagne ayant mainte­nant son Alsace-Lorraine, sa revanche, la République allemande ayant comme Président, comme la République française après 1870, un ancien maréchal impérialiste et les mêmes groupes politiques à. la recherche d'un rétablissement monarchique. (...)
« Dumur avec sa curiosité intellectuelle d'étranger qui n'aura qu'à prendre sa valise pour rentrer en Suisse se mettre à l'abri, Vallette avec ses courtes vues de petit boutiquier et sa sotte haine entêtée des Allemands. Ils me font pitié l'un et l'autre, pour leurs vues bornées, même Dumur, si intelligent et que sa haine des Allemands transforme en partisan. » (02.10.30)

« Au fond, la guerre, à notre époque, cela peut se résumer dans ce mot, authentique, paraît-il, qu'a rapporté un ancien combattant dans le numéro spécial du Crapouillot paru l'année dernière.
Un soir, un commandant fait sa tournée. Il s'approche d'un soldat en sentinelle, et voyant à quelque distance une forme debout, lui demande : « Qu'est-ce que c'est que ça, là-bas ? - Ça ? mon commandant, c'est l'autre con. »
Il est malheureusement à craindre que les hommes, d'un côté comme de l'autre, soient encore pendant quelque temps des cons de ce genre. » (06.01.31)

« Les obsèques du Maréchal Joffre, comme celles du même genre, cette glorification, cette apothéose, ce transport solennel d'un corps mort, cette sorte de déification de ce qui n'est plus rien, au fond c'est encore un reste des vieilles superstitions, c'est tout près des idolâtries des peuplades sauvages, cela n'a absolument rien de très relevé, au contraire. Le tombeau de Napoléon, le corps de Lénine, conservé dans un cercueil de verre et exposé à la vénération du peuple, l'exposition du corps du maréchal Joffre, la conserva­tion de l'épée de celui-ci ou du chapeau de celui-là, tout cela se tient : c'est un mysticisme extrêmement primitif qui survit. » (13.01.31)

« Nous parlons de la guerre, de la folie, de l'incroyable folie qu'elle serait, telle qu'on peint celle qui viendrait. Nous parlons de la Société des Nations. Je dis : « Alors, ce serait de la plaisanterie, tout ce qu'on fait et dit là-bas ? C'est qu'il y a des gens qui le disent, que ce n'est que de la plaisanterie. » Jean Jacob me dit que son père connaît le député belge Huymans, qui est à Genève le représentant de la Belgique. Huymans rit de tout ce qui se fait et se dit à Genève, que c'est une pure comédie et que ceux qui y pren­nent part le savent bien. Seulement c'est bien payé. Plusieurs centaines de mille francs par an. J'avoue que cela ne me fait pas rire, que j'ai de la peine à croire que tout cela ne soit encore que du bourrage de crâne, celui de la paix, comme il y a eu celui de la guerre.
Nous parlons des très beaux passages sur la guerre, dans le discours de Valéry, à la réception du Maréchal Pétain. Encore plus beaux d'avoir été prononcés par lui et en pareil endroit. Jean Jacob me dit qu'il a vu Valéry et lui a fait grandes félici­tations. Je lui parle de l'article de Léon Daudet à ce sujet, cou­vrant Valéry de ridicule, tournant en dérision ses paroles sur la guerre. Léon Daudet est décidément un être bas, répugnant. » (03.02.31)

« Bülow cite ce mot de Montaigne : tous les maux de ce monde viennent de l'ânerie. - On pourrait ajouter : et de la canaillerie. » (14.02.31)

« Une seule chose peut réussir : une société d'individus décidés à agir, et mourir pour mourir, agissant au moins avant. Parlé ensemble de l'admiration que méritent des hommes comme les ont été les Ven­déens ! Je lui dis ce que je pense depuis longtemps : où trouver cela, aujourd'hui. Le pire des esclavages. Le service militaire obligatoire, la mobilisation pour la guerre, ne rencontrent plus aucune révolte.
Il me cite comme un grand exemple d'un homme qui a osé : Lénine, malgré une délibération de dix-huit heures, avec douze autres membres de son comité révolutionnaire qui tous ne trou­vaient pas le moment venu pour agir. Il a quand même osé, et il a réussi.
Justement, il y a deux jours je pensais que, qu'on le veuille ou non, qu'on le souhaite ou non, qu'on l'approuve ou non, la forme sociale de la Russie actuelle sera certainement un jour celle de toute l'Europe. Les mensonges qu'on nous sert, la peur qu'on cherche à entretenir en nous, n'empêcheront rien. Le monde capitaliste tremble sur ses bases. Autre chose le remplacera. Autre chose qui ne sera pas drôle, ou qui ne paraît pas devoir être drôle, à nos yeux d'hommes de la société actuelle. Mais inévitable. » (28.03.31)

« Tout ce qui concerne la Révolution me passionne, dans la haine et le dégoût que j'ai de tout ce qu'elle représente de bassesse et de cruauté. » (11.06.31)

« C'est une histoire qui dure depuis Charlemagne. L'Allemagne et nous, nous les perdons, nous les regagnons, nous les perdons, etc., etc. Je ne connais pas ce général Weygand. Les journaux le présentent comme un aigle. Je le tiens carrément, moi, pour un imbécile et je le dis tout haut. Il y a certainement actuellement en Allemagne des individus de cet acabit qui eux aussi n'ont d'autre pensée que « la reprise des provinces perdues ». Il n'y a pas de raison pour [que] cette bouf­fonnerie finisse, et ne pas se rendre compte de cela c'est être un imbécile. Le civisme, le patriotisme abêtissent décidément les gens, et je parle du patriotisme de petit village comme de celui de nation. Etre fier d'être Bourguignon, ou Marseillais, ou Parisien, ou Breton, ou Tourangeau ? C'est à éclater de rire. » (12.06.31)

Vallette sur une éventuelle crise du livre :
« C'est possible. C'est bien fait pour les auteurs, en tout cas. Ils en sont les premiers responsables. Ils ont ravalé la littérature au rang d'une marchandise ordinaire. Autrefois, un écrivain n'était pas Monsieur tout le monde. Un certain prestige s'attachait à l'homme qui écrivait. D'autant plus que, généralement, on les connaissait très peu en dehors de leurs livres. Aujourd'hui, avec cette mode des portraits, à chaque instant, ces vitrines d'auteurs avec leurs papiers, leurs pan­toufles, etc., ces soirées chez un libraire pour signer des exem­plaires aux premiers venus, cette exhibition perpétuelle, adieu le mystère, et le prestige. Ils se sont trop montrés. On a vu qu'ils sont des hommes comme les autres. Ils ont tout perdu, et perdu par leur faute. On gagne à rester un peu secret, un peu ignoré... Il y a du reste longtemps que j'ai vu venir cela, quand a commencé la mode des photographies. Ce que je prévoyais est arrivé. » (18.06.31)

« Quand je vois les suites sans fin de cette guerre, comparable à la folie de particuliers qui auraient travaillé toute leur vie chacun à édifier la maison la plus ornée et qui tout à coup se mettraient à l'abattre à coups de hache pour se trouver ensuite sans abri, je dis de toutes ces nations et de la France encore plus : « Qu'elles crèvent donc et moi avec, j'en jouirai de plaisir. » (30.06.31)

« La manie de commémoration et de glorification dans laquelle on est tombé à cette époque ne connaît plus de bornes. Il faut chaque jour un grand homme à célébrer. On annonce aujourd'hui dans les journaux qu'on va poser une plaque sur la maison dans laquelle Trimouillat habitait rue Chanoinesse. Trimouillat ! un chansonnier de toute petite espèce, à peine connu déjà de son vivant. Paris sera bientôt comme un cimetière, avec tous ces monuments et ces inscriptions. » (23.07.31)

« Boll a paru entrer dans cette vue que le caractère et le tempérament sont plus nos maîtres en beau­coup de cas que l'intelligence. On pourrait encore en donner cette preuve que dans certaines grandes secousses sociales, comme l'affaire Dreyfus, comme la guerre, des gens sans culture, sans intelligence remarquable, ont pensé plus sainement, plus droite­ment, plus librement que bien de prétendus « intellectuels ». (05.08.31)

« S. D. - C'est encore une des nombreuses à la mode à notre époque si bête : l'enfance malheureuse. Les enfants ne sont pas malheureux (je parle des privations de l'essentiel - dont encore ils ne s'aperçoivent pas). Ce qui fait le malheur, c'est l'imagi­nation, la réflexion, la comparaison. Un enfant qui loge dans un taudis, qui est vêtu de loques, qui mange des ratatouilles, qui n'a pour lieu de jeu que la cour de sa puante maison, n'est pas malheu­reux. Je ne crois même pas qu'il existe chez les enfants la jalousie pour ceux mieux mis qu'eux, mieux logés qu'eux, etc., etc. L'enfant n'est même pas malheureux pour recevoir plus ou moins de taloches de la part des parents, sauvages sur ce point. La crise de larmes passée - souvent forcée chez lui, souvent cabotinage ­il n'y pense plus. S'il en était malheureux, vraiment, au sens pro­fond du mot, mais au bout de quelques années il aurait une haine féroce pour ses parents - cas qui est plutôt rare. Une preuve de tout ce que je dis, c'est l'indifférence des enfants devant la mort d'un père ou d'une mère. Ils n'en souffrent nullement. Ce n'est souvent pour eux qu'une diversion, une occasion de spectacle, comme l’est également un déménagement.
Je donne quelquefois une petite pièce à des enfants du peuple que je rencontre grignotant un morceau de pain malpropre avec une tablette d'affreux chocolat bon marché. C'est un régal pour eux. Ils ne sont nullement malheureux de manger ces ordures. C'est nous qui les voyons malheureux parce que nous imaginons, nous comparons, nous connaissons les différences morales et physiques dans tous les milieux sociaux. C'est comme si vous me disiez qu'un enfant de millionnaire est heureux de ses vêtements, de l'auto de sa famille dans laquelle on le promène, etc. Il n'y pense pas plus que l'enfant pauvre à sa misère, c'est encore une
C'est étonnant comme on a inventé depuis quelques années des motifs d'attendrissement et de pitié, niais, pleurards. Il faut toute la bêtise du temps dans lequel nous vivons. Et quand j'ai dit plus haut que ce qui fait le malheur c'est l'imagination, la réflexion, la comparaison, ce n'est pas sûr. Sommes-nous malheureux, chacun de nous, de penser, savoir et voir qu'il yen a d'autres mieux partagés que nous ? Nous n'y pensons pas. Nous nous en fichons. Nous ne vivrions pas sans cela.
Mais oui, je dis cela, sans m'en cacher. Si j'avais été riche, j'aurais eu la coquetterie d'une femme. » (S.D.) [Année 31]

Une espèce d’humanisme misanthropique :
« Il n'y a rien à espérer. La bassesse humaine est sans bornes. La cruauté, la bêtise également. Voici ce que je lis dans Le Soir d'avant-hier samedi. Un film sur la guerre Japon-Chine. Des avions laissent tomber des bombes qui éventrent des gens, incendient des quartiers entiers et des gens applaudissent. Pas même le réflexe qui fait qu’on pense à soi en pareille circonstance. Encore moins alors la pitié des victimes. » (29.02.32)

Suite à l’achat par Hachette de la NRF :
« les procédés d'Hachette pour mettre la main plus ou moins sur une maison d'édition : commandes de volumes en grand nombre, invendus non révélés. Un jour, stock de retours considérable. L'éditeur se trouve devant une dette assez forte, qu'il ne peut payer, d'autant que souvent, devant les commandes répétées, il a procédé à des réimpressions. Hachette offre de donner du temps, en échange d'une part de contrôle, ou de l'exclusivité de la vente. (...)
Il est bien évident que les procédés d'Hachette sont du pur banditisme. Il paraît que la maison est pour une grande part aux mains de la banque le Standard Oil [sic]. C'est bien les procédés amé­ricains des grosses entreprises pour accaparer ou tuer les petites. Malfère a l'air de dire que les libraires commencent à se réveiller et vont prendre le parti, pour se soustraire aux brimades d'Hachette, de passer toutes leurs commandes à la Maison du Livre. (...)
Dans la Bibliographie de ce matin, annonce de Baudinière, passant l'exclusivité de sa vente à Hachette. Un de plus. (16.04.32)

« Il parait que le président Doumer a été victime d'un attentat tantôt à l'exposition des livres d’Ecrivains anciens combattants. Rachilde qui s'y trouvait a apporté la nouvelle au Mercure à 5 heures. Puis un commis a acheté La Liberté qui relate l'affaire en gros. On ne sait encore exactement si le président a été tué ou s'il n'est que gravement blessé. Ce serait un médecin russe arrivé ce matin de Monaco qui aurait tiré sur lui quatre ou cinq balles de revolver. » (06.05.32)

« L'auteur de l'attentat sur le président a bien l'air d'être un malheureux imbécile à l'esprit complètement dérangé. Il est dans ses propos monumental de bêtise. Lamentable que pour un oiseau de cet acabit un homme inoffensif ait perdu la vie. Les fous en circulation sont d'ailleurs innombrables, fous à des degrés divers, avec des manifestations diverses.
Un Russe, dans un quartier populaire, s'est jeté de la fenêtre de son logement sur le trottoir {où il s'est tué) « pour expier le crime de son compatriote ». Un aliéné ! Le jour de l'attentat, une coureuse de librairie arrive au Mercure, s'effondre sur la banquette devant le bureau des débits en sanglotant. On lui demande ce qu'elle a : « Ils l'ont tué ! » (le président qu'elle n'avait jamais vu, qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne verrait et ne connaîtrait probablement jamais). Une aliénée ! On n'en finirait pas des ana­logies. La colère, les gens qui s'emportent, qui gesticulent, qui perdent tout bon sens, tout contrôle de leur propos, c'est de l'aliénation passagère. Je finirai par croire que l'homme vraiment sain, équilibré, sensé, c'est celui qui peut voir le monde crouler autour de lui et tout entendre et tout subir sans en être atteint le moins du monde. » (09.05.32)

« On a parlé, comme un des remèdes au mauvais état des finances, d'une réduction des appointements ou avantages des fonction­naires. Aussitôt, les postiers ont menacé de faire grève. Aujour­d'hui, Le Quotidien raconte que des délégations des divers syndicats de fonctionnaires ont été reçues par Édouard Herriot pour s'élever auprès de lui contre toute diminution d'aucune sorte. Un nommé Laurent, chef d'une de ces délégations, lui a même dit que la vie du ministre se trouverait en danger si ces diminutions étaient effectuées. Et le ministre n'a pas aussitôt montré la porte de son cabinet à cet individu ? Un État n'est pas brillant quand les choses y sont à ce point.
(...)
Il m'est venu ceci, ce matin, que je note sans grand plaisir, parce que je n'aime pas les choses grossières :
Il y a un état que j'appellerai la mélancolie des c... pleines. Je l'aurai diablement connu dans ma vie. » (15.06.32)

« Carco me disait ce soir qu'on s'attend, dans les milieux du gouvernement, à ce que l'année prochaine, des bandes hitlériennes, en Allemagne, envahissent de force le « corridor polonais ». La question se pose : les laissera-t-on faire ? Si on s'y oppose, que se passera-t-il ? Et si on les laisse faire, que ne se sentiront-ils pas enhardis à tenter ensuite ? » (25.10.32)

Après une déclaration d'Édouard Herriot au Congrès de Toulouse.
« Toute révolution prétend travailler pour le bien universel et veut propager sa doctrine dans le monde entier. En 1792, toute l'Europe était contre la Révolution française. Aujourd'hui, toute l'Europe est contre la Révolution russe. Il n'y a pas à s'échauffer. Il faut seulement se méfier des gens qui veulent le bonheur de l'humanité, d'où qu'ils soient. Les juges de l'Inquisition eux aussi, voulaient faire le bonheur de leurs victimes. » (04.11.32)

« Si on prend un garçon de vingt ans qui choisit la carrière militaire, qui entre aux Écoles par lesquelles il faut passer pour devenir officier, on peut bien dire que ce qui l'attire, ce qui lui plaît, ce qui décide de son choix, c'est l'uniforme, c'est le sabre au côté, 'c'est le prestige, c'est l'idée d'autorité sur d'autres, le goût du commandement, la préséance qu'il y voit dans la société, toutes raisons assez enfantines, somme toute, et qui relèvent très peu de l'intelligence vraie, critique et profonde. Un attrait de gloriole, pour tout dire. Ce n'est pas la vie militaire qui l'élèvera au-dessus de tout cela. Au contraire. Il est connu que le monde des officiers, dans son ensemble, est composé de bien pauvres bonhommes au point de vue intellectuel. Si on renonce aux considérations de bêtise civique et patriotique, ce ne sont jamais eux qui concourent à la grandeur spirituelle (la seule qui compte, en définitive) d'aucun pays. Je pose en fait qu'un homme véritablement intelligent ne s'avise pas de vouloir être officier ou prêtre. » (09.11.32)

« Dans les journaux toutes les notes sur Viollis mentionnent qu’il est revenu fort meurtri de la guerre. Abomination ! Un homme distingué, fin, plein de talent, voilà comme on l'arrange pour le restant de ses jours. Qu'on fasse la guerre avec des gens de métier, qui en ont le goût, à qui cela plaît, qui aiment donner des coups et en recevoir, mais prendre chez lui un homme tranquille, pacifique, voué aux choses de l'esprit et l'envoyer tuer et se faire tuer ! Voilà la civilisation. » (21.12.32)

« (...) la Révolution française (comme c'est le cas pour toutes les révolutions) a d'abord et surtout eu des causes économiques : la disette, la misère, le poids des impôts, Le peuple se rendant à Versailles réclamait du pain, Il assiégeait les Tuileries, croyant le palais plein de blé accaparé par le roi. Celui-ci, arrêté à Varennes dans sa fuite, était considéré comme l'affameur du peuple. Les meneurs transforment ensuite ces causes en rhétorique. » (29.12.32)

« Un mot de la langue vulgaire qui est passé dans la langue, depuis les questions d'argent avec l'Allemagne. Le mot : gelé. « Qu'est-ce que tu as, que tu ne bouges pas ? Tu es gelé ? » Ou bien : «Non, non, mon vieux, je ne marche pas. Je suis gelé. » Dans L'Informa­tion, journal de questions financières, ce titre :
LES CRÉDITS GELÉS EN ALLEMAGNE

