Transparence auteur-oeuvre

« (...) qu'il ne faut pas avoir peur de ses propres idées, ni peur de les exprimer, quand même elles vont à l'encontre des idées admises, surtout si elles vont à l'encontre des idées admises. » (Avril 1900)

« Et ce livre devient Le Petit Ami, un livre qui me déplaît, que je n'achèterais certes pas si j'étais public, et qui aurait peut-être pu être un vrai livre, si je l'avais écrit en style d'affaires. » (16.12.02)

« On vit presque chaque minute en songeant à une petite joie prochaine, lendemain ou surlendemain, à de petits plaisirs de toutes sortes, petits changements, nouveautés, on ne sait quoi de fragile mais qui nous changera, et qui, lorsqu'on l'a, n'est plus rien du tout. » (17.01.03)

« Je n'ai aucune confiance en moi. Il faudrait que j'aie la force de ne rien lire, de croire en moi, et en moi seul, comme si seul j'écrivais. Et puis commencer, le commencement de quelque chose, voilà le difficile. Quelle corvée, les premières phrases.
Que d'autres sujets encore, de pas d'emballement. Les défauts, coquilles, phrases oubliées, irréparables peut-être du P. A. - puis, de me sentir si peu solide, si malade, j'en suis sûr, tout au fond. De plus, ce manque de facilité, souvent. Tous les éloges, tous les encouragements n'y feront rien. Je le sens. Il n'y a que moi qui compte en cette matière. Ce que je ne trouve pas bien est à jamais pas bien. Je n'ai pas encore d'idée bien nette sur mon livre. Je donnerais beaucoup pour pouvoir le recommencer. Je n'y changerais pas grand'chose. Je n 'y mettrais même que les phrases notées au crayon sur de petites feuilles volantes. Mais que ce serait beaucoup à mes yeux, surtout si je trouvais une meilleure fin, plus serrée et moins littéraire, du chapitre VII.
Je ne suis décidément pas assez fou de moi. » (06.05.03)

« Il n'y a décidément que moi, que ce qui m'est arrivé, que ce qui me touche, que j'aime ou recherche qui m'intéresse, et j'aurais certainement de la peine à inventer les bêtises nécessaires dans un roman. » (21.08.03)

« Je ne dois pas avoir le don de l'amitié, puisque je dis du mal de mon meilleur ami. Il est vrai que ce mal est si justifié. » (21.08.03)

« Je n'ai pu m'empêcher de lui dire que je trouvais cela fort intéressant, qu'il n'y avait peut-être là qu'une élégance d'esprit, un individu qui avait tellement joui des idées qu'il voulait exprimer qu'après cela elles ne l'intéressaient qu'à demi et qu'il ne faisait plus que s'en amuser. Quant à ce qu'on appelle sa vie gâchée, ratée, comme on dit, je lui dis : « Ce que je vais dire est peut-être une bêtise, mais vraiment, il y a tant de gens qui réussissent leur vie, que, quelquefois, ceux qui ratent la leur, et d'une certaine façon, sont plus intéressants. » Et j'ajoutai ce que j'écrivais il y a quelques jours : « Il vaut mieux, il est plus intéressant, étant donné que c'est soi qui importe avant tout, d'avoir une vie curieuse, particulière, que d'écrire n'importe quels livres. Ecrire des livres, de très beaux livres même, mon Dieu, cela est à la portée de beaucoup. Mais être un individu rare, singulier, très tranchant sur l'ordinaire ! » (28.03.05)

« Il y a trois arts : la littérature, la peinture et la musique.
Non, non, je ne veux pas être un écrivain comme les autres, inventeurs d'histoires plus ou moins agréables. Je ne veux raconter que ce qui m'a touché, occupé, que ce que j'ai aimé, ou que ce dont j'ai souffert. » (28.05.05)

« Comme je pense, depuis quelques jours, à ces trois femmes : Jeanne Marié, ma mère, et Georgette Crozier. La première, encore ! Ce n'est guère que par sensualité, retour vers ma première jeunesse, mais les deux autres, ah ! les deux autres ! Deux fiers ratages dans ma vie, et que je senti­rai davantage au fur et à mesure des années. Je ne peux cepen­dant pas dire qu'ils soient entièrement de ma faute, ces ratages. Ma mère, c'est bien elle seule qui a quitté la partie, et quant à Georgette, à trois reprises au moins, je lui ai offert la liaison. Singulière, inexplicable créature. (...) Ratages, ratages, que de fois je peux dire ce mot quand je regarde ma vie passée. » (24.09.05)

« Tout ce qui n'est pas cela n'est que pathos, pose, rhétorique, enflure. Se laisser aller, ne pas chercher ses phrases, se moquer des négligences de style même, le ton de sincérité et de naturel y gagnera. » (22.01.06)

« J’ai peur, quelquefois, de n’avoir qu’un talent de chroniqueur. » (01.10.07)

« J'ai fait cette observation sur moi, à un entr'acte. Un orchestre placé dans le cintre de la scène jouait des airs à la mode, valses, romances, et dans une baignoire, devant laquelle j'étais debout, une femme fredonnait l'air en mesure avec l'orchestre. Une très jolie voix, d'une parfaite justesse, et très perceptible, bien que très basse. Cela m'a fait un réel plaisir, pendant les quelques minutes que cela a duré. Au fond, ce que j'ai écrit dans Le Petit Ami sur de telles choses est profondément vrai : j'y suis extrê­mement sensible, et elles me prennent vraiment. Une musique légère, un cadre de lumières, des femmes jolies et faciles, le tout pour me contenter de le regarder. Il me vient quelquefois de grands regrets de n'avoir pas suivi ce penchant, de ne pas m'être livré à ce plaisir. Mon humeur générale en eût été et heureusement modifiée et en mieux, c'est indiscutable. Ma plate vie de bourgeois me fait honte, quelquefois, comme ma vie d’employé. » (07.11.09)

« L’lntransigeant de ce soir annonce la mort de ma marraine Bianca, de son vrai nom Blanche Boissart avec un t, (je me suis trompé quand j'ai pris son nom pour mes Chroniques dramatiques, en le terminant par un d,) qui fut l'une des plus jolies comédiennes de la Comédie-Française. Je relisais justement, hier soir, en fouillant dans des papiers, la lettre que je lui ai écrite en lui envoyant Le Petit Ami. Je lui ai récrit ensuite une ou deux fois, en lui disant quel plaisir j'aurais à la voir. Elle ne m'a jamais répondu et je n'ai jamais osé y aller de moi-même, par crainte de voir ma visite interprétée comme une visite intéressée. Bianca était très riche, je crois. Elle avait aussi comme filleuls les enfants de Réjane. Elle aura probable­ment pensé à eux. Moi ?… Que diable, aussi, je n'ai jamais su cultiver mes relations.
Encore quelqu'un qui me touchait de plus ou moins près qui s'en va. Je pensais lui envoyer mon livre. Elle aurait lu bien des choses sur mon père. Voilà qui est fini. A force de traîner, je finirai bien par perdre ma mère elle-même avant d'avoir fini et publié ce livre. » (01.02.12)

« Je cède à un plaisir littéraire en publiant ces extraits de mon Journal dès maintenant. J'ai peut-être tort. Cela va peut-être amener bien des gens à se méfier de moi dans leurs propos ou leurs potins. Il est vrai que je ne vois plus guère de gens. Dumur me disait ce matin : « C'est possible, en effet, quoique tout le monde sache plus ou moins que vous avez un Journal. On y pensera peut-être plus en vous voyant en publier des morceaux. Cela amènera peut-être aussi d'autres gens. à vous raconter des choses. »
Une raison que j'ai pour ne rien supprimer, c'est que tout cela a été écrit le jour même, très exactement, sans rien d'ajouté, que le ton s'en ressent en netteté et en vérité et que je tiens à ce que ce ton reste entier. » (22.07.22)