J'ai déjà noté des exemples de la dégringolade de bien des choses à notre époque. En voici un nouveau, qui comporte avec lui un grave abaissement de la moralité. On vient de donner la Légion d’honneur à une dame..., espionne française pendant la guerre. Que la guerre nécessite ce genre de gens, qu'ils soient utiles, qu'ils rendent des services, bon ! Mais les décorer ! (...) J'aime mieux, pour ma part, le temps qu'on tenait à distance les espions et les gens de police et que le ministre de Charles X, je crois, donnant au juif Deutz le prix de sa livraison de la duchesse de Berry, lui tendait les billets de banque au bout d'une pincette. » (28.01.33)

« (...) il est tout de même extrêmement curieux, quand on considère ce qu’est en réalité l'humanité, occupée de choses basses, laides, vulgaires, uniquement matérielles, appétits de la chair ou appétits d'argent, travaux grossiers, plaisirs du même ordre, de voir que ce qui reste, pourtant, qui domine, qui continue à vivre, ce sont les choses de l'esprit, les hommes qui se sont occupés des choses de l'esprit. Pas les guerriers, ni les diplomates, ni les monarques, ni les politiques. Non ! les artistes, les écrivains, les poètes. C'est d'eux seuls que cette humanité si basse se souvient, c'est à eux seuls qu'elle élève des autels. y a-t-il donc chez les hommes, malgré tout, une aspi­ration à l'esprit ? Est-ce donc l'esprit qui compte le plus, qui domine ? C'est extrêmement curieux à considérer, d'autant qu'on voit généralement ces mêmes hommes, voués aux choses de l'esprit, plutôt peu entourés de leur vivant par les hommes de leur temps. (...) Cela justifie même, aux yeux de Vallette, en forçant un peu, l'orgueil des artistes, des écrivains, qui peuvent avoir plus ou moins de talent, écrire ou accomplir des choses plus ou moins durables, mais qui ont conscience, qui savent qu'ils s'occupent de choses qui dominent toutes les autres, qui sont au-dessus de toutes les autres. » (03.02.33)

« Je considère pour ma part comme des forbans ces agitateurs politiques : Mussolini, Hitler, qui chauffent à blanc tout un peuple et le transforment en une foule d'énergumènes prêts pour la tuerie. Que ceux-ci se fassent tuer, puisqu'ils sont assez bêtes pour se laisser monter le coup, il n'y a pas grand mal, mais c'est qu'ils peuvent amener à se faire tuer d'autres qui n'en ont aucune envie. On peut ajouter à Hitler et à Mussolini l'odieux reître Pilsudski, le sabreur polonais, qui n'attend qu'une occasion pour ouvrir la danse. On ne sait pas ce que les hommes sont le plus ou bêtes ou fous. On se rappelle le mot de Renan constatant l'impuissance des esprits de paix et de conciliation : il n'y a plus qu'à se croiser les doigts avec désespoir. » (04.03.33)

« Tout le monde s'attend à la guerre, plus ou moins prochaine, les uns dans deux mois, les autres dans deux ans. Cette attente assez répandue dans toute la France. Raison pour laquelle tout est si calme : on n'ose plus rien projeter, hasarder, entreprendre. Le général Weygand est d'avis qu'on ne devrait pas attendre et la faire, nous-mêmes, dès maintenant : une guerre préventive, comme il dit. J'ai trouvé tout le monde de mon avis quand j'ai dit que s'il y avait une nouvelle guerre et que la France reçoive une raclée, elle ne l'aurait pas volée, ayant ainsi manqué à sa parole pour la clause du désar­mement. La tartufferie d'Herriot, qui, élu pour faire une politique de paix, fait la politique de Poincaré. Il excipe de l'honneur de la signature de la France pour payer les Américains et se moque de ce même honneur quant à l'exécution de la clause du désarmement. Tous concluent également que nous sommes tous de pauvres zéros, bernés, trompés, entretenus dans le mensonge, par la presse, toute la presse, et dont certains maîtres font ce qu'ils veulent et feront ce qu'ils voudront. » (12.03.33)

« La France est infestée de police. On peut dire qu'on y vit sous le régime de la police, avouée ou occulte. On ne peut faire quatre pas dans Paris sans se flanquer dans des mouchards. Je le constate à toute heure de la journée dans mes allées et venues. J'imagine qu'il en doit être de même dans toutes les grandes villes. On. a renoncé, depuis la guerre, à l'emploi de la troupe pour rétablir « l'ordre ». Ce n'était plus sûr. Cela eut l'air d'une amélioration démocratique. On a créé les gardes mobiles, bandes d'assommeurs toujours prêts, grassement payés et grasse­ment nourris, dont il y a des dépôts dans toute la France. Il n'y a pas à penser à l'Allemagne, ni à l'Italie, plongées dans l'abêtisse­ment civique. Je n'aime d'ailleurs ni la métaphysique allemande ni la faconde méridionale. Il n'y a que l'Angleterre, dernier refuge de la liberté, du respect de l'individu. Si j'étais libre, si j'avais de petites ressources indépendantes, j'irais vivre en Angleterre. » (17.03.33)

« Toujours la vanité des gens pour tout ce qui les concerne. Ils ont du vin en cave : un vin épatant. Ils ont un chien : un chien unique. Ils sont malades : si on avait ce qu'ils ont ! Ils se font soigner : un des premiers médecins de Paris. Ils se font opérer : c'est par un as. » (31.03.33)

Peinture de notre civilisation moderne :
« Nous allons certainement vers des choses effroyables : dix ans, vingt ans, trente ans, mais inéluctables, un bouleversement, un changement, une transformation sociale considérable, au prix de quels heurts, de quels massacres, de quelles explosions et assouvissements de haines ! La France fait pitié par ses enfantillages, les amusements niais auxquelles elle se livre, plus que niais : d'un ordre si bas, tous ces gens avec le bastringue à domicile, ces mascarades de résurrection de tel ou tel fait historique ou autre comme on voit maintenant partout, dans tous les pays, les sports, le cinéma, qui est à joindre à la T.S.F. comme moyen qu'on dirait prémédité d'abaissement public, cette dégringolade, cette vulgarisation, cet exhibitionnisme dans les affaires de politique et de gouvernement, ces ministres et diplomates à chaque instant photographiés avec le sourire comme des vedettes de cinéma, ces primes à la prostitution que sont ces histoires de reine de beauté, cette moitié de la création qui prétend vivre et avoir des rentes au frais de l'autre moitié, ceux qui devraient obéir se mettant à commander, ce socialisme = égalisation, nivellement et enrégimentement, qui avance de plus en plus, d'un autre côté cette police formidable prête à tout assommer, et au-dehors toutes ces nations hypocrites, cherchant chacune à faire ses affaires au détriment d'une autre. Il fera bon d'être loin, - ou mort. » (03.06.33)

En réponse à un article d'Albert Bayet, paru dans « La République », où il est écrit : « Mais, en France, nous avons depuis la Révolution, c'est-à-dire depuis près d'un siècle et demi, l'habitude, le goût, le sens de la liberté. Elle nous est entrée dans le sang. Nous ne pourrions plus nous passer d'elle. ».
Léautaud rétorque :
« Alors, on n'avait aucune liberté en France avant la Révolution ? On y était parfaitement libre, comme aujourd'hui, quand on était tranquille. Et il n'y avait pas cet esclavage qui dépasse tous les esclavages connus : le service militaire obligatoire, et la guerre obligatoire. » (27.07.33)

« J'entends, de mon cabinet, la fenêtre ouverte, la musique des imbéciles du pays qui parcourent les rues avec leur fanfare en jouant des airs militaires, comme chaque dimanche. Ces pauvres Allemands, ces pauvres Italiens, ces pauvres de partout, en font certainement autant chez eux. Et tous avec fierté, contentement martial. La plupart des hommes restent des enfants toute leur vie. Le jour qu'on les enverra les uns contre les autres et qu'ils y laisseront leur peau, pourquoi diable les plaindrait-on ? » (01.10.33)

« Le Mercure est devenu une pétaudière, comme toute la société d'aujourd'hui. Ce sont les inférieurs qui sont les maîtres et qui commandent tout » (19.10.33)

« Je suis au septième ciel, j'ai l'esprit réveillé, excité, plein de curiosité et d'attente. Si je n'avais pas ma famille de bêtes, j'irais voir de près. Ces signes avant-coureurs de la révolution, ces ruées de manifestants et de forces policières les unes contre les autres, ces rondes (toute la journée d'aujourd'hui) de pelotons de garde mobile montée conduite par des agents cyclistes, les agents remplacés dans les rues par des gardes mobiles casqués, des députés obligés de se faire protéger dans l'enceinte des lois contre ceux qui les y ont envoyés, ces ministres qui tombent ou démissionnent les une après les autres, tout ce qu'on devine de saletés, de canailleries, de trafics, de dilapidations, d'escroqueries au détriment du pays et des citoyens, tout ce qui sent et présage la fin d'un régime, presque d'une société. Je n'ai qu'un mot : je jouis de tout mon esprit. » (07.02.34)

« On a publié, il y a quelques jours, une traduction de l'ouvrage de Hitler : Mon Combat. J'avais signalé à Vallette que c'était là un ouvrage du début de l'agitation politique de Hitler, destiné uniquement au peuple allemand, ouvrage purement de politique intérieure, que Hitler lui-même, dans ses manifestations politiques actuelles, en a atténué, sinon effacé beaucoup de parties, et qu'il n'était que juste, si on en faisait un compte rendu dans le Mercure, de tenir compte de tout cela. (...) Or, on a appris ce matin que Hitler a fait saisir cette traduction française, comme ayant été faite sans son autorisation, tout à fait en dehors de lui et même contre son gré, cette autori­sation, si elle lui avait été demandée, ayant été aussitôt refusée par lui. (...) Il [Vallette] donne complètement raison à Hitler d'avoir fait saisir le volume. Il trouve très bien que, ayant exprimé, dans ce volume, des choses désagréables pour les Fran­çais, plus même peut-être que désagréables, mais les ayant exprimées pour être lues par des Allemands, il ne veuille pas commettre la malséance d'aller les leur dire chez eux. Premier beau rôle. Second beau rôle : faire, comme il en a le droit, un procès aux éditeurs, en demandant uniquement 1 franc de dommages-intérêts, ce qui montrerait qu'il n'attache de prix qu'à la question morale de l'affaire. Troisième beau rôle : demander des dommages-intérêts élevés, qui presque sûrement lui seraient accordés, (...) et les verser à une oeuvre charitable française. Je n'ai pas caché à Vallette combien j'appréciais la belle équité de ses propos. » (06.03.34)

« On n'entend parler, par les uns que de la guerre prochaine, pro­voquée par l'Allemagne, - par les autres que d'une révolution prochaine, suite de tout ce qu'a révélé, soulevé, agité l'affaire Stavisky. Je crois plus à la seconde qu'à la première. Je suis d'avis qu'on peut s'en tirer, sain et sauf, en restant tranquille, en s'enfer­mant au besoin chez soi. Une révolution, de nos jours, cela dure trois jours, mettons, en grand, une semaine. Espérons que je ne me trompe pas. » (14.03.34)

« (...) ce besoin grotesque, entré dans les moeurs, quand des gens ont un enfant, d'éprouver le besoin d'en faire part aux amis et connaissances. Ces deux individus, qui ont forniqué, et qui, parce que cela a eu un résultat, se croient obligés de le faire savoir. » (02.06.34)

« Il semblerait qu'il s'est fait en Allemagne, sous plus ou moins les doctrines sociales d'Hitler, une réhabilitation des professions manuelles, une diminution du faux prestige du savoir quand on n'est pas vraiment doué pour l'acquérir, ce qui est loin d'être une mauvaise chose. Autant de dévoyés en moins. » (29.01.35)

Tirade contre un des grands partis de l'époque lors d'un dîner chez le docteur Le Savoureux.
« (...) je n'ai pu me retenir de lui dire à quel point me dégoûte, depuis longtemps, le parti radical, parti d'hommes incapables, médiocres, vulgaires, compromis dans toutes sortes d'affaires. Un parti de basses combinaisons, de trafics, d'élections chez les mastroquets, qui vit depuis quarante ans aux dépens de la France, profits, places, honneurs et qui ne sait que parler, et discourir et enfiler des phrases, avec ses grands hommes qu'il met au Panthéon pour se faire de la réclame et qui sont à pouffer par leur nullité. J'ai ajouté que je ne peux plus lire les journaux de gauche, rédigés par des ignorants qui écrivent trois colonnes pour ne rien dire et mentent à chaque instant, - que je ne suis pas royaliste, mais que je lis L'Action française. Les gens qu'on y lit savent ce dont ils parlent, ne font pas de tirades et c'est tout de même agréable de lire des gens qui ont de la culture, tout au moins des lettres. » (02.07.35)

« L'Action française (...) est un journal à vomir. Maurras y ment à chaque ligne, par omission ou par déformation de la vérité. On y célèbre comme des héros de civisme les goujats qui se livrent à des voies de fait sur des hommes politiques qui ont le tort de n'être pas de leur bord, en pleine rue, sans que l'intéressé ait à se méfier le moins du monde, ne soupçonnant pas dans un simple passant un adversaire et de ces moeurs de sauvage. » (06.02.36)

« (...) l’Académie Goncourt a été fondée en réaction à l'égard de l'Académie française. Quiconque réunit tout ce qu'il faut pour entrer dans celle-ci doit être éliminé pour entrer dans l'autre. L'Académie Goncourt est faite pour les écrivains en marge, en marge par leur tournure d'esprit, la nature de leurs écrits, la conduite de leur vie, leur réputation. » (17.02.36)

« Les mutineries du Japon. Ces officiers qui font hara-kiri sur l'ordre de l'empereur. Cet autre, à qui on ne disait rien, qui se suicide, parce que, directeur des arsenaux, il a à se reprocher un manque de surveillance qui a permis le vol de munitions. Celui qui, faisant hara-kiri, est suivi par sa femme, qui, à côté de lui, se tranche la gorge avec un rasoir. Cette force de sentiment de l'hon­neur. Grandes réflexions là-dessus. J'admets, je comprends. Sans admirer vraiment. Impossibilité personnelle de m'élever à ces hauteurs.
J'en dirai autant de ces terroristes, comme on vient d'en voir dans l'assassinat à Marseille du roi de Yougoslavie, qui prêtent serment d'obéir, et qui, leurs noms sortant au tirage au sort, vont tuer, sans souci de leur propre vie, par service d'une cause. J'admire plus, ici. Tout en opinant pour la complète inutilité. Impossi­bilité encore de m'élever à ces hauteurs.
Tout cela me paraît être hors du domaine de la raison. C'est encore du sentiment religieux, auquel je suis complètement fermé. L'exaltation en aucun genre n'est pas mon affaire. » (03.03.36)

« Bernard se plaint que Duhamel ne voie dans le Mercure que son intérêt, n'y publie de choses que de gens de ses relations, de ses amis, de gens qui peuvent lui être utiles au préjudice d'autres, laissant des articles acceptés depuis plus d'un an souvent, mais qui ne l'intéressent pas. (...) Un Mercure de camaraderie. » (08.07.36)

Caussy analyse différents régimes :
« En Italie, si oppressif que soit le régime, les formes légales subsistent. On n'a qu'à se tenir tranquille. Moyennant quoi on peut vivre à sa guise. En Russie, on déporte ses ennemis politiques, on ne les tue pas. Et où on les déporte, ils peuvent continuer leurs occu­pations. On leur assure même de quoi vivre. En Allemagne, c'est l'arbitraire, la violence, l'espionnage, l'assassinat clandestin, la dénonciation les plus complets. » (08.08.36)

« (...) je ne peux rien perdre de mon mépris pour les flics. Pour moi, ce sont tous des bandits. Il y a des métiers qu'on ne fait pas quand on est un homme propre. Depuis longtemps, je suis écoeuré également pour la sorte de cordialité que des hommes de gou­vernement ont établie avec la police. Le mot de Clemenceau, par exemple : « Je suis le premier des flics. » Je l'ai jugé depuis ce jour-là. Autrefois, on jugeait la police nécessaire, avec raison, mais on la tenait à l'écart, on ne se commettait pas avec elle. Aujourd'hui, « les agents sont de braves gens » et les journaux ont publié, il n'y a pas longtemps, à propos de je ne sais quelle inauguration, une photographie où on voyait des badauds mêlés, tout réjouis, à des argousins, qui, le lendemain, si l'occasion s'en était présentée, leur auraient cassé la figure sans ménagements. » (14.08.36)

Après lecture d’une revue :
« Inutile de connaître le détail de ces affreuses histoires. On n'y peut rien. On s'empoisonne inutilement l'esprit. Surtout lorsque, comme moi, on ne donnerait pas son petit doigt pour un gouvernement ou pour un autre. Le parti Staline exécute le parti Trotsky. Le parti Trotsky au pouvoir exécuterait proba­blement le parti Staline. Nous avons vu ces retours dans la révo­lution française. Alors ? Sans compter que, complètement ignorant de ces questions de la révolution russe, on ne comprend guère ce qu'on lit. Alors ? Il est bien certain que certains Etats sont actuelle­ment remplis d'abominations morales et physiques, qu'il y règne une cruauté devant laquelle les bras vous tombent. Je dois avoir déjà noté ce que j'ai lu du Venezuela où on pend les prisonniers politiques par les testicules pour les faire parler. Je le dis souvent, je le disais encore ce matin à René Dumesnil : on ne vivrait plus si on ne s'arrêtait pas de penser à tout ce qui se passe de cruautés, bêtes et hommes, sur la surface du globe. » (23.11.36)

Après un discours du savant Jean Perrin :
« Encore un sot complet, - il en a d'ailleurs le visage, avec son air d'hurluberlu, - qui s'imagine que la science changera les hommes, les fera tous sensés, intelligents, généreux, les fera tous du même composé chimique et de la même structure organique, supprimera chez tous les passions, les rivalités, les haines, fera de tous des êtres de « haute culture », tous accessibles aux « nobles loisirs ». Dire que toute notre époque, depuis la Révolution, repose sur ces âneries ! » (23.12.36)

« Aujourd'hui, au Mercure, lettre d'un sieur Léon Barron, sur papier du journal Oran-Républicain, demandant le service du Mercure pour ce journal, dans lequel il rédige chaque dimanche la « page culturelle ».
Je lui ai répondu que nous l'inscrivons volontiers au service des bonnes feuilles. Puis j'ai ajouté : « Mais que veut dire, je vous prie, la page culturelle ? La langue française fait décidément des progrès chaque jour. »
Pauvres imbéciles ! Depuis le ministère Léon Blum, on trouve ce mot partout.
Le ministère Léon Blum n'aura pas peu contribué à abêtir et abaisser la société française. » (27.08.37)

« Jamais on n'a vu une pareille époque de littérature alimentaire. Il n'y a plus d’oeuvres. Sans doute parce que le temps n'y est plus. Surtout parce que tous les écrivains veulent vivre de ce qu'ils écrivent. » (18.10.37)

« De nouveau, un ministère Léon Blum. Dans les circonstances extrêmement graves que nous traversons, les mêmes niais, incapables et combinards. Pour quelques-uns : les mêmes coquins. II ne s'est pas trouvé un homme, dans aucun parti, pour dire : « Messieurs, allons-nous enfin nous décider à être sérieux ? » A gauche, au centre, à droite, tous se valent. Je ne suis pas un patriote à tous crins. Je n'ai pas l'esprit national poussé à l'extrême. L'idée de patrie me touche plus que médiocrement. Je suis loin de considérer les Français comme un peuple remar­quable en tous points. Je trouve pourtant cela pénible, attristant, révoltant. Après tout, d'ailleurs, puisqu'on le supporte !...
Dans ce nouveau ministère Blum, avec cette farce revenue, mal­gré les circonstances, d'un sous-secrétariat aux Loisirs, et à ce sous-secrétariat ressuscité, ce même niais de Jean Perrin, « savant », paraît-il ?, professeur à la Sorbonne, et à mon avis, un imbécile de grand format. C'est lui, qui, lors du premier ministère Blum, prenant la parole dans je ne sais quelle réunion, a émis cette ânerie ( on venait de décréter pour les ouvriers les quinze jours de congé annuel) qu'avec les loisirs la classe ouvrière arrivera peu à peu à la grande culture. Faut-il être bête, pour exprimer une pareille chose, et encore plus s'il y croit, et quelque peu coquin pour venir dire cela à de pauvres types qui : l° ignorent et ce que c'est que la culture, et encore plus la grande, et 2° s'en fichent pas mal. C'est toujours la bourde de l'égalité de tous les hommes. Alors que dès la naissance l'inégalité commence. L'un est brun, l'autre est blond. L'un est mâle, l'autre est femme. L'un est bien constitué. L'autre a une tare qui le suivra toute sa vie. L'un aura des qualités d'esprit. L'autre en sera dénué. L'un aura une vie de curiosité, de progrès. L'autre, une vie plus que végétative. Sans que les favorisés aient à s'enorgueillir d'être tels, ni les autres à rougir d'être le contraire. Composés chimiques différents, rien de plus. Il n'est même pas à souhaiter pour une nation de n'avoir que des individus supérieurs. La vie d'une nation ne comporte pas que des nécessités, des occupations spirituelles. Il y a les néces­sités, les occupations matérielles, subalternes. Il faut des balayeurs, et un balayeur qui balaie bien, c'est quelque chose, et il mérite l'estime et le respect, bien plus qu'un « savant » genre Jean Per­rin, qui n'est qu'un sot et n'éveille qu'une idée de ridicule, - un ridicule malfaisant, par-dessus le marché. Chacun à sa place, selon ses capacités, et y tenant son rôle, voilà une société bien réglée. Mais pas comme aujourd'hui, les ignares, les bornés, les aveugles, les incompréhensifs, intervenant à tout propos et donnant leur avis sur des questions dont ils ignorent et ne pourraient comprendre le premier mot. Sans compter la haine, l'envie, la jalousie dont on a favorisé le développement chez eux. Ce sot de Jean Perrin a parlé de la grande culture. Qu'est-ce que la grande culture ? Le sait-il ? L'a-t-il, lui-même ? C'est un « savant ». Admettons qu'il ait une culture scientifique. (On peut avoir une culture, même grande, et n'être qu'un sot, le savoir n'étant pas l'intelligence.) Mais a-t-il une culture littéraire ? une culture philosophique ? une culture économique ? une culture historique ? une culture politique ? une culture sociale ? c'est avoir tout cela, avoir une grande cul­ture. Elle est extrêmement rare. Avoir la culture du métier qu'on exerce, c'est déjà bien beau, - et ce n'est pas encore très cou­rant. Ce Jean Perrin doit se prendre pour un aigle, quand il n'est qu'un serin.
Voilà la sorte de gens qui gouvernent un pays comme la France, qui ont en mains ses destinées, qui ont à décider dans des cir­constances sérieuses comme aujourd'hui, - dignes descendants des bavards des clubs de la Révolution française. » (14.03.38)

Fureur après augmentation d’impôts :
« Voilà ce que des gens de ma sorte doivent à cet imbécile d'illuminé de Léon Blum. Pendant ce temps, la racaille ouvrière jouit de vacances payées, de réduc­tions sur les tarifs de chemins de fer, se croit la maîtresse, tra­vaille à sa guise, pérore et déborde partout. On voit un Juif, Fran­çais d'hier, légiférer sur les questions d'instruction, la racaille étrangère naturalisée à tour de bras, les rues de Paris de plus en plus pleines de gens à faciès bizarres, venus on ne sait d'où, la société, les moeurs, baissées en deux ans d'une façon prodigieuse. Et la guerre à nos portes. « Tout va bien, Madame la Marquise ! » (2.08.38)

Sentiments sur la future société.
« (...) un monde ouvrier paresseux, sans conscience professionnelle, ne pensant qu'aux gains et aux congés, se posant en arbitre politique, et une bourgeoisie ignorante (...). Que deviendra le petit nombre de ceux en qui sera resté le goût du savoir et des occupations désintéressées. » (10.08.38)

« Je me suis trompé en écrivant qu'on n'a jamais vu dans l'histoire l'Europe entière suspendue aux déci­sions d'un seul homme, comme on le voit aujourd'hui avec le chancelier allemand. En réalité, Louis XIV, à son époque, a été, à un moment, un dictateur du même genre. » (25.09.38)

« On ne sait toujours pas où l'on va. Guerre, ou pas guerre ? Qu'y a-t-il sous les rodomontades de l'Italie ? Qu'y a-t-il sous les récla­mations de l'Allemagne ? Celle-ci parle des nations riches, possé­dantes, des autres nations, bornées à elles-mêmes (en territoire). Je garde, illusion ?, cette vue : un jour les États-Unis d'Europe. Ce jour-là, les nations riches ne devront-elles pas donner un peu aux nations pauvres ? Exemple : partage, répartition des colonies (puisque c'est le sujet aujourd'hui). Ne sera-ce pas le principe même de cette nouvelle Europe ? Pour le moment, les riches veulent tout garder, les pauvres veulent leur en prendre. On est tenté de dire, là aussi : un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès, car même un bon procès coûte cher et ne termine pas toujours le différend. » (06.03.39)

« Dans les journaux, le décret-loi visant l'injure ou la diffama­tion à l'égard des personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée... (dans la circonstance : les Juifs). (...) Il y a un passage dans ma chronique qui m'inquiète : Cela a suffi pour que la race parle en M. Charles-Henry Hirsch...
(...) A propos de ce décret-loi publié ce matin, mesure de protec­tion pour les Juifs et certainement imposée par eux, - et qui va d'ailleurs accroître le sentiment d'antipathie qui se développe en France à leur égard (...). » (26.04.39)

« Je me suis levé ce matin avec un sentiment d'horreur pour la guerre, qui est peut-être si proche. La société de l'ancien régime valait mieux. Le roi faisait la guerre pour une conquête ou une autre, souvent de sécurité. La société capitaliste et industrielle est une monstrueuse exploitation des peuples, jusqu'à les envoyer à la mort.
(...) Je ne sais rien de plus sur les événements, leurs circonstances, leurs dessous, que le premier passant dans la rue. Je juge, je pense, j'apprécie uniquement par instinct, par intuition, par sensation, aidé et instruit par ce que j'ai pu apprendre et observer dans ma vie. J'ai cette intuition que l'Angleterre et la France, qui ne sont tout de même pas des nations finies comme d'autres le disent, peuvent très bien l'emporter dans la guerre, compte tenu de la défection à plus ou moins long délai de l'Italie. J'ai cette intuition que cette vue est celle de l'Angleterre, qu'elle doit désirer que la guerre éclate, comme une chance, un moyen pour elle de recon­quérir le prestige qu'elle a perdu et qui doit être, au secret d’elle-même, une blessure profonde. » (25.08.39)

« Hitler a attaqué la Pologne, on peut dire en pleins pourparlers. Aujourd'hui, mobilisation générale anglaise et française. L'Italie ne bouge pas et les deux compères couvrent cela d'une lettre de Hitler à Mussolini l'informant qu'il n'a pas besoin de son concours. (...)
Je me suis décidé à aller ce soir à la mairie retirer un masque à gaz. Ce n'est pas supportable. En me l'essayant, il a fallu qu'on me le retire presque aussitôt, j'allais défaillir. » (01.09.39)

« Je pensais que tout se vaut. Hitler veut coloniser pour ainsi dire l'Europe. France, Angleterre, Italie, nous avons colonisé des peuples tranquilles, inoffensifs, qui vivaient paisiblement chez eux, qui ne demandaient rien à personne, que nous sommes allés déposséder par les armes, auprès desquelles ils n'avaient pour se défendre que des joujoux. Races supérieures qui apportaient la civilisation et le progrès à des races inférieures. Nous disons cela. Il faudrait savoir ce qu'en pensent les vaincus. Je le répète : tout se vaut.
Et quant à l'héroïsme ?... Quand on se représente (au moins chez nous, comme pendant la fameuse grande guerre) les combat­tants poussés à l'ennemi par des gendarmes revolver au poing, abattant les hésitants ou les traînards ? C'est l'abattoir comme pour les bestiaux, ni plus ni moins. Que j'ai eu de la chance d'échapper à ces horreurs !
(...) Cette dernière nuit, vers 3 heures du matin, première alerte par les sirènes. Une mélodie affreuse, lente, traînée, modulée, un appel d'angoisse et de désespoir. On aurait vraiment pu choisir autre chose. (...)
Combien de temps cette guerre durera-t-elle ? Quelle en sera l'issue ? le résultat ? Que sera la société après une pareille aventure ? On ne peut rien dire. Et la littérature ? » (05.09.35)

Dans une conversation avec Billy.
« Nous parlons de la guerre, comme elle est curieuse, comme elle est mystérieuse, comme elle est pleine de procédés nouveaux, tant politiques que guerriers, que nous ne savons rien, que les dessous nous sont ignorés, qu'il faut se garder de s'enthousiasmer, d'être dupe, qu'il serait curieux de connaître le petit groupe de gens qui mènent le jeu. » (17.10.39)

« (...) la guerre consiste uniquement à faire s’entretuer de pauvres diables qui n'en peuvent mais, et qu'on pousse à la tuerie à moitié ivres, et le gendarme derrière eux avec son revolver pour les faire avancer. Je l'amène finalement à mon point de vue : la seule attitude pour des gens comme nous : silence, méfiance et mépris.
Il paraît que Gide a écrit au gouvernement pour offrir ses services pour la propagande. Ce serait joli, la propagande de ce protestant homosexuel, entortillé et pervers. [démenti du journaliste le 24.10, invention du journaliste.] » (17.10.39)

« La nouvelle est partout que le gou­vernement va faire venir un million de coloniaux pour remplacer sur le front autant de soldats français. Voilà qui va faire apprécier à ces gens la colonisation française. On est allé tuer, déposséder, assujettir ces gens qui vivaient tranquillement chez eux, ne deman­dant rien à personne et ne menaçant personne. Les Français leur disent aujourd'hui : « Venez donc vous faire casser la figure à notre place pour défendre la France. » Et encore, on ne les prie pas : on les enrôle de force. Pour eux aussi, le service militaire obligatoire. C’est simplement abominable. Toute la société d’aujourd’hui mérite cet objectif. » (19.11.39)

« Toutes ces histoires-là sont de vastes blagues. « Les combats sont une noble chose. Mourir en combattant est une belle mort. Demeurer à son bord quand le navire sombre est un haut exemple d'honneur, etc., etc. » Tant que les hommes croiront cela, ils seront des esclaves et l'humanité un spectacle affreux. La rhétorique est partout, régit tout, abêtissant tout. » (28.12.39)

Une rudesse du châtiment, très aristocratique
« (...) on devrait envoyer au poteau, en cas de défaite, tous les hommes politiques responsables à un titre ou à un autre des causes de cette défaite. Le châtiment des incapables, les rigueurs exemplaires, haussent plus le courage que les bondieuseries ridicules comme celles ci-dessus. » (19.05.40)

« Que ne peut-on pendre tous les coquins et les inca­pables qui nous ont menés où nous sommes. »
J'ajoute ici : même si les torts (politiques) sont de notre côté. C'est quand les torts sont de son côté qu'on doit être le plus prêt à se défendre. » (28.05.40)

« Tantôt visite de Gabriel Brunet. Il est comme moi, démonté, effaré, confondu, par les négligences, les imprudences, les aveu­glements, les faiblesses, le manque de profit devant tous les faits auxquels on a assisté, il a même eu ce mot : l'inintelligence de la France et de l'Angleterre depuis vingt ans, et notre espèce de négli­gence depuis six mois à nous préparer au choc que nous subissons, comme si vraiment nous l'avions cru impossible. Il a même eu ce mot : « Si la France a la défaite, on pourra presque dire qu'elle l'a méritée. » (31.05.40)

« Il ne faut pas lire de choses tendres, émouvantes, de sensibilité un peu lyrique, imagées. Elles ramènent trop à l'horreur, à la cruauté, à la stupidité des circonstances actuelles. Elles entament trop le scepticisme, la légèreté, l'égoïsme, la moquerie, l'espèce d'indifférence railleuse qui sont le sauvetage de l'esprit et de la raison. » (15.06.40)

« Tous ces Allemands rencontrés, de grands et solides gaillards pour le plus grand nombre (je pensais au contraste : les « petits Français »), fort bien équipés, uniformes, bottes, la tête rasée de près, le visage rasé. De temps en temps, un officier avec la mous­tache à la Hitler, et un rouquin à sale visage bestial. » (18.06.40)

« Le monde est peut-être en voie de changer d'aspect, de moeurs, d'esprit, de régimes politiques et sociaux, à la suite de cette guerre, de l'alliance du « nazisme » et du « bolchevisme » (s'ils ne se heurtent pas entre eux ?),la puissance et l'influence se déplaçant, comme on l'a vu dans le passé, à la suite des conquêtes de tel ou tel peuple. La puissance de l'Angleterre s'écroulant, cela seul est un fait considérable. Combien en ce moment pensent à cela ? » (05.07.40)

« Ce soir, dans le métro, de nombreux soldats allemands. Tou­jours de grands garçons, minces, souples, le visage sain, la vraie bonne santé. Sur le quai, un soldat français démobilisé sans doute, le visage stupide, complètement ivre. La tare du bas peuple fran­çais, c'est l’alcoolisme. Ce besoin qu'ont les gens du peuple d'aller à chaque instant « prendre un verre ». Tout leur individu s'en ressent : l'air du visage, la mauvaise tenue, l'odeur qu'ils dégagent, et ensuite, les enfants qu'ils font. On a beaucoup réglementé ces dernières années la fermeture tels et tels jours de tels et tels com­merces. Les bistrots ont toujours été en dehors. » (21.07.40)

« Dans Le Matin : échange de télégrammes d'effusions entre Hitler et Mussolini, se félicitant du « combat commun pour la liberté des deux peuples ». Ces deux forbans se valent, - l’Italien, la lâcheté en plus. Qui diable en a jamais eu à la liberté de leurs peuples ? Je croyais, par-dessus le marché, que l'Italie devait son unité à la France. » (22.07.40)

« L'attitude de l'Angleterre, seule contre l'Allemagne, est admi­rable. Je me moque des « intérêts » qu'elle peut défendre. Je me contente de penser qu'elle est le dernier refuge d'une certaine civilisation. Les Allemands doivent bien se douter que la majorité des Français, en secret, souhaitent la victoire de l'Angleterre. » (24.07.40)

« Juif, c'est entendu, mais si charmant, si courtois, si obligeant, si désin­téressé ! Il y avait de petits trésors dans sa librairie. Cela devait représenter pour lui une fortune. Et les Allemands s'approprier cela ? De quel droit ! C'est un vol, absolument. On se représente le malheureux, fuyant au plus vite, abandonnant tout. Qu'un État prenne les mesures qu'il veut, justes ou injustes, à l'égard des juifs (qui, hélas ! ont beaucoup fait pour cela), bon, mais qu'il ne les dépossède pas, qu'il ne les chasse pas en leur enlevant tout. C'est abominable. Encore plus abominable quand c'est le fait d'étrangers, parce qu'ils sont plus ou moins les maîtres provisoires. Jamais je ne pourrai approuver de pareilles choses. » (25.07.40)

« Allocutions aussi sobres que résolues du général de Gaulle. Nulle animosité contre la France. Bien au contraire. Résolution, en cas de victoire, dont il ne doute pas, de rétablir la force de la France, -au grand intérêt à cela de l'Angleterre pour contrebalancer la puissance de l'Allemagne. Comme faits de guerre, fréquemment les transports de soldats allemands envoyés par le fond, bombardements presque quotidiens de l'Allemagne, notamment Berlin. Pourquoi cela ne serait-il pas ? Quand on se bat, l'un n'a pas que des défaites, et l'autre que des victoires ? Pourquoi les Anglais n'auraient-ils pas des coups heureux ? et non pas rien que des malheurs, comme veulent nous le faire croire les Allemands et les Italiens, qui se posent comme ayant toujours l'avantage. C'est le simple bon sens de juger ainsi. Méfiance ! Je le redirai cent fois, premier signe de l'intelligence et du jugement sain. » (02.08.40)

« Cette adoration, cette idolâtrie pour les enfants qu'on voit depuis plusieurs années est encore une preuve de l'abêtissement, de la dégénérescence de la société actuelle, tout comme les sanatoria à tuberculeux, où l'on s'entête à faire vivre de force des individus qui mourront vers la trentaine, après avoir donné la vie à des produits de leur sorte, au lieu de les laisser mourir dans leur enfance.
Les animaux sont plus sages. Une femelle, dans sa portée, rejette les malingres et ne gâche pas son lait pour eux. La société humaine n'est qu'encombrée, rabaissée, par tous ces déchets qu'elle s'entête à faire vivre. » (19.08.40)