Son mépris pour Le Bailli :
« Il n'y a pas à dire : cela doit aller bigre­ment mal. Le gros niais part demain vendredi. Il ne m'a pas dit un mot pour les paquets. Je n'en ai même rien vu. Tout est dans sa chambre. Elle a dû lui dire : « Ne demande rien à Léautaud. » Et cet imbécile exécute la consigne. Ma foi ! lui ne me disant rien de rien, je ne lui ai rien demandé ni rien offert.
(...)Qu'il est triste de vieillir, encore plein d'ardeur. Qu'il est triste d'avoir une si jolie maîtresse avec un caractère si abominable. Je passe mes journées comme un amoureux de dix-huit ans à penser à ses épaules, à ses seins, à tout le reste, à nos baisers à pleine bouche. Il m'a fallu attendre jusqu'à 42 ans pour avoir une maîtresse vraiment jolie femme et encore j'en ai eu plus de tourment que de plaisir.
Je me dis bien par moments que l'éloignement me fait cristal­liser un peu trop. Je ne suis pas tout à fait dupe de moi-même. Je relisais hier au soir, dans le cahier spécial que j'ai sur nos rapports, par années, depuis 1917, mille et mille traits de son caractère, de sa tournure d'esprit, de ses procédés avec moi. Hé ! hé ! cela me dés enchante vite. Sotte ! Quand je songe qu'elle aurait pu tant avoir de moi, en sachant s'y prendre. Jamais elle n'a voulu me faire le plaisir de me demander quelque chose. Toujours elle m'a reproché de la façon la plus agressive et la plus mensongère ce qu'elle appelle mon avarice, mon égoïsme, etc., etc., alors que je lui aurais donné ma bourse à tenir, si elle avait parlé en camarade. » (10.07.24)

« Je deviens romanesque en vieillissant. Je passe mon temps à lire des romans d'amour. C'est pour remplacer ce que j'aurais aimé et que la vie ne m'a pas donné. Je m'aperçois que je ne suis pas si sec qu'on pourrait le croire. Je pars avec mes héros dans leurs aventures. Je rêve, je ris, je désire, je souffre avec eux. Quand je ferme le livre, j'ai comme une barre dans l'estomac et je refoule avec peine un besoin de pleurer. Au moins pendant quelques heures, j’ai échappé à ma vie médiocre, j’ai donné un objet à mes rêves inutiles. » (21.07.24)

« BILLETS DE FAVEUR

A Monsieur Maurice Boissard.
Monsieur,
Quand un auteur nous heurte ou nous séduit, nous ennuie ou nous intéresse, notre premier mouvement est de le lui dire et de sauter sur l'encrier.
En réalité on ne le fait jamais, par lâcheté, par nonchaloir, par insouciance et ce sursaut va rejoindre les audaces mort-nées dans le cimetière des intentions.
Il ne saurait en être de même pour vous qui savez renaître de vous-même et, des cendres de l'intérêt, tirer un intérêt nouveau. Je vous aime parce que vous navrez Aure[.
Je vous déteste parce que vous niez le style.
J'honore votre indépendance.
Je déplore votre coeur sec.
Votre naturel me séduit.
Votre sans-gêne me suffoque.
Je comprends votre amour des bêtes.
Je souris de votre amour des chats.
Vous avez de la sensiblerie et point de sensibilité, une chemise d'orgueil, un veston de modestie, des bontés, des travers, des tics.
Clairvoyant et têtu,.fin, dangereux, bonhomme, vos vertus sont celles d'une vieille.fille, vos défauts ceux d'un vieux garçon.
Vous êtes cynique, mais ingénu.
Vous êtes grognon, brutal et simple.
Vous me heurtez, vous me séduisez.
Que vous dire, en un mot, de plus ?
Votre genre me plaît. Votre genre m'irrite.
Mais vous ne m'ennuyez jamais.
Voyez si cela vous convient, Monsieur, c'est le sel pur de la franchise et cela vaut mieux, à tout prendre, que le sucre du sucrier.
Je demeure, tout bien pesé, votre obligé quoi que j'en aie.
EPISTEMON.
» (20.02.25)

Sur Aragon :
« Vu aujourd'hui pour la deuxième fois à l'imprimerie des Nouvelles littéraires, Louis Aragon, joli garçon, délicieux, charmant, un joli visage, un sourire délicieux, si joli visage qu'on en est un peu... troublé et que les sentiments seraient bien curieux à l'avoir pour ami. » (16.07.25)

Sur Duhamel :
« Il faut que je note à ce propos une phrase que j'ai mise sur cinq exemplaires, je crois, de ma reproduction de manuscrit chez Champion (Journal littéraire sur Gourmont), tenu que j'étais de mettre une phrase ou deux sur chacun des exemplaires et ne trouvant plus rien à prendre dans le texte même de cette reproduction. La voici. C'est de Duhamel qu'il s'agit, natu­rellement, bien qu'il ne soit pas nommé.
« Ce n'est pas trop dire que Gourmont n'a pas connu de son vivant la vraie notoriété. Quand on voit aujourd'hui la réputation européenne de tel bâcleur de livres évangéliques, cela donne une belle idée du public. » (11.08.26)

« Il y a plus d'un an que je veux l'écrire, encore plus longtemps que je le pense, que de fois j'en ai disputé avec Vallette, et je veux le noter aujourd'hui que la question se trouve de nouveau agitée par les discours du Chancelier Stresemann et de Poincaré : la « culpabilité unique » de l'Alle­magne dans la « grande guerre » est une question qui sera révisée un jour, non à l'avantage des Alliés. Cela, j'en suis sûr comme je suis sûr que j'existe. Il faut être un niais pour être aveugle sur ce point, ou un tartuffe pour le nier. » (05.10.26)

« Pour votre sottisier universel
Mercure du 1er août 1926, page 749.
Publications récentes
Ésotérisme et Sciences psychiques
P. Weiss et G. Foex : Le Magnétisme, Colin.
L'andouille qui rédige la bibliographie n'ouvre-t-il donc point les livres qu'on lui adresse ? - ou bien n'a-t-il jamais entendu parler d'aimant et d'électro-magnétisme ?
P. WEISS.
Professeur à la Sorbonne.

Je descends dans mon bureau et j'écris audit P. Weiss, tout professeur à la Sorbonne qu'il est, la lettre suivante, aussitôt mise à la poste.
Paris, le 2 août 1926.
Monsieur,
Permettez-moi de vous faire compliment de votre distinction de style et de vous retourner le nom que vous donnez au rédacteur de la rubrique des Publications récentes du Mercure. Il convient par­faitement, avec l'opinion que j'ai toujours eue du Monde universi­taire, à un professeur en Sorbonne. Je n'en.finirais pas s'il fallait que je lise tous les ouvrages que j'ai à mentionner et votre titre pouvait fort bien s'appliquer à un traité des méthodes de suggestion.
Salutations.