« En Angleterre, probablement des bombardiers ainsi chargés partent de leur côté pour aller faire le même travail sur l'Allemagne. A considérer cela du point de vue de la pure raison, on n'a qu'un mot : stupidité humaine. Côté bouffonnerie : un jour on se retour­nera réciproquement des ambassadeurs, on échangera des congra­tulations, on s'invitera à prendre part à des expositions, après avoir voulu s'anéantir. S'enflammer pour cela ! » (25.08.40)

« C'est un joli contraste, et assez inattendu : les écrivains réaction­naires, bien-pensants, officiels, académiciens, célébrant la patrie, le patriotisme, l'honneur, les grands sentiments comme Abel Her­mant, Pierre Benoit, Abel Bonnard, - c'est René Peter qui me l'a appris tantôt pour ce dernier, - ont collaboré, dès le premier jour, aux journaux publiés à Paris avec l'autorisation et sous la surveillance des Allemands. Des écrivains un peu en marge, des « réfractaires » comme on dit, comme Descaves (un peu) et moi, si j'ose me nommer, disant : « Jamais de la vie. » (18.09.40)

« Il [Paulhan] a été de mon avis quand je lui ai dit que la victoire de l'Angleterre, ce serait le retour de toute la fripouillerie qui nous a menés là, - de mon avis, tièdement. » (16.10.40)

« Avant-hier, hier, entrevue du ministre Laval et du chancelier Hitler. Aujourd'hui, entrevue du maréchal Pétain et du chancelier Hitler. On n'entend parler partout que des exigences formulées par l’Allemagne : déclaration de guerre par la France à l’Angleterre et mobilisation des armées françaises contre elle. Une preuve, en tout cas, que le morceau : l’Angleterre, ne s'avale pas comme l'Allemagne le croyait. » (25.10.40)

« Cette affaire, d'une alliance de la France avec l'Allemagne contre l'Angleterre, me rappelle la réponse de Dumur, pendant la guerre 1914-1918, un jour que je lui disais en me moquant, lui pourtant si férocement anti-allemand : « Nous sommes aujourd'hui avec l'Angleterre contre l'Allemagne. Et si nous sommes un jour avec l'Allemagne contre l’Angleterre ? - Mais certainement. Il faudra marcher. » (25.10.40)

« Je lui réponds que moi-même je trouve tout cela bien dur, mais qu'il convient de se rappeler que les juifs, il y a deux ou trois ans, quand ils tenaient le bon bout, nous ont fait doter d'une loi nous interdisant de médire d'eux d'une façon ou d'une autre. La roue a tourné. Les affiches prescrites à la devanture des magasins juifs, cela est certes peu français, mais la loi en question déclarant les juifs tabous, faisant d'eux une classe privilégiée, cela aussi n'était guère français. » (31.10.40)

« Paulhan va probablement rester à la N. R. F. pour s'occuper des éditions. Gallimard est rentré à Paris. Il me dit que Drieu la Rochelle est un garçon plutôt timide, très droit, très franc. Il était déjà antisémite avant la guerre. Il n'y aura plus aucun juif dans la revue. Comme je lui dis que j'ai été surpris de le voir prendre ainsi un titre de revue qui appartient à Gallimard, il me répond : « Est-ce que les Allemands se sont gênés pour prendre Paris-soir ? Drieu la Rochelle leur a proposé une autre Nouvelle Revue Française. Ils ont dit oui, voilà tout. » (06.11.40)

Le principe de l’occupation :
« Nous n'avons certainement en perspective qu'une aggravation des restrictions, notamment alimentaires. C'est certainement un plan systématique de la part des Allemands et qui devait être réglé dès les premiers jours de l'occupation. De bonnes façons pour com­mencer, puis peu à peu, d'étapes en étapes, un régime dur, tout comme la progression de leur prise de possession. Ils nous font et nous feront encore payer nos traitements du traité de Versailles et des années d'occupation chez eux. Je me réjouis de n'avoir pas, dès le premier jour, été abusé par leurs bonnes manières (...) et de m'être attendu, au contraire, que cette main de velours voile un jour une main dure. » (12.11.40)

Leçon de real politique :
« (...)les entretiens Laval-Hitler, Pétain-Hitler, Laval-Ribbentrop, Laval-Grering, ne doivent pas être une petite affaire. Des deux côtés, des arrière-pensées. Le Français dit : « Collaborer, c'est très joli, mais si l'Angleterre gagne ? Tâchons de nous engager le moins possible. » L'Allemand se dit : « Tout va bien jusqu'ici. Nous sommes les maîtres, mais si l'Angleterre gagne ? Tâchons de les faire (les Français) s'engager le plus possible, de les faire accepter et signer tout ce que nous voulons. » Il s'agit, pour le premier, de ne pas trop céder pour le moment malgré la force et les nécessités, pour le second d'obtenir le plus possible. Chacun, et surtout le Français, doit joliment peser ses mots. » (12.11.40)

« A propos de ces entretiens en vue d'une collaboration franco-allemande, un article, dans Le Matin d'aujourd'hui. Dans cet article, cette phrase : « Elle a pu (cette perspective de collabora­tion) heurter la sensibilité de certains, comme elle a pu faire naître chez d'autres de trop grandes espérances. » Merveilleuse, cette phrase. Beaucoup de choses, en peu de mots : D'un côté : ce n'est pas drôle, c'est vrai, de collaborer avec son vainqueur, mais il le faut bien. D'un autre : ne vous attendez pas, pour cela, au bonheur parfait. Cela nous change des promesses de nous donner la lune, de nos anciens gouvernants. » (12.11.40)

La guerre au quotidien et le bucolique en retrait :
« Il y a certainement eu un combat d'avions au-dessus de Villacoublay. (Aérodrome.) J'ai regardé à ma fenêtre. Le bruit de chutes de bombes. Détonation du canon de défense. Le ciel brillant de petits feux rouges rapides. Au loin, le sifflet d'une sirène. Cela n'a pas duré plus de cinq minutes. Même pas.
Quel beau paysage j'ai devant moi, par les fenêtres de ma chambre : l'étendue du jardin, des arbres, jusqu'au-delà de Robin­son, pas de maison, les arbres dépouillés, mon jardin couvert de feuilles mortes, le silence, la lune sur tout cela, et dans le jour, le matin surtout, toute la beauté de l'automne. Et j'en jouis si peu. » (14.11.40)

Prêt à être convaincu de la nécessité de résister :
« (...) Jacques Crépet dans mon bureau. Conversation sur les circonstances. Comme je trouve intempestives les manifestations des étudiants, et inutiles, et nuisibles, il me répond : « Je ne trouve pas. Ils (les Allemands) sont indésirables. On le leur montre. Je trouve cela très bien. Il est bon qu'ils voient que tout le monde ne se résigne pas. » Cela se tient. Il est par contre d'accord avec moi que la victoire anglaise, c'est le retour en France de toute la fripouillerie que nous avions. » (15.11.40)

Antisémitisme ?
« (...) je lui ai dit combien m'a réjoui l'incarcération de Langevin, dont je me suis moqué alors qu'il était un personnage, et la levée de tous les juifs ou rouges de la N. R. F. contre moi à ce propos, et la nouvelle de Charles-Henry Hirsch, ce qui m'a fait prendre mon chapeau et m'en aller. » (22.11.40)

Critique avec Bernard de la situation politique du pays :
« Il est, comme moi, époustouflé de la situation, écœuré de l’état moral du pays et de la canaillerie des politiciens qui l'ont pro­duite, du méprisable parti de profiteurs qu'a toujours été ce parti radical. Il a toujours été fortement antisémite et anti-franc-maçon. (...) De mon avis, que la victoire de l'Angleterre c'est le retour de toute la canaille d'avant la défaite. » (28.11.40)

Pro-Pétain :
« Il parle de Pétain, homme qui mérite le plus grand respect, fort bien conservé pour son âge. Manquant seulement complète­ment de mémoire. Une heure après, il a tout oublié. On peut lui faire signer tout ce qu'on veut. Il me donne ce trait sur Laval : les cartes d'alimentation imprimées par une imprimerie qui lui appartient, achetant, d'autre part, tous les postes de radio. Il dit que Vichy offre le spectacle de tous les profiteurs de l'ancien régime cherchant à rattraper quelque chose de leur ancienne situation. » (28.11.40)

Piètre visionnaire :
« Je garde l'avis que j'ai toujours eu : de quelque façon que se termine la guerre, ce sera Hitler qui sera le vainqueur, car il fau­dra bien lui accorder une nouvelle organisation économique de l'Europe, - d'ailleurs dans l'intérêt de tous. » (29.11.40)

Responsabilité des politiques antérieurs :
« Si ce pays n'avait pas perdu toute énergie, toute virilité, tout sens moral, si le nouveau pouvoir était vraiment résolu à le nettoyer de toutes les canailles, responsables pour beau­coup de son aventure, ces gens-là, y compris Léon Blum, auraient dû être envoyés au poteau quinze jours après l'entrée des Alle­mands en France. En Russie, en Allemagne, même en Italie peut-être, cela n'aurait pas traîné. Ç’eût été un réconfort pour le pays. » (30.11.40)

Critique du comportement d’Allemands débarqués au Mercure :
« Les paquets ont été jetés à la dégringo­lade tout le long des trois étages. On ne pouvait plus passer dans l'escalier. Duhamel aurait été là, il aurait pu faire une fois de plus sa « triste figure ». A la vérité, le spectacle n'était pas gai, ni de voir ces gens agissant comme chez eux. Je peux me trom­per, il me semble que les Français ne feraient pas cela. Ils ont pu faire d'autres choses, mais cela, je ne le crois pas. » (03.12.40)

Vie quotidienne en période de guerre :
« Rien à manger. Pas même de pain. Fait de la panade avec de vieilles croûtes. Des sardines, dont j'ai horreur. » (02.01.41)

Antidémocrate :
« Quelle bouffonnerie les démocraties ! La volonté des peuples. La vérité ! Nous sommes, nous Français (au moins ceux de la France occupée), enfermés sans rien savoir de ce qui se passe au-delà, qui, mieux est, n'ayant que les mensonges, les silences des journaux. Et il en est de même en Italie, en Allemagne, en Angleterre (peut-être moins en Angleterre ?). Quel changement avec le temps de Louis XIV, où les bourgeois devaient se dire pendant une guerre : « On dit que le Roi ?.... » (02.01.41)

Libre parole et comparaison Français-Allemands :
« Un jeune homme, qui consommait à côté de nous, est venu nous dire à voix basse de faire attention, qu'il vient de tirer 24 jours à la Santé pour propos trop libres dans un endroit comme ce bureau de tabac, un quidam qui n'avait l'air de rien l'ayant prié de le suivre. Mon état d'esprit a dû déplaire fortement à Caussy. En m'en allant, je lui dis : « Vous venez ? Vous restez ? - Je reste. »
J'étais à peine sur le trottoir, qu'il sortait aussi. Je crois que ce qui l'a choqué, c'est mon opinion que les Français n'auraient jamais été capables des sacrifices auxquels se sont pliés les Allemands pour retrouver leur prestige de nation. » (30.01.41)

Ironie et pédagogie sur l’évolution du pays :
« Nous allons de plus en plus vers la liberté. Il paraît que le ministre de la Justice prépare un projet de loi qui obligera tout propriétaire d'immeuble à louer aux familles nombreuses. Ce n'est même pas seulement vers la liberté que nous allons de plus en plus, mais aussi, comme on le voit, vers la justice.
Vous avez fait construire avec votre argent, gagné par vous, un immeuble. Vous n'y voulez que des locataires paisibles, les­quels sont bien heureux d'être entre gens de leur sorte. Une loi va intervenir qui vous obligera, à. la moindre vacance, s'il se pré­sente un de ces imbéciles à. huit enfants, de lui louer. Aucun droit de refuser. Vous ne serez plus le maître chez vous. » (14.02.41)

Contre la dénonciation de résistants :
« Nouvelles données par Paulhan : quatre professeurs et un conservateur de musée (je n'ai pas retenu lequel) viennent d'être emprisonnés par les Allemands pour avoir eu en leur possession et fait circuler des tracts anglais. Un de ces professeurs a été dénoncé à eux par un de ses élèves pour avoir parlé du général de Gaulle. Si ces mœurs s'implantent en France comme on dit qu'elles existent chez eux, ce sera du joli. » (14.02.41)

Situation politique & pro-collabo :
« Combelle me disait tantôt, comme nous parlions du manque complet d'énergie, d'esprit de décision qu'on sent en France, une chose que j'ai dite dès les premiers jours : quinze jours après l'ar­mistice et le Gouvernement Pétain, on aurait dû fusiller, sans jugement, les faits suffisaient, les Daladier, Reynaud, Mandel et consorts, canailles et incapables réunis. Cela eût été un grand réconfort pour le pays et donné à entendre aux autres d'avoir à se tenir tranquilles.
L'intérêt de la France, c'est la collaboration, l'entente, l'accord avec l'Allemagne. La victoire de l'Angleterre, qui n'empêchera pas une réorganisation de l'Europe, nous ramènera toute la fri­pouillerie d'auparavant, et Dieu sait avec quelle morgue accrue ! » (18.02.41)

« La Troisième République n'a rien fait, si ce n'est dans le sens du désordre social, économique et moral. » (22.02.41)

« Les hommes qui sont aujourd'hui au pouvoir avec Hitler sont les mêmes qui ont commencé avec lui le mouvement politique national-socialiste, au péril de leur liberté et même de leur vie. Il célèbre, à cet égard, cette fidélité, dans son dernier discours au peuple allemand. Il a raison. C'est quelque chose. » (25.02.41)

Sur la nature humaine :
« Je faisais cette réflexion ce matin que ce n’est pas la guerre, l'occupation, plutôt, résultant de la guerre actuelle, qui rendra les Français, comme tout autre peuple probablement, plus honnêtes, avec toutes les combinaisons, tous les trocs clandestins, etc., etc., auxquels il faut se livrer, pour se pro­curer, et encore difficilement, ce dont on a besoin ou dont on ne peut se passer. » (01.04.41)

Visionnaire de l’épuration :
« Ce qui sera drôle, si ce sont les Anglais qui l'emportent, ce sera de voir ficher dehors les gens mis en place par les Allemands pour redonner leurs places aux prédécesseurs évincés ou à d'autres du même acabit. Drôle aussi, dans le même cas, de voir les anti-Allemands d'avant la défaite, devenus pro-Allemands et anti-Anglais depuis l'occupation, - genre Jacques Boulenger, - redevenir anti-Allemands et pro-Anglais, et même peut-être philosémites. » (01.04.41)

Situation psychologique des français sous l’Occupation :
« Il semble qu'il y ait chez les Français, dans le peuple encore plus que chez les bourgeois, un sentiment d'attente, d'espoir, de résignation patiente, de moquerie secrète et silencieuse à l'égard des Allemands, état d'esprit qui peut se résumer dans l'indiffé­rence qu'ils montrent à l'égard de leur présence, ne les regardant même pas en les croisant dans les rues, certainement dans une ignorance complète, pour la majorité, des grandes fautes poli­tiques et sociales qui nous ont amenés là, tout cela qui pourrait se résumer à l'égard des occupants : « Attendez un peu, Messieurs. Vous ne serez pas toujours là. Il vous faudra déguerpir un jour. Nous verrons qui rira alors », équivalant au sentiment qui fait qu'on n'aime pas voir un étranger occuper sa maison. Que nous puissions nous entendre avec eux économiquement, pratiquement, c'est fort possible, ce peut même être fort bienfaisant, ils y ont intérêt aussi (toujours sous réserve de leur fourberie et de leur domination). Il y a en tout cas quatre choses, au moins, qui nous sépareront toujours d'eux : leur docilité contre notre insubordi­nation, notre moquerie contre leur sérieux, notre « esprit » contre leur « épaisseur », notre goût contre leur vulgarité. J'ajouterai, pour ma part, leur état social ultra-démocratique (à ce qu'on dit), lequel ne doit pas empêcher un certain « casernement ». » (09.04.41)

Situation de la France dans l’Occupation :
« La France sera bientôt transformée en une vaste oeuvre de cha­rité, jusqu'au jour où les trois quarts de la population vivront aux dépens de l'autre quart, seul à travailler. » (16.04.41)

Etat du pays :
« On a supprimé l'initiative, l'ingéniosité, cette pro­bité qui consiste à vivre par ses propres moyens et selon ses propres moyens, le goût du travail, la récompense morale d'une longue carrière. La capacité, les connaissances, les mérites acquis, la destruction de l'individu, ne comptent plus. C'est d'en bas que l'État tire ses principes.
Tout cela pour faire de la place à ces niais, jeunes gens et jeunes filles, comme ceux que je conspue depuis longtemps en mon for intérieur et auxquels je souhaite les pires déboires, qui se figurent que parce qu'ils auront attrapé quelques diplômes ils seront devenus des gens remarquables et [qui] n'auront acquis que cette prétention, - au lieu d'enrayer au contraire la montée de ces futurs déclassés. » (16.04.41)

« (...) l'État français continue à payer leur indemnité aux députés et sénateurs qui ne sont plus, paraît-il, ni sénateurs ni députés, et qu'il aurait pu prendre là l'argent dont il a besoin pour ses générosités sociales. Le maré­chal Pétain faisant du 1er mai la Fête du Travail, le maréchal Pétain se faisant photographier serrant la main d'un ouvrier, le maréchal Pétain faisant promulguer le règlement de la Retraite des Vieux Travailleurs. Il n'y arien de changé : démagogie, déma­gogie, démagogie. » (02.05.41)

Indifférence ? Ecriture au-dessus de tout :
« On dit à ce sujet que les juifs vont être astreints prochaine­ment au port d'un brassard, les distinguant du reste de la population.
Je me le disais justement hier soir, dans mon lit, venant de me coucher : une seule chose m'aura rendu heureux : écrire. Mes plus grands chagrins d'amour, si mon travail marchait, n'étaient plus rien, et de même n'étaient plus rien mes plus grands plaisirs d'amour si j'étais mécontent de mon travail ou le négligeais. Je ne parle pas des soucis matériels, qui n'ont jamais compté pour moi.

Vie quotidienne :
« Comme on apprend à être économe, dans la nécessité ! En temps ordinaire, un grain de café tombait, quand je le moulais, s'il était hors de ma vue je ne m'en occupais pas. Aujourd'hui, je me mets à quatre pattes sur le parquet pour le chercher. Je laisse sécher mes bouts de cigarettes, je coupe avec des ciseaux la partie brûlée et je dépiaute le tabac qui reste, rattrapant ainsi la valeur d'une cigarette avec les bouts restant de quatre ou cinq. » (04.06.41)

Tambouille littéraire :
« Il [Drieu la Rochelle] revient à Gide et rappelle qu'à la mort de Barrès, Gide avait bien vu qu'il allait devenir le maître unique, le guide de la jeunesse, avoir une armée de disciples, être le prince, en un mot. Je lui raconte que cela a été un peu la même histoire au Mercure, où la présence de Gourmont défrisait Gide, comme l'empêchant de compter seul dans la maison et que cette blessure d'orgueil et de vanité a été pour beaucoup dans son abandon du Mercure. Drieu la Rochelle et moi nous sommes trouvés d'accord pour nous moquer de ces gens qui veulent absolument être pris pour un maître, comme des autres qui ont besoin d'avoir un maître, et que d'un côté comme de l'autre, ce n'est pas très relevé. » (19.06.41)

Léautaud pro-Pétain, mais contre la collaboration active :
« Pour lui [Galtier-Boissière], aucun doute non plus : Pétain est un traître, comme Bazaine. Il n'aurait pas dû faire l’armistice, mais quitter la France, gagner l'Afrique et continuer la guerre. Darlan, un autre traître, cela est incontestable. J'ai voulu lui démontrer, avec l'appui de sa femme, qu'on n'est pas un traître parce qu'on s'est trompé sur le meilleur parti à prendre (en admettant que c'eût été le meilleur parti), mais quand on favorise volontairement, consciemment, avec préméditation, l'ennemi. » (04.07.41)

« L'Académie française ne mérite ni estime ni mépris. Elle est ce qu'elle est. Quand on a voulu en être et qu'on en est, on par­ticipe de l'un ou l'autre de ces sentiments.
Il faut dire, à sa décharge, qu'à le lire de très près, (De la Société, Des Grands, Des Riches, Des Gens du Monde, édition Auguis), il n'a jamais été, dans l'intime de son esprit, monarchiste, ni pour les grands, les riches et les gens du monde. Curieux assemblage : un esprit si fin, si mordant, si désintéressé ( ?), si sensible, et une nature plébéienne. » (09.07.41)

Média & conditionnement :
« J'entendais à midi, de la cuisine de la concierge du Mercure, en préparant mon déjeuner, marcher son appareil de T. S. F. Des nouvelles de la guerre de Russie, par fragments, entre chacun un petit air de musique. Ensuite, un discours affreu­sement déclamatoire sur la situation générale. C'est par la T. S. F. que se fait aujourd'hui le bourrage de crâne. Je pensais à tous les crétins qui écoutent tout cela. » (14.08.41)

Critique de la France :
« (...) la France est bien bas, et ce n'est pas d'aujourd'hui : moralement, socialement, matériellement, intel­lectuellement et même nationalement. C'est toujours le mot de Lautier, que je lui ai rappelé : la France n'est plus française. » (16.09.41)

« Beau pays de France ! Fichu état moral et matériel dans lequel il est. Heureux de vivre seul comme je vis, d'aimer la solitude comme je l'aime, de savoir me contenter de peu comme je l'ai toujours su, d'avoir une marotte (écrire) comme j'en ai une, - et par-dessus le marché, un bon équilibre moral et une santé satisfaisante. »

Evolution de la force publique :
« Rue Royale, je me suis adressé à un agent pour m'en faire indi­quer une : place de la Madeleine, Toujours l'accueille plus obli­geant des agents, Ils ont beaucoup changé de ce qu'ils étaient autrefois : des brutes à moustaches de soudards, Aujourd'hui, des hommes jeunes, complètement rasés, et mieux éduqués. » (21.11.41)

Le rebelle :
« Toujours la même farce : l'Etat fait le généreux avec l'argent des contribuables. Je ne me suis pas gêné pour le dire tout haut, dans le bureau de tabac, devant des clients, qu'il ne me plaît pas du tout d'être ainsi contraint et forcé de faire la charité à je ne sais quelles gens. » (28.11.41)

Pro-Allemand :
« Un nouvel attentat commis ce matin. C'était la ruée, paraît-il, dès 5 heures, aux stations de métro. La stupidité de tous ces crimes, en plus de leur lâcheté, est sans bornes, et la punition, au moins dans ce cas, comme dans un précédent, n'est vraiment pas féroce. Il est vrai que la dureté, la sévérité : exécutions, privations alimentaires, dans une ville comme Paris, les Allemands doivent y réfléchir, ce qui est encore une preuve de leur prudence, de leur intelligence politique. » (08.12.41)

« Voilà le résultat, anodin, je le répéterai, des stupidités que sont tous ces attentats sur des Allemands qui préféreraient certainement être chez eux, dans leur famille, à leurs affaires, et dont beaucoup doivent soupirer après la fin de la guerre. B. me racontait tantôt que Rouen subit aussi des mesures punitives, non pas uniquement pour un attentat commis contre un ou deux soldats allemands, mais encore, et surtout, parce que six Rouennais présents n'ont pas fait un geste pour arrêter le ou les auteurs. Je ne sais si je l'ai cité : après la guerre de 1914-1918, pendant l'occupation française en Rhénanie, pas un attentat contre les Français. C'est très curieux : ces Allemands roman­tiques, sentimentaux, c'est eux qui ont la raison (au moins dans ce cas). Les Français, ces cartésiens, ces sceptiques, ces railleurs, c'est eux les sentimentaux (au moins dans ce cas). » (11.12.41)

Méfiance sur l’apparence :
« J'ai parlé de ma méfiance, dans ma conversation avec B. Qui sait ce que nous apprendrons, quelles révélations nous seront faites, comme après la guerre 1914-1918, quand la guerre actuelle sera terminée. L'homme vraiment sage, à l'esprit circonspect, n'écrirait, ne dirait, ne penserait pas un mot, se disant : « Je n'en sais pas un mot. » (12.12.41)

Indignation face à l’intolérable :
« Non ! non ! Ce qui se passe à. l'égard de certains individus est abominable. Cela tourne à. une Terreur. Qu'on prenne des mesures contre eux s'ils sont malfaisants. Qu'on ne les massacre pas. » (19.12.41)

« On flanche, à cette histoire, sur les idées d'autorité, d'ordre, de discipline, de certaines restrictions de libertés, de refonte de l'enseignement, d'évolution de certains groupes d'individus, de prestations de serments de fidélité, etc., etc., dont il est si fort question en ce moment pour le redressement et la régénération de la France. Nous verrons la tête que nous ferons, nous autres écrivains les premiers, si ces belles choses se réalisent. Nul doute que nous serons les premiers à en pâtir. (...) la liberté absolue pour toutes les opinions, toutes les idées, tous les genres. Ce n'est pas vers cela que nous allons, au moins pour un temps. Renan célèbre la liberté telle qu'elle est organisée en Amérique. Il montre l'Angleterre comme le pays de la vraie civilisation (...). » (05.01.42)

« (...) l'annonce d'un débar­quement d'un contingent d'Américains (soldats) en Angleterre. D'autres devant suivre. Que cela présage-t-il ? La guerre recom­mencera, dit-elle, en France. Ce n'est pas drôle, l'enfantement d'une nouvelle Europe, tout en étant fort intéressant. » (08.01.42)

Je le répéterai : je trouve ces procédés abusifs. Je ne suis pas chargé de nourrir les enfants des gens qui ont eu la bêtise d'en faire, ne pouvant les nourrir. La vie est chère excessivement. Les impôts lourds. Si l'État a des générosités à faire, qu'il fasse des économies de personnel - au lieu de l'augmenter à chaque ins­tant. Les faire avec notre argent est une farce contre laquelle je proteste. (18.03.42)

Je ne suis pas brillant. Je me traîne et je n’arrête pas d’avoir faim. (21.03.42)

Analyse politique et tolérance :
« La plupart des Français actuellement n'ont que du sentiment. On ne fait rien avec le sentiment, ni de la littérature, ni de la poli­tique, ni du gouvernement. Au lieu de sentiment, que les Français aient donc de la raison. A qui la faute de la situation dans laquelle ils sont, sinon à eux ? Qui a déclaré la guerre à l'Allemagne, sinon eux ? Je suis le premier à me méfier de la duperie allemande, mais on aurait pu répondre aux propositions d'arrangements de l' Alle­magne, bouger, s'avancer un peu, avec circonspection, prudence, tâcher de voir ce que c'était, ce qu'il y avait dedans, dessous, cela n'engageait à rien. On pouvait tâter, essayer, voir. Pour ce qui se passe et que nous subissons maintenant, c'est la guerre, ce sont les privilèges de l'occupant (ceux que nous avons eus chez eux après la précédente guerre), et nous aurions pu avoir à subir davantage et de pire sorte. En quoi avons-nous à nous plaindre de la présence physique des Allemands ? Polis, simples, presque effacés. Aucun traîneur de sabre, aucune morgue, aucune allure de vainqueur. Et que ce soit l'effet d'une consigne rigoureuse. ce n'en est pas moins appréciable. Les gens qu'on leur tue ? De simples assassinats. Le beau courage de descendre à trois ou quatre au milieu de la nuit une malheureuse sentinelle qui aimerait certai­nement mieux être dans son pays et dans sa famille. Et quelle utilité, de pareils actes ? Quels résultats ? Les plus fâcheux, pré­sents et peut-être à venir ? » Les gens paraissent également éber­lués quand je leur tiens mon raisonnement quant à ce qu’on dit des nouvelles exigences des Allemands depuis pas mal de temps. en plus des conditions établies à l'armistice. Cela est désagréable pour nous, c'est entendu, mais cela s'explique pour eux : les cir­constances ont changé pour eux. A l'armistice, ils croyaient en avoir rapidement fini avec l'Angleterre. Ils n'avaient pas la guerre en Russie. Toutes les difficultés et opérations nouvelles qui ont surgi pour eux. Alors, la nécessité de demandes nouvelles s'impose à eux. Fâcheux pour nous, je le répète, et c'est notre rôle de dire non, mais explicable de leur part. J'en ai assez du sentiment du manque de sens critique, de réflexion, de l'hostilité à tout prix, etc. Qu'on soit un peu intelligent. Je le disais à Mme Loize : « Etre intelligent, c'est savoir sortir un peu de soi pour apprécier, juger, comprendre les circonstances et les faits, et se mettre un peu dans la situation d'autrui pour juger ses actions et sa conduite. Très joli d'être patriote à tous crins, d'être blessé de la présence chez soi de soldats étrangers. Savoir réfléchir est préférable. »
Sans compter qu'on pourrait ajouter : monnaie de notre pièce, férocité pour férocité, pour le traité de Versailles et les années dures qui ont suivi pour eux, au témoignage même de beaucoup de Français voyageant alors en Allemagne. (03.04.42)

Entre soumission et stoïcisme
« Ce n’est pas la première fois que je trouve fous ces sortes d’agissements, sans utilité, ne pouvant rien produire. Les Allemands sont nos maîtres. Ils sont sur notre sol. Que peut-on contre eux, et que croient pou­voir contre eux ces gens ? Nous sommes en armistice. Ce que font ces gens, c'est encore la guerre. Les Allemands se défendent. Qu'est-ce qu'il y a à dire ? Vraiment ! J'ai beau chercher au fond de moi, je ne trouve pas en moi la moindre possibilité de me livrer à de pareilles choses. Vraiment non. Je vois bien ce qu'il peut y avoir chez eux d'un certain sentiment, un certain idéalisme, oui..., mais, moi, non, non. Je ne suis pas du tout cela. Je suis comme j'étais pendant la guerre de 1914-1918. Je n'ai jamais eu une minute d'émotion, de frémissement, d'enthousiasme. Je ne m'en vante pas. Je le dis parce que je suis ainsi. Je me dis même que si tout le monde était comme moi, évidemment... Je suis ainsi, voilà tout. Je trouve même cela bête, la conduite de ces gens. Bête ! Enfantin ! Ils s'imaginent qu'ils vont changer quelque chose ? C’est pitoyable. » (05.04.42)

On se couche, on crève de faim. On se lève, on crève de faim. Au milieu de la journée, on crève de faim. Voilà le régime actuel. (20.04.42)

Chaque camp met de son côté Dieu, le droit, la justice, l'honneur, la certitude de la victoire. Nous lisons dans les journaux ce qu'on veut bien nous donner à lire. Nous sommes entourés de mensonges, d'exagérations, d’arguments tendancieux d'un côté comme de l'autre. Les coryphées des journaux mettant là-dessus leurs trémolos et leurs tirades de commande. Démêler la vérité dans tout cela, savoir où et de quel côté elle est ? Naïf et dupe celui qui se passionne dans un sens ou dans l'autre. (04.05.42)

Je suis toujours dans un état d'esprit lamentable. Sans courage ni goût à rien. Mon travail ne m'intéresse pas. Il me faudrait quelque chose qui m'excite et ce n'est pas facile. Je passe mes journées dans le jardin, à ratisser, nettoyer, brûler des herbes. Je suis furieux contre moi, ce qui ajoute encore à mon marasme. (05.05.42)

Journalistes, speakers, mènent contre Churchill et l'Angleterre, la même campagne d'in­jures qu'ils menaient contre Hitler et l'Allemagne, avec le même répertoire de phrases de mélodrame. Cette façon d'injurier son ennemi, - comme si les injures pouvaient servir à quelque chose, - est pitoyable, et encore plus pitoyable de voir recommencer pareille sottise à si peu de distance de la précédente, dont ces messieurs n'ont tiré aucune expérience. Traiter Churchill et les Anglais de voleurs parce qu'ils s'en prennent aux colonies françaises n'est pas du domaine de la raison. Les Anglais font la guerre, et dans la situation dans laquelle ils se trouvent, après tout ce qu'ils ont perdu, il est tout naturel qu'ils tiennent à se saisir de matières d'échange pour le jour du règlement. Faire des phrases sur « le sang français », -et le sang malgache, le sang algérien, le sang marocain, le sang chinois, quand nous avons conquis ces pays ? ­l' « honneur français », le « déshonneur anglais », est de la plus basse et plus sotte rhétorique. Je crois avoir noté les premières paroles, lues dans un journal, du refrain de la chanson de marche d'un régiment d'infanterie coloniale : « Pan ! pan ! l'Arbi... » Ce qui revient à exprimer qu'un Arabe, c'était bon à tuer carrément. Se rappeler aussi les débats au Sénat sur la campagne de Chine, les petits Chinois que les soldats français lançaient en l'air et recevaient sur leur baïonnette. Un petit Chinois ! La belle affaire ! J'aime mieux être un mauvais citoyen qu'un citoyen admiratif devant ces hauts faits. (07.05.42)

« Le Français n’est pas fait pour la République. Dès qu’il a une petite parcelle d’autorité ou de pouvoir, il faut qu’il domine, qu’il brime. Et plus il est bas dans l’échelle sociale, plus il donne dans ce travers. » (11.05.42)

Critique du snobisme urbain :
Ce genre de petites cérémonies locales m'assomme et me fait un peu pitié. On y prend une grande leçon de modestie. Ces gens qui sont là sont chacun plus ou moins quelque chose : l'un plus ou moins graveur en médailles, l'autre plus ou moins peintre, l'autre plus ou moins architecte des Beaux-Arts, etc., etc., et moi-même plus ou moins écrivain, chacun se donnant une petite impor­tance, pensant en lui-même au personnage qu'il est et aux mérites qu'il a et à la réputation qu'il croit avoir, - je peux m'excepter, certes, de ces imaginations ! - alors que, sorti de sa localité et d'un groupe de cinquante concitoyens, personne ne le connaît. (31.05.42)

Au retour, je suis entré chez ma mercière de la rue Dauphine. Il y avait là deux femmes, dont une grande, en toilette, en cha­peau, assez élégante, avec deux jeunes enfants, et qui s'amusait de mes propos avec la mercière. A son départ, elle se tourne carré­ment vers moi et un doigt sur le côté gauche de sa poitrine : « Vous n'avez pas vu ça ? C'est joli, n'est-ce pas ? » L'étoile d'étoffe jaune, avec le mot : juif, que tous les juifs doivent porter à partir de dimanche. Et faisant se tourner de même vers moi ses deux enfants et me montrant sur le côté gauche de leur poitrine la même étoile : « Et eux aussi ! », ajoutant aussitôt avec un ton de bra­vade et de certitude : « Mais ça ne fait rien, allez ! Tout ça n'em­pêchera pas que ce seront les Anglais qui gagneront la guerre. »
(...)
Le curieux, c'est que je ne vois dans aucun journal cet argu­ment mis en jeu, argument qui n'est pas de haine, de jalousie, de cupidité, uniquement de justice, et qui porterait.
La mesure a soulevé une question intéressante : que va-t-il se passer dans les « queues » aux boutiques d'alimentation, et même de la part de certains commerçants, car beaucoup de femmes dans le quartier sont juives, que rien ne révélait et que l'« étoile » va désigner ouvertement. (05.06.42)