P. LÉAUTAUD. » (12.11.26)

« A ce moment, Hirsch entre dans son bureau. Gide lui dit : « Je viens de dire à Léautaud que je tiens à lui donner les trois petits volumes... Oui, oui, je ne veux pas qu'il dépense de l'argent à les acheter... (Faute de délicatesse, de tact, éton­nante de sa part, faute de vanité aussi, car qu'est-ce qui l'assu­rait que je les achèterais ?) J'ai demandé chez le brocheur deux exemplaires en volumes bleus. Vous en mettrez un de côté pour Léautaud. »
Je le remercie encore. Je suis très flatté au fond de moi de son attention. Je sais qu'il n'est pas prodigue de ces procédés, et l'estime dans laquelle je le tiens, lui si effacé, si distant,dans sa carrière d'écrivain, ne se montrant pas, n'usant d'aucune réclame, fuyant les gens autant que le bruit, me rend celui-ci encore plus précieux. Je ne lui ai certes jamais fait ma cour, non plus qu'à aucun autre, et je n'ai jamais eu de lui que de bons procédés et des paroles de sympathie. Je le compte au nombre des trois écrivains de valeur qui ont été ainsi avec moi, sans nulle flatterie de ma part : Schwob, Gourmont et Gide. Dans un autre genre viennent Mirbeau, Renard et Descaves. » (24.12.26)

A propos d’un article sur son premier volume de chronique :
« Je suis seulement choqué, c’est bien le mot, du caractère d’antisémite qu'on me donne, presque jusqu'à la cruauté, me repré­sentant comme un chasseur qui chasse le lièvre juif. Rien de plus loin de moi et que je réprouve absolument plus que l'anti­sémitisme sous toutes ses formes, et cela pendant toute ma vie. » (15.01.27)

« Il est curieux (ce que je dis là n'est pas neuf) comme la réputation qu'a un écrivain ajoute un intérêt à ce qu'il écrit. Certainement, Valéry n'aurait pas la réputation qu'il a actuel­lement, qu'on ne trouverait pas si remarquable ce qu'il écrit, ce qui serait du reste une appréciation plus juste. » (04.03.27)

« Les vers sont décidément une chose enfantine. Ces gens qui écrivent des choses sur des mesures, des cadences données, chaque ligne terminant sur des sons pareils, ce ronronnement comme un enfant qui récite, c'est ridicule, au fond. Il y a longtemps que je pense que si j'avais un fils et qu'il ait des dis­positions littéraires ou même seulement pour les choses de l'esprit, j'ai beau ne pas aimer me mêler de diriger dans ce domaine, je lui enlèverais tous les poètes. Ces gens-là font perdre un temps considérable pour le développement de l'esprit. J'ai perdu au moins quinze années, pour ma part, à me laisser bercer par leurs fariboles. Et le roman ? Comment un homme, à cinquante ans, peut-il encore écrire des romans ? Comment peut-on même encore, à cet âge, en lire ? Poésie et roman, c'est certainement la partie inférieure de la littérature. » (04.03.27)

Lors des manifestations contre l'exécution de Sacco & Vanzetti.
« Il paraît qu'un groupe de manifestants, place de l’Etoile, s'est amusé à cracher (on dit même : pisser) sur la tombe du Soldat inconnu. (...) C'est bien le seul hommage qui convienne à cette ordure patriotique. »
« Il n 'y a pas besoin d'être "communiste" pour penser comme je pense. Je suis loin d'être communiste. Je suis un aristocrate, mais il y a dans cette invention du Soldat inconnu un tel cabotinage, une telle idolâtrie guerrière (...) » (24.08.27)

« Mais je peux dire que j'en aurai encaissé de la part de Vallette. C'est un joli tableau à dresser.
- La mise dehors, à la mobilisation de 1914, avec 50 francs par mois à titre de secours.
- La reprise (avec un travail énorme) à moitié salaire pendant un an et demi, et à 2/3 salaire pendant un autre an et demi.
En 1917, je crois, 1918 peut-être, alors que j'emportais presque chaque soir chez moi le travail du Mercure, et parce que j'arrive à 10 h. ½ 1e matin, l'invitation, ce sont ses propres termes, « à être à l'heure ou à ficher le camp ».
- Le retrait de ma Chronique dramatique, par commence­ment très marqué de son esprit rétrograde et sa pusillanimité de marchand de papier imprimé.
- La rétrogradation de mes droits d'auteur, à propos de l'édition en trois volumes des Poètes d'aujourd'hui, ce qu'il n'eût osé faire à personne d'autre, et ce qui équivaut à un vol pur.
- La manière dont il me parle quelquefois, témoin la sortie, un matin, il y a quelque temps, devant Hirsch, et à son tort complet.
- La façon honteuse dont il me paie, alors que le Mercure thésaurise chaque année de plus en plus.
- L'indifférence complète qu'il montre pour ma double vie d'employé et d'écrivain, exemple l'exigence de ce matin, alors que mon travail est toujours fait, sans jamais la moindre erreur, alors que chaque été je prends mes vacances en plusieurs fois, pour que rien de mon travail ne lui retombe dessus.
Tout cela à moi, collaborateur et auteur de la maison depuis 1895, employé depuis 1908. Qu'il ne soit pas un esprit remar­quable, cela n'est dommage que pour lui, mais il y ajoute encore à mon égard d'être un mufle complet. » (09.11.27)

« Je parle de Mme Léon Bloy, dénaturant le texte d'un livre dont Bloy venait de corriger les épreuves, de Mme Jules Renard s'opposant à la publication d'une partie du Journal de Renard et, qui mieux est, mettant délibérément au feu cette partie non publiée. Je dis que les veuves d'écrivains sont toutes les mêmes et que tous tant que nous sommes, si nous laissons des papiers à publier et que nous ayons une femme, il faut bien nous garder de les laisser entre ses mains. » (23.02.28)

« Auriant me raconte que Deffoux lui a tenu un bien joli discours, samedi à midi, en quittant avec lui le Mercure. Il lui a juré ses grands Dieux qu'il a le goût le plus vif, la plus grande admiration pour les « réfractaires », les « rebelles », mais que lorsqu'on écrit dans les journaux, qu'il faut gagner son pain et qu'on veut garder sa place... Farceur ! quand on a un si grand goût, une si grande admiration pour les écrivains libres, ce goût et cette admiration sont plus forts que le reste et on en est un, plus ou moins, soi-même. » (05.03.28)

« Je ne vois Vraiment pas d'autre interprétation à lui donner que la suivante, à laquelle je suis du reste arrivé depuis longtemps, tous ces propos n'ayant rien de bien neuf aujourd'hui.
Jalousie de ce qu'elle appelle si drôlement ma réputation, sans que je sache en rien sur quoi elle peut bien se baser, et alors que si vraiment réputation il y avait, elle devrait plutôt en être flattée.
Jalousie que je sois resté pendant des années au même loyer qu'avant guerre, alors que le sien a été augmenté.
Jalousie du peu d'argent que j'ai en réserve, se refusant à en voir l'insuffisance quand il me faudra chercher une autre maison avec toute ma ménagerie.
Ma probité littéraire, mon désintéressement, mon isolement, mon effacement, pure comédie, et interprétée en ambition effrénée.
Mon économie (toujours en vue de la catastrophe qui m'attend avec mes bêtes) interprétée en avarice.
Ma vie de corvées, de soucis, mon intérieur abominable, avec mon odieuse bonne cause de tous mes ennuis par sa bêtise et sa malpropreté, tout cela tourné contre moi.
Je me suis occupé des bêtes, oui, mais tout ce que j'y ai gagné pour ma réputation ! Je n'ai agi que par intérêt, pour avoir tels et tels articles de journaux.
Je gagne à l'entendre un argent énorme chaque année. 30.000 francs au moins. Tout le monde le sait. Toujours les gens qui s'occupent des autres et parlent sans savoir.
Ma mise modeste, plus que modeste, ma privation de bien des choses qui me seraient agréables : avarice sordide, amour du magot. Tout le monde le dit : fichu comme il est, avec ce qu'il gagne ! Faut-il qu'il soit avare.
Je n'ai pas à me plaindre. Je ne tiens qu'à l'argent. Je n'ai désiré que deux choses : l'argent et la réputation. J'ai l'un et l'autre. Que j'aie dépensé à ce jour près de 75.000 francs pour les animaux que j'ai recueillis, c'est zéro. Je suis avare et je ne tiens qu'à l'argent.
J'ai montré à plusieurs reprises des traits d'indépendance litté­raire, de désintéressement, sans égard pour ce que je perdais d'argent régulier. Parbleu ! Je savais bien tout ce que je gagnais à agir ainsi.
J'en ai de la chance à me faire ainsi de l'argent avec les mêmes choses que je publie et republie. Je suis comme Valéry. J'ai le génie commercial. » (28.11.28)

« Je n’ai rien dit des détails de cette publication de mon Journal. Je suis très content que cette question soit venue çe soir tout à fait par hasard devant Vallette. (...)
Je ne pense pas que Vallette arrive jamais à me proposer de prendre ma liberté et de me faire une mensualité en compte sur mes droits d'auteur pour moi écrire, mettre plutôt au net mon Journal et le Mercure l'éditer. Je serais du reste fort embarrassé devant cette proposition, bien que le Mercure soit l'éditeur qui me plairait le mieux. Il y a dans mon Journal tout ce qui concerne Vallette lui-même, par exemple, Rachilde, Dumur, quelques autres de la maison. (...)
Il y a encore un autre point, qui me fait réfléchir souvent. C'est la certitude de l'intérêt de tous ces papiers. Tout ce que j'ai noté ne concerne déjà qu'un cercle très restreint, le milieu du Mercure. Il y a peut-être, de plus, une bonne moitié qui ne sera pas d'un intérêt suffisant pour être publiée. C'est cela aussi qui me fait hésiter à accepter telle ou telle proposition qu'on m'a faite ou qu’on me fera. » (21.12.28)

« Le Maréchal Foch devant être enterré aux Invalides, les jour­naux nous exhibent en illustration le tombeau de Napoléon. Je faisais cette réflexion ce soir : les hommes élèvent des autels à ceux qui les ont menés à la boucherie. Niais ceux comme moi qui les plaignent pour les hécatombes auxquelles on les mène.
M. Poitevin, le gérant de la librairie Larousse rue des Écoles, qui me parlait ce soir de la cérémonie d'hier à l'Arc de Triomphe, dans laquelle cent ou deux cents badauds se sont fait à moitié écraser, me disait qu'un de ses clients, lui parlant tantôt du Maréchal Foch, lui a dit cette jolie chose : « Des hommes comme cela ne devraient pas mourir. » Je regrette de n'avoir pas été là. Je lui aurais dit : « On pourrait peut-être le faire empailler. » Je ne nie pas la valeur militaire possible du Maréchal Foch ni les services possibles qu'il peut avoir fendus, mais cette idolâtrie civique et guerrière qui se montre encore dans cette circonstance, cette rhétorique et cet étalage, cette apothéose une fois de plus, dans la personne d'un chef d'armée, d'événements qui sont des monstruosités au point de vue humain... C'est à désespérer de voir jamais une humanité plus intelligente et plus humaine. Il n'y a, comme disait Renan, qu'à se croiser les bras, avec désespoir. » (25.03.29)

Sur un article de Benjamin Crémieux dans Les Annales sur Passe-Temps :
« C'est peut-être, au point de vue critique littéraire, l'article le plus intéressant que j'ai eu à ce jour. C'est de la critique littéraire, et de la critique morale. Benjamin Crémieux étudie le livre et il étudie l’auteur :. Beaucoup de choses de moi sont définies là très justement. Mon unique morale, par exemple : la morale du plaisir. Je crois bien en effet que je n'en ai jamais eu et n'en ai pas d'autre. Quant aux éloges : esprit, style, indépen­dance d'esprit, courage (lui aussi) j'ai beau être modeste par nature : ils sont de premier ordre. » (05.04.29)

« Bost à mon sujet, relativement aux « bons mots » et à « l'esprit ». Prenant prétexte que je suis un « homme timide » il prétend que je n'ai pas dit les mots que je rapporte et que je ne mets mon esprit que dans mes livres. Celui-là ne me connaît pas. Cela a été le pre­mier mot d'Auriant à la lecture de ce passage. Ce sera le premier mot de tous les gens qui me connaissent et qui le liront.
Ce Pierre Bost n'a pas non plus la moindre idée du mécanisme de l'esprit, qu'il faut la société, la conversation, une circonstance quelconque, pour provoquer la repartie, ou la boutade, ou le mot qui peint et résume une situation. L'esprit n'est pas une affaire de cabinet. L 'homme le plus spirituel peut fort bien être sans esprit dans la solitude. » (05.04.29)

« Elle me reproche sans cesse ce qu'elle appelle mon couplet sur les Veuves changé dans Passe-Temps en j'ai vu des maris houspillés, j'en ai vus de ridiculisés, etc... Elle ne me le reprocherait pas autant s'il n'était pas la vérité même en ce qui la concerne. C'est du reste sur elle que je l'ai écrit, au lendemain de la mort du bailli, en me promenant un soir rue Guénégaud, en sortant de chez elle. Il y en a un autre que j'ai écrit et que je garde : Il n'est pas gai pour un amant de perdre le mari de sa maîtresse. Il entend faire soudain entre le défunt et lui les comparaisons les plus avantageuses pour le premier et les plus désavantageuses à son endroit. Il devient soudain, lui qui s'était cru préféré et en avait reçu les plus tendres et ardentes preuves, un objet inférieur et sans prix auprès du malheureux berné devenu défunt. Heureusement que ce n’est qu’un moment à passer. La passion reprend vite ses droits et les démonstrations qui l’accompagnent. » (29.04.29)

Léautaud croit à une relation avec Aïda Pétrarian :
« Et voici la curieuse histoire. Tantôt, à quatre heures, m'arrive au Mercure un petit bleu, tout entier écrit, adresse et contenu, en lettres majuscules : LÉAUTAUD - mis à la poste rue de Pontoise et ainsi conçu :

AIDA SE FOUT DE VOUS. ELLE S'AMUSE ET AMUSE LES AUTRES A VOS DÉPENS. ELLE DIT QU'IL FAUT UN CERTAIN COURAGE... NE VOUS LAISSEZ PAS TOURNER EN RIDICULE VOUS QUI LE VOYEZ D'UNE FAÇON SI AIGUË CHEZ LES AUTRES.
UN AMI.

Un ami, en effet, je n'en doute pas. Heureusement que je n'ai pas écrit de bêtises. Cette femme a dû exhiber le livre, et mes lettres, à la Coupole, au milieu de gens, raconter notre rencontre. Dans ces gens, quelqu'un qui me connaît, soit personnellement, soit comme écrivain. (Il faudra bien que je me décide à croire que je suis plus connu que je n'en ai idée.) (L'écriture déguisée pourrait faire penser à quelqu'un que je connais, car, autrement, pourquoi écrire de cette façon pour ne pas montrer son écriture ? Un inconnu de moi pourrait m'écrire de son écriture et signer : un ami, et me rester totalement mystérieux.) Ce quelqu'un me prévient. Solida­rité masculine contre les saletés des femmes. Je voudrais bien le connaître pour le remercier. Je n'y aurais aucune gêne. Pas plus qu'à raconter cette histoire. » (05.12.29)

Grogne contre les éditeurs (les « coquins ») :
« Gallimard, avec les comptes qu'on ne peut jamais obtenir de lui - Grasset avec son bluff et les 10 ou 15 premiers milles sur lesquels il ne donne rien à l'auteur sous prétexte de publicité intense ­Z. avec sa façon de voler ouvertement ses auteurs, chose connue de tous - Alcan, avec sa manière de faire payer à un auteur qui paie son édition 3.000 francs ce qui coûte 1.500 - Payot qui commande un livre, signe un traité et refuse ensuite de publier - Vallette qui me fait rétrograder de 23% à 15% et qui, de l'aveu de Bernard ce matin, en ferait autant à Duhamel s'il le pouvait - l'un vaut l'autre et tous se valent. » (27.01.30)