Il paraît que l'Allemagne s'effondre. Elle piétine en Russie. Elle ne peut rien contre l'Angleterre. Celle-ci a perdu beaucoup de ses colonies, mais elle a toujours Malte et Gibraltar. Les états-majors allemands se demandent s’ils ne devraient pas débarquer Hitler pour faire une paix de compromis avec l'Angleterre, à moins qu'Hitler ait assez de souplesse pour accomplir cette opération.
Je lui ai dit, comme je le pense, que ce serait lamentable. L'An­gleterre s'occupera de ses affaires. L'Allemagne s'occupera de ses affaires. Nous serons là entre les deux et ne comptant guère. Nous verrons au bout de peu de temps toute l'ancienne clique revenir, les Herriot, les Chautemps, les Reynaud, qui ne disent rien et comptent bien que les choses se passeront ainsi. Deux mois, même pas, d'articles de journaux nous expliqueront à tous que tout est pour le mieux. Les Français, persuadés qu'au bout de six mois les choses auront repris leur cours normal, qu'on pourra manger à sa faim et boire à sa soif, n'en demanderont pas plus. Et comme elle protestait, disait : « Non ! non ! ce n'est pas possible. Il y aura quand même un changement », j'ai ajouté : « La France n'a plus aucune énergie, aucun ressort. L'esprit jacobin peut n'être pas toujours très beau. Il y a pourtant des circonstances où il faut avoir l'esprit jacobin. On n'osera plus, d'autre part, faire marcher les mitrailleuses dans les rues pour obliger certains éléments à se tenir tranquilles. Il y aura trop de gens intéressés au retour de l'ancien état de choses pour qu'il y ait un changement quelconque. »
J'ai encore ajouté, là-dessus, en me moquant : « Qui sait ? Je m'entendrai peut-être traiter de « Boche » par certaines gens ! » A quoi elle a répondu : « Cela se pourrait bien. »
Je ne serai pas embarrassé pour leur répliquer.
Il paraît que les Allemands appellent le maréchal Pétain : le Sphinx. L'homme qui s'est mérité ce surnom n'est pas le pre­mier venu.
La bonne de sa cousine Gribelin dit de lui : « Parbleu ! Il a choisi la bonne place. Il mange certainement du poulet tous les jours. Il est bien chauffé l'hiver. » Voilà le populaire. Elle se serait adressée à moi : « Et après ? lui aurais-je répliqué. Cela lui est bien dû. »
Et cela n'est rien auprès de ceux qui disent tranquillement qu'il a trahi, qu'il a vendu la France.
Les hommes ne méritent pas qu'on se sacrifie pour eux. Vérité qui n'est pas d'aujourd'hui.
Combien y en a-t-il qui se disent : « Je ne sais rien de la vérité vraie de la situation, des circonstances dans lesquelles cet homme a pris son parti. Je me tais. »
Elle me raconte aussi qu'un petit juif de 12 ans, dans les environs du carrefour Alésia-Orléans, s'est jeté par la fenêtre à la suite de l'obligation de porter l'étoile jaune. Le malheureux enfant. A 12 ans ! Avait-il l'esprit si développé pour se rendre compte du caractère de la mesure ? Je le lui ai dit à elle : « Il y a toujours les innocents qui paient pour les autres. Toutes les lois sont oppres­sives. Il n'y a pas de loi qui ne soit pas oppressive. N'y eût-il que deux individus atteints par une loi, elle est oppressive. » (14.06.42)

On n'en finirait pas si on voulait noter les bêtises, les contre-vérités, les déformations intentionnées, le bour­rage de crâne des journaux. Ce soir, dans Les Nouveaux Temps, un article de Guy Crouzet, le même qui, il y a quelque temps, employait le mot indigènes, comme ne s'appliquant qu'aux peuples des colonies. Sujet de son article : la part que nous devons prendre dans la lutte de l'Allemagne contre le bolchevisme, sous la forme de travailleurs à lui fournir. C'est le grand sujet des journaux depuis quelque temps et il part d'un point de vue exact. Dans cet article, question de « ces masses d'hommes (les soldats russes) dont on a fanatisé le cerveau étroit ». Le patriotisme n'est-il pas un fanatisme ? Ne fanatise-t-on pas les hommes, en tous pays, en temps de guerre ? Hitler n'a-t-il pas travaillé pendant des années à fanatiser la jeunesse allemande en vue des entreprises qu'il pro­jetait ? Et ne faut-il pas reconnaître que, dans les circonstances actuelles, les Russes ont été attaqués et défendent leur pays, ce qui paraît justifier leur « fanatisme » ?
Que le gouvernement des Soviets ait caressé le projet, comptant sur l'épuisement réciproque des belligérants, de lancer ses armées à la conquête de l'Europe pour y installer l'état social commu­niste, c'est possible. En tout cas, on n'en sait rien, on ne peut l'affirmer, mais la doctrine communiste a fait bien des ravages dans l'Europe entière. Je me rappelle ce que j'ai dit à Vallette au moment de certaines élections, il y a quelques années, où les communistes remportèrent pas mal de succès : « Nous pouvons nous mettre la tête sous l'aile pour ne pas voir ce résultat et ce qu'il présage de beau. Nous n'empêcherons rien. Le communisme est le futur état social. » Je serais bien tenté de le dire encore aujour­d'hui. Il faudrait vraiment que la victoire de l'Allemagne sur la Russie soit complète pour l'ajourner sérieusement.
De même, il y aurait beaucoup à dire sur l'appellation de « traîtres à leur patrie » qu'on donne aux Français qui se sont engagés dans les troupes du général de Gaulle associées aux armées anglaises. On peut penser qu'ils ont au contraire agi par le plus vif et plus sincère patriotisme, n'acceptant pas l'armistice, ni l'occupation d'une partie du sol français. Ils sont partis risquer leur vie. C'est un point à ne pas oublier et qui devrait leur éviter d'être traités ainsi. Je ne les approuve ni ne les désapprouve. Je ne suis pas devenu patriote du jour au lendemain. Ces choses ne m'intéressent pas. J'y suis même assez fermé, comme je l'ai toujours été. J'écris en spectateur, par esprit critique.
De même pour le général de Gaulle et les officiers qui l'ont imité. Ils ont pu estimer que, dans certaines circonstances, désobéir est un devoir. Cela peut très bien se soutenir. Si le général de Gaulle avait remporté quelques victoires éclatantes, comme le jugement sur lui aurait changé !
Je pense tout différemment des civils, et quelquefois notoires, qui ont fui en Amérique. Ceux-là sont des pleutres et des hommes sans honneur. (22.06.42)

Il paraît que la Hollande a perdu toutes ses colonies. Elle les avait acquises par le rapt ou la dépossession des anciens propriétaires. Comme la France, l'Angleterre, le Portugal pour les leurs. Une pira­terie universelle. C'est un beau spectacle, les « nations civilisées ». (25.07.42)

Comme je lui dis qu'à mon avis il a fait un grand mal moralement, et que je le considère comme un sot, de n'avoir eu aucune idée de ce qu'allaient produire ses théories dans le monde ouvrier, qu'on ne gouverne pas un pays en prophète et en illuminé, il me répond que c'est un faible, qu'il a été maladroit et qu'il aurait dû faire la révolution complète. Je l'ai éberlué en lui disant que je ne suis pas démocrate, que je ne l'ai jamais été, que le peuple des grandes villes, alcoolique et braillard, me dégoûte, que j'ai horreur de tout ce qui vient d'en bas, que ma théorie le concernant est celle-ci : du travail, des salaires lui assurant une vie possible, des droits professionnels, aucuns droits politiques, [reconnaissant au surplus que la forme de la société aujourd'hui est une monstruosité et que notre époque de mécanique et d'usines n'est qu'une autre forme d'esclavage. Il reconnaît que les juifs étaient partout, tenaient une grande place, que la N. R. F. en était pleine, qu'ils abusaient vraiment. Il a été de mon avis sur la sottise, pire : la bêtise, de juifs comme Benda, comme Suarès, pleins d'injures, de grossiè­retés, dans leurs articles à l'égard du Chancelier Hitler, comme si ces façons rimaient à quelque chose, si ce n’est à se retourner contre eux. (28.08.42)

(...) la tartuferie coutumière de Gide avec sa phrase : « Je reviendrais volontiers à la N. R. F. si j'étais sûr de n'y pas rencontrer des Allemands qui seraient sympathiques. » Son article féroce dans Le Figaro sur les tableaux d'occupation en Charente parus dans la N. R. F., article suivi quelque temps après d'éloges et de regrets de ne pouvoir en donner des citations. Son fana­tisme, à lui aussi, ne voulant prendre part à la direction de la N. R. F. qu'à la condition que soient écartés de la revue tous les écrivains ayant plus ou moins montré des sentiments pro-allemands. Mon histoire favorite de l'ânerie de l'affaire du « crime gratuit » dans Les Caves du Vatican, appréciation à laquelle j'ai fait se rallier une bonne dizaine de « gidistes » à tous crins dans mon déjeuner chez Benjamin Crémieux, en mars 1940. (07.09.42)

Il me paraît bien qu'il y a actuellement une procréation bien intéressée. On ne rencontre que des femmes ayant un ou deux enfants en bas âge, même des gamines ayant à peine vingt ans (à remarquer aussi qu'on se marie très jeune dans le peuple). Il est vrai que les primes de toutes sortes allouées par l'État doivent bien aussi jouer leur rôle. Il paraît que c'est pour le relèvement du pays, pour que la France soit un Etat fort, etc., etc. Ces enfants devenus hommes seront pour la plus grande partie de pauvres bougres n'ayant pas grand chose à défendre et des­tinés à y laisser leur peau. Qu'est-ce que pourra leur faire que la France dure ou ne dure pas ? Ils n'auront du résultat ni satisfac­tion ni désolation.
Exemple : les jeunes Allemands, les jeunes Italiens, qu'on a mis au monde, élevés et dressés pour la guerre et qui sont morts sur les champs de bataille, quelle part auront-ils eue des victoires et conquêtes de leur pays et des résultats politiques et écono­miques qui en résulteront ?
Tous ces hommes qui meurent en ce moment sur des champs de bataille, d'un côté pour le maintien de la « suprématie anglo-saxonne », d'un autre côté pour la création d'une « nouvelle Europe », si elle est maintenue, cette « suprématie », ou si elle est fondée, cette « nouvelle Europe », cela leur fera une belle jambe aux uns et aux autres. Les pauvres dupes, en tout, par­tout, toujours.
Je garde cette idée que j'ai notée au moment de la « défaite », la France passera peut-être un jour pour s'être encore montrée là (involontairement) à la tête de la « civilisation » en refusant le combat. (17.10.42)

Les Cadets de Saumur, relation des combats que les élèves de Saumur eurent avec les Allemands à leur descente vers le Midi de la France, seuls à essayer de leur barrer le chemin, alors que tout le monde fuyait devant eux. A un moment, le lieutenant qui les commande charge l'un d'eux d'une mission dangereuse : « Mon lieutenant, lui dit cet élève, c'est à la mort que vous m'envoyez ! » Réponse du lieutenant : « Je vous fais cet honneur, Monsieur. »
Je répéterai ce que j'ai dit plus d'une fois : tant que les hommes croiront à ces balivernes, le monde n'aura pas la paix. (02.11.42)

(...) il faut vraiment mieux tenir un journal que d'écrire, devenu un vieux monsieur, ses souvenirs. Que de choses, dans ce dernier cas, on doit oublier. (03.11.42)

Je complète ma note d'hier. Je reste pro-allemand pour la vic­toire et même en cas contraire. Les Américains n'ont rien de commun avec nous spirituellement ni socialement, notre culture, nos moeurs, nos façons de penser et de savoir. Ce sont eux les Barbares, à ce point de vue, peuple sans passé, sans histoire, sans art, et non les Allemands. Nous n'avons pas à nous féliciter de ce que nous a valu leur appui dans la guerre 1914-1918, à commen­cer politiquement, ensuite les hideuses maisons à sept ou huit étages, la « taylorisation » dans le travail des usines, à laquelle il a fallu renoncer comme trop contraire à nos moeurs, l'apothéose cabotinesque des vedettes mâles et femelles du cinéma, leurs films chromos ne montrant qu'attaques de trains, de chemins de fer, ou exploits de gangsters. S'il y a un pays où l'argent est maître, c'est bien celui-là, et les scandales politico-policiers fréquents. Si ce sont eux les vainqueurs, nous verrons de nouveau du joli en France comme mise à la mode de toutes ces beautés.
En tout cas, si vraiment les choses tournent dans ce sens, ce sera certainement intéressant de voir la conduite des différents partis réclamant la « révolution nationale » et la mise dehors complète des juifs et des francs-maçons, lesquelles risqueront bien d'être enterrées.
Quant à ces notoires écrivains de journaux, devenus à l'armistice aussi pro-allemands qu'ils étaient auparavant pro-anglais, certains doivent commencer à se dire : « Il va falloir encore retourner notre veste. » (09.11.42)

La plupart des Français doivent certainement penser ainsi, alors que les événements, passage des années allemandes dans la zone libre, supprimée pour le moment, occupation du Midi de la France par les armées allemandes et les armées italiennes, coopé­ration commencée des forces militaires allemandes, italiennes et françaises (qui s'accentuera certainement), toutes les mesures et tous les accords qui vont certainement en résulter vont sceller la collaboration franco-allemande : sans compter qu'on peut penser que, de quelque côté que soit la victoire, nous n'en sortirons pas, nous qui sommes entre les deux, sans dommage. (13.11.42)

Les révolutions ont toujours eu, pour cause première, le ventre, chez le peuple. Nous autres petits bourgeois timorés, capons, dociles, on sait bien que nous ne ferons jamais de grabuge. (15.11.42)

J'écris ce soir une carte à Rouveyre, en réponse à la sienne. Je ne me gêne pas pour y exprimer mon antipathie de toujours pour les Américains. Leur culte de l'argent, leurs maisons à dix-sept étages, leur Hollywood cinématographique et le cabotinage de leurs vedettes mâles et femelles me font horreur, et leur manque de passé, d'histoire, de culture ne les mettent pas à mon goût...
Nous vivons une prodigieuse histoire, dont beaucoup de gens, je crois bien, ne se rendent pas compte, à en juger par ceux que je vois et entends ici. Le spectacle de la bêtise, de l'ignorance est parfois bien pénible. J'espère bien que notre pays, le pays de tant de merveilles de l'esprit, s'en tirera malgré tout au moins mal, malgré l'aveuglement de tant de Français, qui devraient bien plutôt faire leur mea culpa. (19.11.42)

Il y aura certainement des frictions entre bien des gens, en cas de victoire anglo-américaine, entre hommes politiques et entre écrivains surtout. (...) Et dans les écrivains de journaux de ce côté-ci, combien auront à en pâtir. Je me sens déjà d'humeur, moi, à tenir solidement le coup devant Gide, Valéry, Claudel, Mauriac, Duhamel et pareils. Gide et Duhamel, les bolchevistes repentis, comme des niais illuminés qu'ils ont été, Gide et Duhamel, les anciens Front populaire espagnol, Gide et Duhamel, si froussards devant l'entrée des Allemands en France. Ils pourront venir s'en prendre à moi. J'aurai de quoi leur répondre.
(...)
La guerre actuelle n'aura pas porté bonheur à la littérature d'André Gide. Beaucoup de gens y ont découvert, et chez l'homme, des choses qu'ils n'avaient pas vues. (24.11.42)

On chancelle un peu dans sa façon de penser quand on relit, comme moi, dans mon stock de vieux journaux, dans des journaux d'avant-guerre, des articles sur les revendications d'Hitler, ses assurances de ne prétendre en rien à ceci ou à cela, de respecter l'indépendance de l'Autriche, de n'avoir rien à réclamer à la France, suivies peu après de l'an­nexion de l'Autriche, de la reprise de la Rhénanie. Nombre de gens font état de ces manques de parole pour n'avoir pas confiance. On ne peut leur en faire grief. Soi-même on se met à réfléchir. (25.11.42)

J'en reviens à ce sujet. Combien de gens, au moins dans ceux que je vois, se rendent compte de la dégringolade de la France, y pensent, y sont sensibles, s'y intéressent, quand ce ne serait que du point de vue spectaculaire, comme on dit ? Il n'y a qu'à regar­der dans le métro, les entendre, questions d'alimentation unique­ment, jeunes gens, jeunes filles, chahutant, riant, se pelotant, se baisottant plus ou moins, les queues par tous les temps, par centaines de personnes, aux cinémas de l'avenue d'Orléans, pour les âneries qu'on y voit, ce qui est devenu un besoin, dans toute la force du mot, pour ce qu'on appelle le public. Rien ne se passe pour eux, certainement, et quand ce ne serait que sous l'aspect politique, européen, ils sont trop bêtes et trop ignorants pour s'y intéresser. On comprend qu'un écrivain continue à écrire comme en temps normal, mais ce monde d'employés, de boutiquiers, d'ouvriers, avec leurs basses distractions, qui paraissent seules avoir de l'intérêt pour eux ! Cela mange, cela fait son « boulot », cela dort, rien de plus. (05.12.42)

Le monde du travail, des ouvriers jusqu’aux employés de bureau, avait pris depuis une bonne dizaine d'années des mœurs déplorables : en faire le moins possible, en encaissant le plus possible, ne pensant qu'aux loisirs, qu'aux « congés payés », les patrons considérés comme des tyrans et haïs, et, dominant le tout, un amour effréné de l'argent. Il leur va falloir travailler pour de bon, bien payés probablement, bien traités probablement, mais enfin : travailler. (16.12.42)

Pour le moment, la France, et les Français dans leur ensemble, sont au-dessous de tout. Il n'y a pas de vrai gouvernement, il n'y a pas de vraie autorité. Les secrétaires d'État à ceci ou cela se succèdent sans qu'on sache pourquoi. Les projets d'une réorgani­sation nationale avortent plus ou moins, se contredisent, finalement ne donnent rien. Il n'y a que les combinaisons, les trafics, les profits, les ambitions, les rivalités de partis, plus ou moins cachées, les oppositions, intéressées et sournoises, et chez les gens, surtout dans le peuple, l'indifférence, l'ignorance, le j'm'en fichisme, la rigolade, le cinéma et les radios à domicile ouvertes à plein tapage avec leur répertoire de beuglants. (22.12.42)

Tous ces impôts qui augmentent, et dans ces proportions, tout cela pour payer grassement les fonctionnaires dont le nombre [a] à peu près doublé depuis l'armistice, enrichir les faiseurs de pro­géniture, le gouvernement faisant à chaque instant, par surcroît, le généreux et le bienfaiteur en faisant appel à notre poche. Il paraît que maintenant le prix des places dans les théâtres s'augmente d’un « bon de solidarité » obligatoire. C’est indécent, purement. (12.01.42)

Voici qui tombe bien avec la note ci-dessus. J'avais affaire tantôt à la Mairie du XIVe. Sur son trottoir, cinq ou six gamins, pas plus de six ou sept ans, je les ai bien regardés, jouaient, en hurlant, naturellement, et se renvoyant mutuellement des : « Tu vas pas me faire chier... As-tu fini de me faire chier ?... » Le rôle considérable des instituteurs, après cela ?... Jamais les gamins des rues n'ont été plus gueulards et plus gros­siers.
Des enfants de cette sorte, le peuple ivrogne, les futurs déclas­sés et meurt-de-faim qui remplissent les Universités (leur sort me réjouit à l'avance), les suites de la guerre, par surcroît, je n'augure rien de bien brillant pour la France. (23.01.43)