« Duhamel occupe certainement dans la littérature une place européenne, comme Maeterlinck, après le Trésor des Humbles. Je ne sais pour­quoi, pourtant il ne m'éblouit pas. Je m'en étonne moi-même. Il faut pourtant reconnaître qu'il s'intéresse à énormément de choses (ce qui est une supériorité d'esprit, et en disant cela j'exprime une critique sur moi-même), qu'il est très humain, très libre d'esprit, très simple comme homme, toutes choses qui devraient me plaire. Elles me plaisent ! Pourquoi est-ce que je suis si tiède ? Je viens de rester un moment à réfléchir. Je crois que c'est que je le soupçonne de plus d'adresse que de sincérité, de plus d'ambition que de générosité et d'être un apôtre dans l'apostolat duquel il y a une part de jeu. J'écris cela avec une grande envie de le biffer aussitôt, tant j'ai peur de me tromper. En tout cas, sauf pour la Vie des Martyrs et Civilisation (quand je les ai lus à l'époque), je ne sens pas, quand je le lis, l'excitant plaisir d'esprit que me donnent certains livres. » (21.05.30)

« Je connais par exemple une femme qui a peur de perdre un homme auquel elle tient, qui croit tout au moins avoir des raisons pour le perdre. Elle passe son temps à lui répéter qu'il est laid, qu'il est déplaisant, qu'il n'a rien pour séduire, que tout le monde le dit. A force de se l'entendre dire, cet homme finit par croire qu'en effet il est laid, qu'il est ceci, qu'il est cela. Cela crée chez lui sans qu'il s'en rende compte, une certaine paralysie... »
Vallette qui a suivi avec intérêt a soudain ce mot juste : « Il n'ose plus ! »
La femme et l'homme en question, c'est ma chère amie et moi, naturellement. C'est là exactement la tactique dont elle a usé avec moi et à laquelle j'ai bien failli me laisser prendre. » (25.11.30)

Le Journal comme un exutoire que l’on cache :
« Le boulanger chez lequel je me fournis rue Dauphine est un joli voleur, comme tous les commerçants aujourd'hui, et encore plus sa femme. J'ai appris ce soir qu'ils ont perdu récemment un fils de douze ou quatorze ans et qu'ils ont une jeune fille en traitement dans un sanatorium pour tuberculose. J'en suis enchanté. Je fais des voeux pour que la soeur rejoigne le frère. » (28.01.31)

« Je me voyais ce soir, sans le chercher, dans des glaces de maga­sins. Je suis fichu... l'air d'un misérable. Encore qui ajoute à mon mauvais état moral. Je ne vais pourtant pas dépenser mon argent en vêtements, aux prix auxquels ils sont et pour le métier que je fais. C’est égal, être mis comme je suis, à mon âge, et pour ce que je suis, ce n’est pas brillant. » (15.06.31)

« Je ne crois pas qu’il y ait un journal pour publier les âneries, texte et gravures, qui vaille l’Illustration. » (17.07.31)

« Affaire F. O. Je crois que je suis tout de même une espèce d'homme rare. Mme F. 0. est encore fort jolie. Elle [a] des formes agréables, elle n'est pas sotte, je crois pouvoir dire qu'en faisant le nécessaire j'aurais réussi. J'ai été au contraire en me refroi­dissant : l° parce qu'elle n'est pas du tout mon type ; 2° parce que certaines choses dans sa vie sont d'un « milieu » que je n'aime pas ; 3° parce que je trouvais à l'avance une bêtise énorme de tromper le « Fléau » dans ces conditions. Neuf autres hommes sur dix auraient dit : « Profitons toujours de l'occasion. » Je ne me dissi­mule d'ailleurs pas que tout cela fait peut-être de moi un niais. » (01.08.31)

Maîtrise de soi, pouvoir d’autocritique, présentation de son moi sans hypocrisie, capacité à se dépasser pour fondre soi et ses opinions les plus chères dans la masse commune pour prouver sa singularité... voilà le vrai penseur !
« Je ne porte pas une appréciation à la légère. Je suis conscient de mes partis pris ou de ce qu'on peut nommer de ce nom. Je vois toujours fort bien le contraire qu'on pourrait m'opposer, et tout aussi valable que ce que j'exprime. Quand je dis que la poésie est une duperie dans le domaine des choses de l'esprit, une perte de temps, un retard pour sa véritable culture et son véritable progrès, je ne méconnais pas du tout, même je n'ignore pas du tout les jouissances qu'elle procure, les ivresses de l'émotion, les charmes puissants de la rêverie, sa façon de nous emporter au-delà des choses courantes et trop réelles. J'y ai été extrêmement sensible. J'y suis encore extrêmement sensible. A me réciter cer­tains vers, aujourd'hui encore « mon coeur se fond » pour employer cette expression bête. Mais j'ai fait mon choix. Les faits vrais, l'observation de la vie réelle, l'étude du commun de la vie sont pour moi un plus sûr profit pour l'esprit -je suis tenté de dire une autre jouissance. Je me tiens à ce choix, et c'est là mon parti pris ou mon apparence de parti pris, je m'y entête, répétant la contra­diction. De même pour ce que je vais écrire sur la musique. Je ne méconnais pas du tout les jouissances qu'elle procure. Elle aussi nous emporte au-delà des réalités, nous émeut, nous emplit de rêverie, donne un ton à des émotions endormies au fond de nous-mêmes, mais je mets plus haut qu'elle le silence, pour moi plus éloquent encore, plus rempli pour moi de motifs de rêverie et de pensées. Là aussi j'ai fait mon choix, et comme pour la poésie je m'y entête, et rejette la contradiction. Tout cela pourrait se résumer ainsi : lecteur, je ne suis pas si bête ni si fermé qu'on pourrait le croire à la poésie et à la musique quand je dis pis que pendre de l'une et de l'autre. » (17.08.31)

« A propos de la mort de Briand, la raillerie, même peut-être l'hostilité que je devine chez VaIlette et Dumur pour mon état d'esprit à ce sujet m'incitent à écrire ces petites notes, entre bien d'autres, et qui peuvent s'ajouter à celles qui doivent déjà figurer dans mon Journal. (...)
Un jour, ne pouvant plus se retenir, VaIlette me dit avec une sorte de rage retenue : « Vous êtes étonnant, à la fin ! Vous parlez de la guerre, là, tranquillement, avec sang-froid, en philosophe... » Je lui réponds : « Que voulez-vous ? Je ne me force pas. Je suis ainsi. Ce n'est pas parce qu'il y a la guerre qu'il faut que je devienne bête du jour au lendemain. » Il éclate alors : « Eh ! bien, moi, je veux être bête. Je ne veux plus être intelligent. Je redeviendrai intelligent après la guerre. Pour le moment, je veux penser comme on doit penser. » (...)
Une fois, dans une affaire, les Allemands ont eu des pertes considérables. Le « communiqué » le rapporte. Le « communiqué allemand » le reconnaît. J'ai un très léger mouvement d'horreur pour de pareilles tueries. Vallette : « On n'en a pas assez tué. » J'ai rapporté cela dans Passe-Temps, sous la nomination X.
Ce qu'on me rapporte que Dumur a dit : « S'il ne tenait qu'à moi, Morisse, je n'hésiterais pas : fusillé. Léautaud, lui, je me conten­terais de le mettre en prison. »
Un jour, visite de Fernand Gregh. Il est en uniforme. Il entre chez moi, où se trouve Morisse. Quelques mots de nous deux le renseignant sur nos sentiments, il abonde : la guerre chose affreuse, une folie, c'est épouvantable, etc. Il monte ensuite chez Vallette. Il se trouve avec Rachilde sur le palier. Conversation tout autre. Exaltation patriotique commune. Ardeur guerrière. Rachilde vocifère. Tout à coup, ces mots : « Mais apportez-moi donc un Boche, que je lui écrase la tête contre ce mur. » (...)
Visite à Dumur de Morizet et de Pioch qui viennent lui dire son fait pour les calomnies à leur égard contenues dans les Défaitistes. Dumur, pris de peur et se croyant menacé, achète un browning, s'en fait expliquer - j'étais présent - le maniement par Vallette, pour le porter constamment sur lui. J'ai ce mot en redescen­dant dans mon bureau : « Il a attendu bien tard pour porter les armes. » (14.03.32)

« On a parlé, comme un des remèdes au mauvais état des finances, d'une réduction des appointements ou avantages des fonction­naires. Aussitôt, les postiers ont menacé de faire grève. Aujour­d'hui, Le Quotidien raconte que des délégations des divers syndicats de fonctionnaires ont été reçues par Édouard Herriot pour s'élever auprès de lui contre toute diminution d'aucune sorte. Un nommé Laurent, chef d'une de ces délégations, lui a même dit que la vie du ministre se trouverait en danger si ces diminutions étaient,effectuées. Et le ministre n'a pas aussitôt montré la porte de son cabinet à cet individu ? Un État n'est pas brillant quand les choses y sont à ce point.
(...)
Il m'est venu ceci, ce matin, que je note sans grand plaisir, parce que je n'aime pas les choses grossières :
Il y a un état que j'appellerai la mélancolie des c... pleines. Je l'aurai diablement connu dans ma vie. » (15.06.32)

Sur F.O. :
« Elle vient passer la journée demain à Fontenay, déjeuner et dîner. Je l'invitais à venir ce soir, encore indisposée. Demain samedi soir : elle a ce jour-là régulièrement une amie à dîner.
Je lui dis, pour la journée de dimanche : « On s'amusera proba­blement autant qu'ici. - Pourquoi voulez-vous qu'on s'ennuie ? Vous êtes drôle de dire cela. »
Je lui dis en la regardant d'un certain air : « Mais, je m'amuserais, si j'avais ce que je veux. »
Elle a ri, saisissant très bien.
(...)
Certainement qu'elle est énorme. Je la regardais de dos à son départ. Plus de taille. Toute déformée. La robe ôtée, quel débor­dement ce doit être. Des chevilles énormes. (17.06.32)

Avec Le Fléau :
« Je note ce trait curieux : aucune excitation à me rappeler, par la mémoire, les images de nos plaisirs. Il faut, les ayant mises par écrit, que je les lise, - ou que j'en parle avec elle, conversation qu'elle adore autant que moi. Alors, grande excitation. Elle de même, car il m'arrive et m'est arrivé souvent de la faire changer dans ses bouderies et la tourner subitement au désir, rien qu'en tenant certains propos. Pour être bien assortis pour le lit, nous le sommes bien. Pour être tenus, l'un par l'autre, sur ce point, nous le sommes bien. Je me rappelle son mot à elle-même, en jan­vier 1915 : « Je te tiens bien. Tu me tiens bien aussi. » (29.06.32)

Illustration du principe :
« La timidité est une maladie affreuse, la ruine de toute une existence. » (14.08.32)

Apprenant les « retours » des Passe-Temps :
« J'ai quelque chose qui n'accroche pas le commun du public. J'intéresse les écrivains, les amateurs de littérature. Le gros public, non. Vallette a d'ailleurs un jour trouvé très juste un mot que j'ai mis dans Passe-Temps : Je ne suis qu'un écrivain pour gens de lettres. En tout cas, pas très encourageant, ce résultat. » (28.09.32)

« Le « Fléau » depuis qq jours ne parle que de sa mort, une mort subite. Il lui est venu de plus, depuis 2 ou trois jours, à la suite de fatigues de nettoyage, un petit point douloureux à la face de la cuisse droite, avec une petite région de veines apparentes. Immédiatement, envisage phlébite, anévrisme possible. (...) Sa mort à elle me mettrait aussi dans un joli pétrin. Je suis héritier de tout ce qui se trouve dans son appartement de Paris. M'occuper de ses obsèques, m'oc­cuper de cet héritage, décider que faire de tous ces meubles, de tous ces livres. » (17.12.32)

Mme F.O., énorme problème d’argent :
« Curieux, comme les gens, dans une situation de ce genre, finissent par vous agacer avec leurs plaintes, et l'éta­lage de leur misère. (...) Agacement, oui. Je ne sais même pas si on ne peut pas ajouter : une certaine antipathie ? Utile à me rappeler pour mon compte, s'il m'arrivait de me trouver dans une situation analogue. (...)
Une fourreuse du passage Dauphine, une soixantaine d'années, à qui j'ai souvent parlé à cause de ses chiens, s'est jetée à la Seine il y a quelques jours. Inconsolable de la mort d'un fils il y a une dizaine d'années. Pertes d'argent. Mauvaises affaires. Mari toujours dehors. Le « Fléau » me parlait de cela ce soir dans mon bureau. Je me suis mis à éclater de rire. Scandalisée de cela. Me traitant de monstre, homme abominable. Je n'en riais que plus fort. C'est vrai, à la fin. Faut-il que je me désole parce que cette femme s'est jetée à l'eau ? Je m'en fiche complètement. Va-t-il falloir aussi que je m'attendrisse sur les tuberculeux, les goitreux, les borgnes, les bancals, les gens qui n'ont qu'un testicule, tous les mal bâtis d'une façon ou d'une autre. C'est agaçant, à la fin. Je m'en fiche complè­tement. Toutes ces jérémiades à la mode d'aujourd'hui ! C'est comme l'affaire des timbres antituberculeux. Des timbres antitu­berculeux ? Quel français ! J'attends qu'on vienne m'en offrir dans la rue. Car c'est devenu maintenant une sorte de quête. Je crois bien que je m'offrirai ce plaisir de répondre que je m'en fiche complètement. » (19.12.32)

« D'un côté, une telle abjection. De l'autre côté, une telle spiritualité poétique. Je dis cela surtout pour Verlaine. Un pareil homme, et je l'entends dans sa totalité : sa vie, ses meurs, sa bassesse, et son aspect, avoir écrit les vers qu'il a écrits, avoir eu en lui un tel don de poésie. Légèreté, sensation, frémissement, émotion, le pouvoir d'enchanter l'esprit, l'imagination, la rêverie, avec un rien, et un vocabulaire et des tours d'expression qui semblent n'avoir pas été avant lui ; les mêmes mots semblent lourds chez tous les poètes, qui ont l'air, chez lui, de n'être plus que choses ailées, légères, fluides, comme la rosée, la lumière, le frémissement des feuilles dans un paysage. Un tel homme, répugnant, même au physique -je me le rappelle fort bien, - avoir été ce poète I Quel prodige. » (19.01.33)

« Ce soir, mort de la chatte Boule de Neige, si vagabonde et si charmante. Il y a onze jours, au milieu de la nuit, mort du chat Gaspard, un vieux matou enlevé au Luxembourg en décembre dernier. Le vieux chat Pépère n' est pas brillant depuis quelque temps et certainement est sur sa fin. Affreux spectacle que la mort d'une bête, toute pareille à la nôtre, cette agitation ner­veuse, cet étirement de tout l'être, ces deux ou trois cris à la fin, ce roidissement. Aucune différence. » (15.07.33)

« Les mutineries du Japon. Ces officiers qui font hara-kiri sur l'ordre de l'empereur. Cet autre, à qui on ne disait rien, qui se suicide, parce que, directeur des arsenaux, il a à se reprocher un manque de surveillance qui a permis le vol de munitions. Celui qui, faisant hara-kiri, est suivi par sa femme, qui, à côté de lui, se tranche la gorge avec un rasoir. Cette force de sentiment de l'hon­neur. Grandes réflexions là-dessus. J'admets, je comprends. Sans admirer vraiment. Impossibilité personnelle de m'élever à ces hauteurs.
J'en dirai autant de ces terroristes, comme on vient d'en voir dans l'assassinat à Marseille du roi de Yougoslavie, qui prêtent serment d'obéir, et qui, leurs noms sortant au tirage au sort, vont tuer, sans souci de leur propre vie, par service d'une cause. J'admire plus, ici. Tout en opinant pour la complète inutilité. Impossi­bilité encore de m'élever à ces hauteurs.
Tout cela me paraît être hors du domaine de la raison. C'est encore du sentiment religieux, auquel je suis complètement fermé. L'exaltation en aucun genre n'est pas mon affaire. » (03.03.36)

« Voilà que les hara-kiri du Japon sont démentis. J'ai fait le philosophe pour rien. » (04.03.36)

« Hier, dans les journaux, ce fait divers :
Saint-Brieuc. - Par accident, un cultivateur tue son.fils. - En voulant tuer un chat, qui s'apprêtait à pénétrer dans son jardin, un cultivateur de Quesnoy, M. Joseph Loncle, prit son fusil et tira. Mais il blessa son.fils, un bambin de dix-huit mois, qui jouait dans le jar­din. L'enfant fut transporté d'urgence à l'hôpital, où il ne tarda pas à décéder.