Toujours la légèreté française. Cela vaut les documents d’état-major laissés à l'abandon dans un wagon laissé en plan dans une voie de garage lors de l'exode et trouvés là par les Allemands, qui les ont publiés avec reproductions photographiques. Quels pauvres êtres doivent être ces gens et comme sont confiées cer­taines fonctions à des hommes n'ayant rien de l'intelligence et des qualités qu'elles requièrent, ce qui ne les empêche pas, ces hommes, de faire eux aussi les importants et les autoritaires. Cela rappelle aussi l'affaire de la réoccupation de la Rhénanie par les Allemands, le gouvernement demandant son avis au 2e Bureau, celui-ci répon­dant qu'il était plus prudent de ne pas bouger, et se découvrant ensuite que les officiers allemands avaient sur eux une enveloppe cachetée à ouvrir en cas de rencontre du contingent français avec ordre de faire aussitôt demi-tour. On n'a jamais entendu dire que les officiers de ce 2e Bureau aient été révoqués comme ils le méri­taient. Ce qui du reste aurait été un maigre remède : de tels faits sont, ont toujours été et seront toujours : le Français. (04.02.43)

Les journaux pleins de la constitution officielle de la Milice nationale contre le communisme. Le gouvernement, avec l’institution de cette milice, prépare lui-même la guerre civile. (01.03.43)

Sans illusion pour l’après-guerre :
Cela, en attendant les « éclaboussures » comme je dis quand je parle de mes prévisions : bombardements, combats plus ou moins, en attendant la guerre civile qui couronnera le tout, quand le ter­rain sera redevenu libre, les « partisans » déjà tout prêts, d'un côté et de l'autre. (16.03.43)

Même on peut dire aussi que le spectacle de la France muette, soumise, sans réaction, sans rébellion, n’est absolument pas joli à voir. » (19.05.43)

Bouffon, aussi, après une allocution prônant l'intérêt politique et économique entre les nations de l'Europe, et spécialement avec nos voisins immédiats, les Allemands et les Italiens, d'entendre jouer ce chant de massacre qu'est La Marseillaise. (05.06.43)

La France a certainement besoin d'être nettoyée socialement et politiquement de bien des choses, mais jusqu'ici on n'est tombé que dans la niaiserie. Ces jours-ci, la Fête des Mères et les décora­tions données à celles qui l'ont été comme des lapines. Ce Groupe­ment de la Famille, qui date déjà de pas mal de temps et dans lequel des voix prépondérantes sont données aux pères de nom­breux enfants, comme si d'avoir procréé avec abondance conférait des capacités particulières. Si ce Groupement doit avoir des voix, désormais, dans les questions de littérature, de théâtre, d'art, etc., etc., le résultat sera complet. (10.06.43)

Voilà de ces choses qui me ravissent. On a décrété l'année dernière la vaccination obligatoire pour tous les enfants d'un certain sérum Ramon contre la diphtérie. Il s'est révélé depuis que nombre d'enfants ainsi vaccinés ont été vic­times de complications de caractère tuberculeux, et graves au point de motiver la nomination d'une commission d'enquête médi­cale. C'est toujours la méthode appliquée en tout à notre époque, qu'il s'agisse d'instruction ou de médecine : l'application en bloc, générale, et imposée, sans tenir compte des différences d'esprit ou de tempérament, sans même tenir compte de ce point auquel des médecins devraient penser et qui est connu, que même à maladie semblable, une médication peut réussir à un malade et être contraire à l'autre. C'est bien le même, avec sa sotte méthode et sa sotte prétention, souvent malfaisante comme dans le cas présent. (13.12.43)

Si les Allemands sont contraints de quitter la France, sous la pression des Anglo-Américains, si ceux-ci réussissent à débarquer et à s'y tenir, ils feront des territoires qu'ils quitteront des déserts et des ruines. Rien à dire. C'est un des côtés de la guerre. Celui qui est obligé de reculer ne laisse rien qui puisse profiter à l'ad­versaire. Il s'y adjoindra un régime alimentaire, - tous les trans­ports requis à la fois par les partants et par les nouveaux occu­pants, - qui ne sera pas loin de la disette. Que diront les niais, les sots aveugles (90 Français sur 100, hélas ! j'y ai des amis qui dans l'ordinaire sont pourtant intelligents, ce n'est pas la classe qui fait le jugement sain), qui en deviennent haïssables de l'être à ce point, qui ne jurent que par les Anglo-Américains, qui les considèrent comme des libérateurs, qui attendent d'eux la fin de ce qu'ils appellent nos misères ? S'il n'y avait les gens sensés, clairvoyants, qui jugent cette guerre sous son vrai aspect, autant que cela est possible, et qui voient, plus haut que ces prétendues misères, l'intérêt du pays, on serait tenté de dire que ces cala­mités peut-être prochaines seront pain bénit pour cette masse d'imbéciles dont l'imbécillité, pour un peu, ferait pleurer. (27.12.43)

Il [Maurice] me rappelle ce qu'ont été, au commencement de la guerre, les trois tentatives des Allemands pour aller débarquer en Angleterre, leurs pertes en hommes considérables, le sort affreux de ces malheureux. Les Anglais avaient installé dans la Manche un système (submergé) de barbelés dans lesquels les bateaux allemands se prenaient et dont ils ne pouvaient se dégager. La surface de l'eau était cou­verte de naphte. Par un autre dispositif, sans bouger de la côte anglaise, les Anglais y mettaient le feu. Bateaux, hommes, tout brûlait sur place. A chaque fois, pendant plusieurs jours, la mer rejetait sur la côte française des cadavres calcinés. Les mots manquent, devant de pareilles horreurs, de pareilles abominations. (31.12.43)

L’utopique
A mon retour, sur la plate-forme de l'autobus, un soldat alle­mand, un pauvre diable à sa mine et à son accoutrement, rien des beaux et solides garçons que nous sommes habitués à voir. Ne parlant pas un mot de français. Ne sachant que présenter au conducteur un papier sur lequel était écrit : Porte d'Orléans. Autobus 94 bis. Terminus. Tous les voyageurs de la plate-forme se sont mis à essayer de le tirer d'affaire, à lui faire dire où il allait, pour lui indiquer où descendre. Il ne savait que répondre en allemand, en montrant son papier. Un nouveau voyageur mon­tait-il à un arrêt, le conducteur : « Vous ne sauriez pas l'allemand, par hasard ? Il y a là cet homme... » Je crois bien qu'il s'est trouvé, à la fin, un jeune homme, qui a pu échanger quelques mots avec lui. C'était touchant, tout de même. Je n'ai pu m'empê­cher de le dire au conducteur : « C'est très bien. C'est pourtant un « ennemi » et tout le monde cherche à le tirer d'affaire. »
J'ai dit aussi à un jeune homme placé tout près de moi : « C'est la plus grande barrière : la différence des langues. Si on parlait tous la même, quel moyen de s'entendre ! que de choses disparaî­traient ! » (16.01.44)

Une autre mode, qui est, dit M. D., une dégringolade du bon goût et de la bonne éducation, c'est la façon dont les jeunes filles se peignent en public : dans le métro, au café, au restaurant, même, comme je l'ai vu faire à ma boulangerie de la rue Saint-Honoré, dans une boulangerie, les jeunes gens faisant de même, tirant un peigne de leur poche et assurant la bonne tenue de leurs cheveux, sans se douter qu'ils manquent ainsi à la bonne tenue tout court. Se peigner est un acte de toilette, un acte de propreté, qu'on fait chez soi avant de sortir. Il y a seulement vingt-cinq ans, on n'aurait jamais osé le faire en public. Les gens vont depuis quelques années vers un débraillé, une vulgarité, vêture et manières, qui s'accentuent tous les jours. (10.03.44)

Je suis las de la lecture des journaux, se ressemblant tous. D'un côté, les digressions sur la guerre, pronostics, prophéties, tartines de propagande, avec des parties de vérité. De l'autre, cette nouvelle démagogie dont ils sont pleins, cette célé­bration du « monde des travailleurs », ces appels à lui, ces pro­messes qu'on lui fait, ces droits qu'on lui fait entrevoir, ces capa­cités qu'on lui prête, tout cela contredit par ce qu'on proclame d'un retour à l'ordre, de la nécessité d'une hiérarchie, de l'orga­nisation d'une élite, de la place à donner au mérite, au savoir, à la capacité, - les deux n'allant pas ensemble. Déjà, quelle mys­tification, la fameuse « Révolution nationale ». Je crois que le populaire peut s'attendre plutôt à un sérieux bouclage, et néces­saire. Pour le moment, on joue à l'indignation qu'une certaine sorte de gens mangent bien quand tant d'autres se serrent le ventre, comme s'il n'y a pas toujours eu et n'y aura toujours des gens qui mangent mieux que d'autres. (02.05.44)

Nous sommes tous là comme des moules occupés de petites questions médiocres : ravitaillement, provisions de détresse, bombardements, alors que nous vivons peut-être une grande époque. Le débarquement des Anglais et Américains, les batailles de Normandie, la marche des premiers et le recul des « occupants » actuels sur Paris, lequel des deux belligérants l'em­portera, les suites de cette victoire. S'ajoutant à tout cela la petite guerre intestine qui se livre dans plusieurs régions de la France, les partis opposés qui n'attendent que l'occasion pour se casser la figure en grand, ce matin l'assassinat du ministre Philippe Hen­riot, tous les faits et circonstances de ce genre, certainement appe­lés à se multiplier et s 'amplifier, nous sommes peut-être à la veille d'un équivalent, d'un approximatif de la Révolution française.
Des faits comme l'assassinat de ce Philippe Henriot, dans sa propre chambre à coucher, à son Ministère, en plein Paris, où les assassins ont pu entrer et monter sans trouver de résistance, ces faits déconcertent. Alors, cet homme, qui devait se Bavoir très menacé, que le gouvernement devait Bavoir très menacé, n'était pas mieux gardé ? Même étonnement pour ces camions transpor­tant des fonds publics, souvent plusieurs millions, une fois même, paraît-il, un milliard, avec deux hommes sur le siège, deux autres à l'intérieur, que des coquins, informés, arrêtent de force au pas­sage et vident de leur contenu. Sous l' Ancien Régime, de pareils transports étaient accompagnés d'une troupe d'hommes à cheval et armés. On semble, aujourd'hui, au contraire, favoriser la rapine, comme le crime, ou alors il y a des complices passifs de l'autre côté.
A côté de cela, ce contraste. Je passais hier boulevard Saint-Michel, devant le lycée Saint-Louis, transformé actuellement en une sorte de caserne de la Milice de Darnand pour la défense de l'ordre. A la grand'porte, de chaque côté, un milicien, - chacun un de ces visages ! beaucoup d'entre eux ne doivent pas valoir mieux que les « terroristes », - la mitraillette au poing, en posture de fonctionner. Ce côté-là aussi nous présage de jolies choses. Nous reverrons peut-être, comme en 93, les dénonciations à un parti, ou à l'autre, selon l'opinion du dénonciateur. (28.06.44)

Je faisais cette réflexion ce matin que, sans tout ce « bourrage de crâne » pratiqué sur les écoliers, - dans tous les pays, ­l'amour de la patrie, du « premier pays du monde », existerait-il chez les individus, avec tout ce qu'il comporte plus ou moins d'idée de supériorité. Je n'entends pas le certain amour du lieu où on est né, village ou cité. J'entends l'amour de sa nation. Je ne le crois pas. L'amour de la nation n'existait certainement pas avant les fétichismes inventés par la Révolution française. (11.07.44)

Le gouvernement français (au point de vue politique), l'administration française (au point de vue écono­mique) auront été pendant cette guerre au-dessous de tout. Manque d'autorité, de courage, de décision de la part du premier, incapa­cité complète de la part de la seconde. S'ajoutant : le prodigieux abaissement moral des Français, la médiocrité des arts, en tête la littérature. La France est un pays fini. (04.08.44)

Jour de marché, donc du monde dehors. Ce matin, dans les rues de Fontenay, quelques gens de la « Résistance », débraillés, les pieds nus dans des savates, vêtus seulement d'un pantalon et d'une chemise, avec des physionomies d'un genre ! - circulant la mitraillette en bandoulière. Il est tout de même inouï qu'on laisse ainsi circuler de pareils apaches armés. Un « coup de rouge » de trop, et on voit le travail.
(...)
Il paraît que quelques femmes, ce matin, au marché, trouvaient un peu excessif la punition qu'on a infligée hier publiquement à des femmes qui ont fait l'amour avec des soldats allemands. Elles regrettent peut-être de n'en avoir pas fait autant. (26.08.44)

Scène d’épuration :
Elles aussi furent saisies, injuriées, jetées à terre, frappées, leurs vêtements mis en loques. Une femme, dans la foule, à ce spectacle, se mit à crier : « Non, non, non, pas cela, pas cela !... » La foule se retourna contre, lui arracha la cocarde tricolore qu'elle portait à son corsage, la jeta à terre, la frappa, la traitant de Boche, la malheureuse ne pouvant se tirer des mains de ces sauvages, per­sonne ne protestant. S. dit qu'il est parti, n'en pouvant voir davantage, épouvanté, et écoeuré. (05.09.44)

Les nombreux journaux font grand état de cette affreuse affaire d'Oradour. Ils omettent de dire qu'elle a été en représailles d'une affaire non moins affreuse qui s'est passée quelque temps aupara­vant à Guéret, et, certes, une sauvagerie n'excuse pas une autre sauvagerie. Des soldats allemands assassinés, torturés, les yeux crevés. Je dois avoir noté ce que Jouhandeau, qui est de cette ville, m'en a raconté, et son beau-frère, l'homme le plus tranquille, le plus humain, arrêté dans le nombre des otages.
Cruautés qui ne sont pas nouvelles.
La campagne du Palatinat, par Turenne, tout le pays transformé en terre brûlée, tous les habitants, femmes, enfants, vieillards, massacrés, au grand récri de Louis XIV quand il l'apprit.
Les guerres de Vendée. Un parti de chouans faisait-il prison­nier un parti de bleus : ceux-ci enfermés dans une église, et le feu. Un parti de bleus faisait-il prisonnier un parti de blancs : aussi enfermés dans une église, et le feu.
Les horreurs de la Commune de 1871, les « dames du monde » enfonçant le bout de leur ombrelle dans les yeux des communards fusillés.
La campagne de Chine, 1885, je crois. Rapport du sénateur Viollette au Sénat, les soldats français jetant de petits Chinois en l'air et les rattrapant sur la pointe de leurs baïonnettes. Il paraît que des gens disaient, à l'époque : « Peuh ! des petits Chinois... »
Les pogroms juifs en Ukraine, il y a trente-cinq ou quarante ans. Femmes, enfants, vieillards, tout ce qu'on pouvait saisir, empilés, entassés les uns sur les autres, tous vivants, dans des puits abandonnés, et le puits bien plein, fermé d'une bonne et solide couche de béton.
Quels sont les hommes, une arme à la main, toute façade tom­bée ! (18.09.44)

Je le disais vendredi dernier chez Mme Gould et j'ai été approuvé : rien de plus abject que la justice ( ?) qui vient d'en bas, fondée sur les pires instincts de haine, d'envie, de cupidité, de cruauté. Elle se donne en ce moment libre cours. La France est bien de plus en plus sur la voie de la dégringolade que constataient déjà en leur temps Renan et Proudhon, en prévoyant qu'elle ne ferait que croître et embellir.
Ce qui fait la bassesse du monde ouvrier, et qu'il mérite peu d'estime, c'est qu'il ne réclame jamais que pour l'argent (augmen­tation des salaires) et les basses jouissances qu'il lui permet, et non sur les conditions dans lesquelles on le fait travailler, véritable esclavage, d'abrutissement, dans lequel chaque ouvrier, ou chaque ouvrière, n'est guère plus qu'une machine, faisant toujours la même vis, ou le même boulon, et son travail, paraît-il, chrono­métré. Alors que certains hommes, - j'ai été toute ma vie de ceux-ci au premier chef, - disent : « Gagner moins, mais travail­ler dans des conditions qui me plaisent. » Je l'ai dit. Je le redis et le redirai toujours : la marque d'une certaine noblesse chez un homme, c'est le désintéressement. (24.09.44)

C'est curieux, ce fond de policier, de dénonciateur, de justicier, que la plupart des gens ont encore. Qu'un individu coure dans la rue, qu'un autre derrière lui crie : « Arrêtez-le ! » Sur vingt passants, dix-neuf se mettront à courir après lui, et, s'ils l'at­trapent, à l'assommer à moitié, cela sans savoir un mot de ce dont il s'agit. J'ai vu cela plus d'une fois. Cela donne un dégoût ! (26.09.44)

La racaille ouvrière conduite par ses meneurs ne songe qu'à revenir à sa flemme, à ses « loisirs », tout en tou­chant les plus hauts salaires possibles, naturellement, dont on connaît l'emploi qu'elle fait : mastroquet et cinéma. Il lui faut de nouveau l'heureux temps du Front populaire. Il est vraiment temps qu'on la remette au pas. (01.10.44)

Je suis trop ignorant de la politique. J'en suis trop peu occupé. Je ne connais rien sur l'honneur et je suis trop ignorant des circonstances de ce moment. Je me fiche trop de ce qu'on appelle la dignité natio­nale. Je me contente de mettre ici un grand ?
En tout cas, là aussi, le jeu de bascule. Pendant l'occupation, le traître, c'était le général de Gaulle que, pour ma part, je n'ai jamais considéré comme tel, mais comme un homme qui avait une autre vue des circonstances que le maréchal Pétain. Mainte­nant, le traître, c'est le Maréchal. (10.10.44)

Ces mitraillettes, que la guerre a mises à la mode, remplaceront peut-être d'ici quelque temps le revolver. Les gens qui rentrent tard le soir chez eux auront une mitraillette. L'amant quitté par sa maîtresse, ou le mari surprenant sa femme avec un tiers, abat­tront l'adoré et l'infidèle avec une mitraillette. Le neurasthénique las de la vie mettra fin à ses jours avec une mitraillette. Il suffira d'un qui commence. L'imitation est si forte chez les humains. Cela entrera dans les moeurs. Le fait est qu’avoir une mitraillette chez soi pour se défendre contre un cambrioleur, cela ne serait pas si mal. (10.10.44)