J'ai écrit à cette brute la lettre suivante :
Paris, le 29 Avril 1936.
Monsieur,
Je lis dans les journaux « l'accident » qui vient de vous arriver. En voulant tuer un chat, vous avez tué votre enfant. Je suis ravi. Je suis enchanté. Je trouve cela parfait. Cela vous apprendra à être à ce point cruel à l'égard d'une malheureuse bête.
Encore tous mes compliments. » (30.04.36)

« (...) il y a accord, chez un écrivain, entre le talent et les moyens sexuels, et que, ceux-ci disparus, le premier s'en ressent. » (23.11.36)

« Combelle me dit que c'est surtout le passage de ma lettre sur le mot servir, justement, qui a révolté et son camarade, et Pierre Pascal. « Écrire cela, a dit Pierre Pascal, à une époque comme celle-ci, où il convient justement que chacun serve de son mieux ! » Je n'ai pu m'empêcher de dire à Combelle que j'ai exprimé là mon état d'esprit réel, que ce mot servir, qu'on emploie depuis quelques années, est pour moi un véritable écoeurement, et que, c'est la vérité, il rabaisse pour moi les écrivains qui l'écri­vent au rang de domestiques. Je ne dis pas que j'ai raison. Je ne dis pas que j'ai tort. Je suis ainsi. Je pense ainsi. Je sens ainsi. Un écrivain De doit rien servir. Il ne doit pas, du moins, se faire un postulat de servir. Il écrit ce qu'il pense, comme il sent, ce qui lui fait plaisir à écrire, ce qu'il estime être la vérité, en tout cas sa vérité à lui. L'effet, le résultat, l'influence de ce qu'il écrit, il n'a pas à s'en occuper. Un écrivain n’est pas un instituteur. » (28.04.37)

« Nous sommes tous enchantés de ce que nous publions. Nous trouvons tous que c'est bien supérieur à ce que publient les autres. Si nous avons mis peu de temps à l'écrire, nous disons : « Ces gens, qui mettent trois ans à écrire un livre ! » Si nous y avons mis trois ans : « Ces bâcleurs, qui écrivent un livre en trois mois ! » (03.08.37)

« Je perds (...) de plus en plus confiance en Marie Dormoy quand je la vois, en effet, par petit intérêt, en relations avec des sagouins comme les Marius-Ary Leblond, aller au dîner organisé pour la promotion de commandeur de l'un d'eux. Et ceux-là ne sont rien. Elle en connaît bien d'autres. C'est bien simple : elle connaît tout le monde. J'ai mis mon Journal en de fameuses mains. Il est vrai que je peux défaire ce que j'ai fait. » (26.11.37)

Sur un article de Benjamin Crémieux :
« (...) exemple de ce qu'un critique, extrême­ment intelligent, extrêmement lettré, connaissant ce dont il parle, peut découvrir chez un auteur, lequel certainement n'a pas pensé si loin en écrivant. Rouveyre n'a aucune culture, il ne lit guère et n'a guère lu. Il était certainement à cent lieues, en écrivant : Silence, [ de penser] qu'il écrivait un roman cornélien. Il doit être éberlué, dans le secret de lui-même, de la portée qu'on trouve à ses romans. Ce qui revient d'ailleurs à faire son éloge, à reconnaître son talent d'analyste. Silence est l'histoire (la suite plutôt de l'histoire) d'une de ses liaisons, qu'il a dû mener comme il la raconte, sans voir plus loin que de se peindre lui-même. Si son livre est un livre de valeur (en plus de l'intérêt qu'il a pu trouver à l'écrire), c'est bien sans qu'il s’en soit douté une minute. Il y a toujours de l'incons­cience dans le travail d'un écrivain, si conscient qu'il soit. » (10.06.38)

« Je me suis trompé en écrivant qu'on n'a jamais vu dans l'histoire l'Europe entière suspendue aux déci­sions d'un seul homme, comme on le voit aujourd'hui avec le chancelier allemand. En réalité, Louis XIV, à son époque, a été, à un moment, un dictateur du même genre. » (25.09.38)

« J'ai eu dans ma vie deux grandes passions. Chacune m'a laissé un petit bénéfice (littéraire). La première : le chapitre Admiration amoureuse de Passe-Temps. La seconde : ma petite brochure d'aphorismes Amour, écrits en une matinée, un dimanche, en lavant mon linge, - en réaction, en opposition, en contraste, entre ce que j'avais quitté et ce qui m'était échu. Que d'amants ne s'en sont pas tirés à si bon compte. » (07.05.39)

« Ce qui compte, ce n'est pas d'écrire plus ou moins bien, de plaire ou de ne pas plaire, d'être bon ou méchant, d'être juste ou injuste, moral ou intéressant, d'avoir telles qualités ou tels défauts, d'être estimé ou d'être honni. Ce qui compte uniquement, c'est de n'être pas médiocre. » (20.07.39)

« Il n'y a pas d'intelligence sans méfiance, même à son propre égard, même à l'égard de ses sentiments, de ses idées. » (03.01.40)

Antisémitisme ?
« (...) je lui ai dit combien m'a réjoui l'incarcération de Langevin, dont je me suis moqué alors qu'il était un personnage, et la levée de tous les juifs ou rouges de la N. R. F. contre moi à ce propos, et la nouvelle de Charles-Henry Hirsch, ce qui m'a fait prendre mon chapeau et m'en aller. » (22.11.40)

Autocritique :
« Ridicule de continuer, comme je le fais, ce Journal. 1° Je n'au­rai pas le plaisir de le publier. 2° Qui pourra s'intéresser à ces papiers ? » (07.01.41)

« Quel joli petit journal antidémocrate on pourrait faire paraître si on était en temps ordinaire. »

Sur MD :
« La reprise de ma clef à Marie Dormoy, la destruction de mon testament, le refus de lui remettre les manuscrits de mon Journal pour ces trois ou quatre dernières années, ma porte fermée au cas de ma maladie ou de ma mort. Je n'ai pas pris sans chagrin ces mesures successives, en pensant à ce qui me faisait les prendre. Il n'y a qu'une justice à lui rendre : elle ne m'a pas joué la comé­die de l'amour. Ah ! bigre non. Cent fois non. Cent fois plutôt le contraire. Au milieu de tant de procédés odieux. » (25.02.41)

Eloge littéraire :
« La Vie d'Henri Brulard, les Souvenirs d'égotisme, toujours des livres uniques pour moi. Moins par leur contenu, peut-être, que par le ton. Le ton vraiment d'un esprit et d'une âme (si ridicule que soit ce dernier mot). » (25.02.41)

L’aristo. :
« L’art. L’art avec un grand A. J’ai l’art en horreur. Une égale horreur de la littérature démocratique. » (20.06.41)

« Tout est sexuel dans l’amour » (15.07.41)