Version différente de sa part concernant le général allemand, général Spitz, je crois, que le consul de Suède aurait amené à désobéir aux ordres d'Hitler au sujet de la destruction de Paris. Paulhan m'a dit qu'il s'était réfugié en Angleterre. Galtier-Bois­sière me dit qu'il était resté à Paris et qu'il a été ensuite remis aux Allemands en échange d'un homme ( ?) de la « Résistance ». Il est de mon avis que l'action n'est guère jolie. Avoir sauvé Paris de la destruction, c'est quelque chose. Et rendu à l'Allemagne, il a certainement dû être fusillé.
Galtier-Boissière est écoeuré comme moi de ce qui se passe, au sujet des exclusions, des dénonciations, des arrestations, et qui est tout semblable, le jeu renversé, à ce qui se passait sous l’occupation. Il ne lui échappe pas que les journaux actuels, qui mettent en lumière, en relief, les atrocités allemandes, se gardent bien de dire qu'elles n'ont été qu'en représailles d'atrocités commises sur des soldats allemands : Oradour, réponse à Guéret ; Tulle, réponse à Tulle : soldats allemands assaillis, tués, les yeux crevés, les par­ties coupées, leur cervelle sortie et promenée dans des casques par toute la ville. Dame ! les représailles n'ont pas été douces.
Il me confirme que Thérive, que Combelle sont bien arrêtés. Béraud également. Il fait fort bien la différence entre les « colla­borateurs » qui n'ont péché ( ?) que par opinion, ce dont ils étaient bien libres et dont il est inadmissible qu'on leur fasse un crime, et ceux qui se sont « vendus », qui ont tiré profit de leurs agisse­ments. (17.10.44)

Ce qui se passe n'est pas joli, ni agréable. Il était inévitable. Après une pareille guerre, cinq années d'occu­pation, tout ce qui s'est passé pendant ces cinq années, la France coupée en deux (et presque en deux camps), les fortunes fabuleuses faites, les « commerces avec l'ennemi », soit contrainte, soit par appât du gain, les intérêts anglais et américains s'ajoutant, les ferments révolutionnaires et de guerre civile suscités par l'Angle­terre pour aider à sa victoire, le retour à l'état politique, écono­mique, social d'avant-guerre n'était pas possible. Il en est pour la France, après cette guerre et comme résultat de cette guerre, comme il en a été pour la Russie après la guerre de 1914-1918. Et quand je dis pour la France ! Pour les nations européennes presque au complet. L'Allemagne en montrera bien aussi des témoignages probablement. Un nouvel état de choses naît. A voir si l'Angle­terre le laissera s'établir. La voilà déjà, sa victoire acquise, qui s'occupe de rétablir l'ordre où le désordre, dont elle n'a plus besoin, s'accentue et même pour de bon : intervention en Grèce. Peut-être prochainement en Belgique. Presque sûrement un de ces jours en France. Le mot : presque, n'est pas dans ma pensée. Dans ma pensée : sûrement. A moins que la guerre vraiment terminée, une armée régulière et une vraie police reconstituées, ce soit le gouvernement lui-même. (06.12.44)

(...) on aurait dû décréter qu'aucun franc-maçon, aucun juif n'y devait figurer comme magistrat, non plus que dans le jury aucun individu ayant eu à pâtir, directement ou indirectement, de l'occupa­tion. Je ne m'élève pas contre le ressentiment que les premiers comme les seconds peuvent avoir. Je l'admets, je le comprends même, à la rigueur. Je dis seulement que, par ce ressentiment même, leur jugement est vicié, n'est pas libre, n'est pas désintéressé. Ils auraient dû être écartés de ces fonctions. (27.02.45)

En réponse à une allocution du premier président de la Cour de cassation, le ministre actuel de la Justice a annoncé le retour prochain aux diverses garanties judiciaires. Preuve et aveu qu'elles ont été violées, altérées, supprimées, la justice habituelle changée en justice d'exception. Si c'est le fait de la « Résistance », c'est aussi son déshonneur.
On mobilise telle classe, telle autre, telle autre encore. On n'entend parler, dans son voisinage, que de tel jeune homme qui est parti, de tel autre qui part, de tel autre qui va partir. Cela doit être un peu partout dans toute la France. Il y a une certaine jouissance à se dire qu'on est en dehors de toutes ces affaires-là. (25.03.45)

Conversation avec Jules Mouquet. Lui aussi est écoeuré par les circonstances actuelles : la justice arbitraire, l'attitude des jurés et des magistrats, qui satisfont une vengeance bien plutôt qu'ils ne jugent, la montée démocratique, la grossièreté grandissante des moeurs, le triste spectacle de la jeunesse, même dans les familles bourgeoises, l'appétit de l'argent, la malhonnêteté presque géné­rale, toutes choses qui n'augurent rien de séduisant dans la société à venir, et d'accord avec moi que les démocraties latines sont une abjection. II n'est pas aveugle non plus sur l'Angleterre comme auteur de cette guerre, tout en reconnaissant comme moi que s'il est un pays où il y a encore une civilisation, un respect de l'individu et de sa liberté, c'est elle. (11.10.45)

On parle beaucoup de dictature devant la personnalité que laisse deviner le général de Gaulle, sa volonté d'imposer son programme à lui et non d'accepter celui des nou­veaux parlementaires, et l'énormité du travail à faire dans tous les domaines, les finances, les directions sociales, la nécessité impérative du travail, etc., je pense aussi le désordre moral que révèle tout le pays, toutes choses qui ne peuvent aller sans un vrai pouvoir et assez dominateur, et peut-être mieux, oppressif. Je ne le souhaite pas comme individualité [sic] et comme écrivain, mais il faudra s'y résigner : le relèvement d'un pays dans l'état dans lequel est la France ne peut être que l'action d'une dictature et jamais pays dans cet état ne s'en est tiré autrement. Nous éco­perons. Le général de Gaulle doit avoir choisi ses aides et ceux-ci être prêts depuis longtemps. (15.11.45)

Par raisonnement a contrario, condamnation du nazisme et de son génocide :
Personne pendant l'occupation ne connaissait, même ne se dou­tait de ce qui se passait en Allemagne dans les camps de déportés français, ni cette sorte de plan d'extermination presque générale conçu par Hitler. On ne peut donc incriminer des Français de leurs relations avec des Allemands pendant l'occupation en faisant état, dans cette incrimination, de tout ce qu'ont révélé, et la découverte de ce qui se passait dans lesdits camps, et le procès de Nüremberg.

La Cour de Justice, si on peut dire ainsi (la Cour de vengeance serait une appellation plus juste), a condamné hier à 7 ans de réclu­sion le journaliste Jean Drault, âgé de quatre-vingts ans, un des premiers rédacteurs de La Libre Parole d'Édouard Drumont, et un des animateurs du Pilori, journal antijuif publié pendant l'oc­cupation. Comme on le voit, un antisémite de vieille date. Etre antisémite, c'est une opinion. Cette opinion est devenue un crime, comme quelques autres. Condamnation. Si les juifs sont un jour les maîtres, cela deviendra peut-être un crime d'aller à la messe. (05.11.46)

J'ai dit à Yves Lévy, à propos de la déportation en Allemagne sur la dénonciation d'une concierge, ce que je pense et ai toujours pensé d'un pareil cas : une abjection, à mon avis pire qu'un crime. On comprendrait encore, on admettrait, bien que pour moi l'abjec­tion en demeure complète, d'un partisan politique, d'un adver­saire politique, d'un fanatique dans ce domaine, bien que, je le répète, pour moi, l'abjection demeure là entière, mais une concierge ! La bêtise, la jalousie, l'envie, la vengeance d'un petit différend quelconque. Je me suis toujours élevé, en moi-même, et en conversations, contre les condamnations prononcées depuis la libération par ce qu'on a appelé les « Cours de Justice ». Quand il s'agissait de dénonciateurs, de quelque côté qu'ils fussent, ma protestation, malgré moi, malgré mon peu de goût, que j'ai eu toute ma vie, pour le châtiment qui ne répare rien, qui même ne sert jamais d'exemple, s'arrêtait, je ne disais rien, je me détournais en pensée.
J'ai résumé mon sentiment sur ce sujet, tel qu'il est fortement ancré en moi, que si je voyais, sous mes yeux, un homme en assassiner un autre, je ne le dénoncerais pas. J'ai eu l'approbation d'Yves Lévy en ces termes : « Ce n'est pas notre métier. » (17.02.47)

Le Figaro littéraire reproduit la maquette d'Auguste Perret dressée pour la porte Maillot. C'est simplement hideux. Cela ressemble à une pièce de pâtisserie montée, ou à ces constructions en saindoux que confectionnent les charcutiers à la Noël. Encore cela n'atteint-il pas la laideur, l'inexprimable laideur des constructions du nommé Le Corbusier. Celui-là doit être un sot d'une belle envergure pour méconnaître ou ignorer à ce point toute question d'esthétique. Il dépasse les Américains dans la barbarie architecturale.
(...) Ce qui règne aujourd'hui, c'est l'utilitaire et le monumental, qui sont toujours, l’un et l’autre, la laideur même. (09.08.47)

Anti-américanisme primaire ?
« Nous ne lui devons que des choses abominables, les maisons à quinze étages, le cinéma à vedettes, apothéose du cabotinage, école d'abrutissement populaire, les conserves alimentaires, un peuple qui se nourrit de cette façon ! Jusqu'à nos « gangsters » qui nous viennent d'elle. Je ne parle pas des destructions de la Normandie, auxquelles elle s'est livrée comme à un sport. Elle est entrée dans la guerre pour combattre le « racisme » ? Et la façon dont elle traite les nègres, les tient à part ? Les affaires, le marché euro­péen, voilà le vrai. Nous n'avons rien de commun avec ces gens-là. Ils ne nous ont apporté que de mauvaises choses. Leur justice de Nüremberg est une tartuferie sans nom. » (14.09.47)

N'importe. Voir l'Angleterre s'engager dans cette voie d'éta­tisme, de caporalisme dictatorial et démagogique à la fois, sans compter qu'à y bien regarder, ce projet du gouvernement anglais, de même que les nationalisations (ils en ont, eux aussi), c'est du communisme : l'État maître de tout, tout pour l'État. Un nou­veau monde, socialement, se prépare vraiment. Viendra un jour que, universellement, l'État sera l'unique marchand de tout ce qui est nécessaire à la vie. N'est-il pas déjà le maître de celle-ci pour les guerres ? (21.01.48)

Les religions sont le fléau de l’humanité. Elles ont été, pour beaucoup, les premières causes des guerres. (31.01.48)

Ce qu'on appelle les travailleurs paraissent être et sont pour moi, dans leur ensemble, autant d'imbéciles que de voyous. Non seulement ils n'entendent supporter quelques sacri­fices que commande à tous l'état actuel de la France, mais ils émettent, par moyen de menaces de grève, avec possibilité d'aller plus loin, les réclamations les plus bouffonnes. Les commis charbonniers réclament une « prime de salissure ». Les employés des Uniprix et autres magasins, une « prime d'assiduité ». Ce qui semble dire qu'être payé pour remplir un emploi n'est pas tout, qu'il leur est dû une prime pour être présent à cet emploi. Les employés de banque réclament une « prime de rendement ». Ce qui semble signifier la même chose que dessus : être payé pour remplir un emploi, premier point. Second point : être payé pour accomplir le travail de cet emploi. Je ne sais plus quelle autre cor­poration réclame une prime pour « travaux pénibles ». On les verra bientôt réclamer, les uns les autres, que leur soit payé le temps du trajet de leur domicile à leur magasin, [illisible], bureau, etc. Voilà les jolis résultats du système de gouvernement et des utopies sociales, lors de son gouvernement de Front populaire, de l'illu­miné Léon Blum, avec son organisation des loisirs, des congés payés, des occupations d'usines ou magasins, des patrons enfermés à clef dans leurs bureaux par le personnel, le dit illuminé auquel un de ses collègues à la Chambre énuméra 7 propositions qu'il avait faites, suivies de 7 réalisations contraires, le même ayant proféré cette ânerie, alors que tout annonçait la guerre de 1939 : « Le seul moyen de ne pas avoir la guerre, c'est de désarmer », et qui n'est en rien corrigé ni amélioré aujourd'hui, persévérant dans sa démagogie, ses prophéties, aussi sot et ignorant politique­ment et moralement qu'il l'était à la belle époque de son apothéose dans le grabuge créé et toléré par lui. (s.d., après 29.05.48)

Auteurs de la guerre 1939-1945. Churchill, l'Anglais, Beck, le Polonais, Bénès, le Tchécoslovaque. Staline jugeant dès le premier jour des avantages qu'il pourrait en retirer (extension politique). Avantages qui lui ont été facilités par la naïveté (le mot peut paraître énorme) et l'ignorance du caractère russe de Roosevelt l'Américain. La France, ravagée, dévastée (pour la victoire anglo-saxonne), abaissée (à la grande satisfaction secrète de l'Angleterre, ruinée, sous la dépendance économique de l'Amérique et de l'Angleterre, obligée aux sacrifices des questions essentielles pour sa sécurité, dupe une fois de plus. Tant pis pour elle. Je ne plains jamais les dupes. (04.06.48)

A l'époque à laquelle nous sommes, la domination politique, sociale et économique du monde ouvrier, aux mains de la pire racaille de meneurs et d'excitateurs, rejette fortement en esprit vers l'aristocratie de quelque nationalité qu'elle soit, qui a toujours eu, même avant 89 en France, ses grandes qualités de générosité, et y joignant des agréments de distinction, de manières et de ton, qui sont bien disparus. On peut penser que les beautés de la Libération et la dégringolade politique et sociale dans laquelle nous sommes ont détaché beaucoup de Français de la démocratie. (13.09.49)

Au reste, la guerre (cela fait deux que je vois) m'a toujours donné un excellent moral. Je n'ai en toutes choses que de la curiosité.
Les Américains sont certainement (la France en sait quelque chose) des hommes d'affaires remarquables (autant qu'avides). En diplomatie, ce sont des naïfs. Les Russes viennent de le leur montrer avec leur République allemande soviétique.
Le côté bouffon de ces choses. Hitler, à notre époque, Napoléon à la sienne, deux qui se valent, ont voulu conquérir l'Europe avec ce même supplément : débarquement en Angleterre. L'Angle­terre a vaincu l'un et l'autre avec les mêmes tactiques. De même Révolution française et Révolution russe : porter le bonheur aux peuples à la pointe des baïonnettes. Les « Alliés », pour la seconde, ont seulement changé de côté. Ce pauvre Valéry, qui niait les répétitions de l’Histoire ! (26.11.49)

Toutes ces commémorations, ces plaques sur des maisons, ces statues, le « Soldat Inconnu », ces célébrations de « Souvenirs », « Tombeau de Napoléon », « Voies sacrées », ces pèlerinages des ossuaires, dans le passé comme actuellement, que les journaux relatent et décrivent presque chaque jour. En réalité, les hommes, sans s'en douter, sont profondément religieux. (15.08.50)

Il y a en Corée des opérateurs de cinéma qui prennent des « vues » du mouvement des troupes, des débarquements, des combats, des bombardements par les aviateurs américains, des amas de morts et de blessés, des villes en flammes, toutes les habitations détruites, de vagues civils, hommes, femmes, enfants, réduits à la rue, cou­rant dans les décombres. On fait de tout cela des films, qui sont projetés dans les cinémas, au titre des Actualités. On en donne dans les cinémas à Paris, certainement aussi en province et dans le monde entier, et des gens vont voir ces tableaux de tueries, de massacres, de destructions, et nous avons vu, par les ruines de la Normandie, si les aviateurs, pour qui c'est du sport, s'y entendent. Ainsi la guerre est devenue une occasion de « spec­tacle », une sorte de théâtre, de récréation, etc. Ce n'est ni à l'honneur de la société actuelle, ni des gens, de quelques nations qu'ils soient, qui vont s'y récréer, ou c'est bien la démonstration que les hommes aiment la cruauté et le sang. (28.09.50)

Les boucheries sont vides, les arrivages de viande ne se font plus, les producteurs sont en grève. C'est d'en bas qu'on est les maîtres, par la sédition. Le gouvernement, l'autorité, le maintien de l'ordre, chacun à sa place, et à sa fonction, n'existent plus. Je le dirai une fois de plus : où est le bon temps de l'occupation. Toute cette racaille de gros producteurs, d'intermédiaires, de profiteurs, comme toute cette racaille ouvrière, qui ne connaît que bien manger et bien boire, en travaillant le moins possible et en encaissant le plus possible, en réclamant à chaque instant à encais­ser encore plus, se tenaient tranquilles. On avait peu, mais on avait sûrement. Le peuple ouvrier français a besoin d'être dominé, et fortement. Autrement, c'est le désordre, la sédition, la menace, qui peuvent aller, de sa part, jusqu'au crime. Le mot de Rivarol n'a rien perdu de sa vérité et ne la perdra jamais : Malheur à celui qui remue les bas fonds d'une nation. (19.09.51)

Les tor­tures paraissent décidément entrées dans les moeurs des temps de guerre dans tous les pays. On en a usé aussi en France pendant l'occupation, et il paraît bien qu'on en use aussi en France dans les interrogatoires policiers. (03.10.52)

Combat d'hier et de ce matin donne le programme des accidents d'automobile et des nombreuses morts, dans toutes les régions, le dimanche et le lundi de la Pentecôte : conducteurs d'autocars ivres, conducteurs d'autos ayant trop bien déjeuné et endormis au volant de leur voiture, etc., etc. Et ce programme certainement ne doit pas être complet. Aller à Pornic pour une visite au cimetière et courir le risque d'y être porté pour mon compte personnel, merci de l'occasion. Voilà qui renforce mon sentiment de l'ennui que j'aurais eu d'avoir fait ce voyage, sitôt arrivé. Donc, demeurons à domicile. (27.05.53)

Mes dernières années ne sont pas drôles, ce qui ne veut pas dire que les autres l'ont été. Je suis à moitié aveugle. Ma santé a des ennuis. Je suis atteint d'un manque d'équilibre, de stabilité. Il y a trois ou quatre semaines, j'ai fait, le même jour, deux chutes en arrière en descendant un trottoir. Depuis plusieurs années, je ne sais quel désordre intestinal ou digestif me fait évacuer les aliments un quart d'heure après leur absorption. Mes matinées entières sont abominables sous ce rap­port, et parfois même assez douloureuses. Pour comble, je suis amoureux d'une femme que cela n'intéresse pas et qui ne voit en moi que [mot barré]. A ajouter encore que j'ai perdu complè­tement depuis trois ou quatre ans, dans mon habitation, où je suis depuis 45 ans, tout mon isolement et ma tranquillité d'au­trefois.
(...)
Affreuse vieillesse, à laquelle s'ajoute d'être amoureux comme un homme de 40 ans, d'une créature que cela intéresse peu ou à de rares moments. (17.08.54)

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