Rapport aux femmes :
« Moi qui trouve, parce que j'aime, l'amour si merveilleux, il m'en vient sur-le-champ un dégoût sans borne et pour les femmes un mépris. Oui, voilà comme elles sont. Celle dont on pense qu'elle est la plus sûre, est capable aussi de céder pareillement à la moindre occasion, on ne sait pourquoi : par curiosité, excitation subite, poussée soudaine de vice. Saleté, duperie, mensonge, voilà ce qu'est l'amour, - et souffrance. Seul, seul, seul, je n'ai jamais cessé et je ne cesserai jamais de le dire. Il n'y a que cela. » (09.09.41)

Réponse à une lettre d’un jh :
« Je lui ai répondu, mon Dieu ! de façon peu cordiale. En résumé, ceci : à 21 ans, avant d'écrire un roman, qui ne peut valoir grand-chose, si peu de connaissance on a, on lit, on se donne une culture, on étudie les moeurs. » (29.10.41)

Ce qui me manque, c'est un ami de longue date, avec qui j'au­rais beaucoup de choses en commun, événements, faits, relations, souvenirs, complète liberté réciproque, que je verrais de temps en temps, déjeuner, promenade, conversation. Cela me sortirait un peu de ma coquille, m'exciterait l'esprit. Je n'ai dans ce genre que Valéry. Je ne le vois jamais. (13.06.42)

La guerre actuelle n'aura pas porté bonheur à la littérature d'André Gide. Beaucoup de gens y ont découvert, et chez l'homme, des choses qu'ils n'avaient pas vues. (24.11.42)

Je puis écrire, moi, et penser, ce que j'écris et pense ici. J'ai été employé toute ma vie à des appointements fort modestes. J'ai fait une carrière d'écrivain sans jamais le souci de l'argent. (16.12.42)

Jeu littéraire et autocritique.
Je me dis quelquefois : si j'avais pu prévoir 1'« apothéose » de ma fausse mort, j'aurais mieux préparé, composé dans mes écrits, mon « personnage » comme dirait Rou­veyre. Cela s'est fait sans que j'y pense, presque en dehors de moi - si grand manque de vanité littéraire, de l'idée d'un but quel­conque à atteindre ! - au milieu de ma vie d'employé, de ma liai­son si tourmentée avec le fléau, des histoires de bêtes si dou­loureuses, de tous les soucis de ma vie actuelle, du manque de satisfaction dans lequel j'étais toujours de ce que j'écrivais. (08.04.43)

Je veux le noter une fois de plus : c'est en lisant, jeune homme, de très mauvais écrivains (quoique célèbres), bavards, fautifs, pleins de clichés, et ensuite, déformation pour ainsi dire profes­sionnelle, dans toutes mes lectures, regardant comme cela était fait, que j'ai appris à écrire, - cela s'ajoutant à mon instinct naturel, à mes préférences personnelles. Je n'ai jamais eu, par exemple, à me corriger de l'abus des adjectifs : je n'y ai même jamais été porté. (13.08.43)

Elle [MD] m'a dit ensuite : « On vous lit vite, oui, peut-être, mais on ne peut pas vous lire longtemps. » Et comme je lui demandais pourquoi : « Parce que c'est dense. » J'ai oublié de lui demander dans quel sens ce mot : dense. Il peut signifier : plein, ou lourd ? Je ne crois pas que ce qu'elle entend puisse être : lourd, ou je me connais mal. Si c'est dans le sens de plein, c'est exagéré. Je sais bien que je ne suis pas un écrivain profond, un écrivain d'idées, un penseur, comme on dit, mot qui me rappelle chaque fois que je le vois la réplique de Louis XV, je crois, à un homme à qui il demandait quel il était et qui lui répondait : « Je suis un penseur ! - Ah ! vous pansez les chevaux ? » Je ne sais pas trop ce que je suis, à dire le vrai, et je m'en moque assez. Si je n'ennuie pas, tout est parfait. (24.11.43)

C'est une curieuse chose que la disparition de toute érection. C'est vraiment comme une sorte de mort localisée. Les souvenirs des moments amoureux les plus chauds, la représenta­tion des images les plus vives du plaisir, ce qu'on revoit, qu'on entend encore, des poses, des gestes, des propos, des caresses réciproques les plus intimes (tout ce qu'a compté à merveille, par exemple, ma liaison avec le fléau), aucun effet. Alors, qu'en ce temps, quand j'étais privé d'elle, il me suffisait d'y penser pour... jusqu'à me retenir de... Il ne reste plus, du moins pour moi, que l'envie, le désir, le regret de la vue de la nudité féminine, voix, caresse, donner des baisers, et l'envie d'une certaine caresse, la vue, le toucher, la saveur, l'odeur d'un c... (j'entends une femme qui vous plaît, qui est votre genre). Je me rappelle un mot du « Bailli », le mari du fléau, déjà vieux, impuissant depuis des années, sans désir sexuel, n 'y pensant plus, un soir que je l'avais emmené avec moi à une « première » d'un petit théâtre de genre, à un entracte, à la vue de jolies femmes, et d'un certain montant, au milieu desquelles nous nous trouvions : « Avec quel plaisir on leur boufferait le cul. » A lui aussi, il restait cela de l'amour. (23.12.43)

Rien que ce dernier paragraphe, si je publiais ce Journal de guerre, maintenant, même clandestin, mais qui serait vite connu ; il y aurait de quoi me faire assassiner par quelques-uns de ces messieurs. Je n'en suis pas pressé. (03.10.44)

Quant à moi, avant de remettre mes textes au Mercure, je me suis bien tâté, j'ai bien réfléchi, je me suis bien interrogé, relative­ment à certains propos rétablis dans Notes retrouvées d'après mon cahier des originaux des dites Notes, passages antidémocrates, antisociaux, anticiviques. Je le répète, j'ai bien réfléchi. J'ai eu ensuite un peu honte de mes réflexions, de mon hésitation. Et pour­tant, Dieu sait si je tiens à ma tranquillité et si je ne suis pas assez sot pour la compromettre pour des questions d'écrits littéraires. Finalement, j'ai pris mon parti. J'ai laissé ces passages à leur place, me disant, tout comme M. Hartmann tantôt : « Nous ver­rons bien. » J'ai d'ailleurs au fond de moi une certaine assurance qu'il n'arrivera rien.
(...) Je me suis retenu d'ajouter que je commence à avoir assez de cette façon qu'on a, depuis quelque temps, de me flanquer à tout propos Sten­dhal dans les jambes. (18.11.46)

Le mot : sénilité, si elle répète exactement, ne convient pas du tout. Je ne suis pas, dans ce fragment, un homme qui gémit après faire l'amour, qui gémit d'en être privé. Je me montre au contraire comme un sage qui, à l'âge qu'il a, s'en garderait bien, d'autres choses, pour lui, passant bien avant, n'exprimant que ma privation de la vue d'un corps de femme à caresser, auquel donner des baisers, la voir avoir du plaisir, - lequel, au reste, a toujours passé avant le mien. Je me montre plein, sans cesse, de l'examen cruel de moi-même, sans m'illusionner, montrer de la fatuité sur aucun point. Je suis le premier à me railler, comme je raille mes héroïnes. C'est tout le contraire, l'extrême contraire de la « sénilité ». Et au reste, les gens que je fréquente, ou qui me fréquentent, peuvent juger que je n'en suis pas encore là. Un libertin privé de libertinage, voilà plutôt. (12.10.47)

Je fais une fois de plus, sur moi-même, cette réflexion, que j'ai déjà notée, je crois bien, à propos de la mort de Fargue : je ne suis pas, comme écrivain, un créateur. Je puis être un esprit ori­ginal. Je puis même avoir une personnalité d'un certain relief. Je n'ai rien créé, je n'ai rien inventé. Je suis un rapporteur de propos, de circonstances, un esprit critique, qui juge, apprécie, extrêmement réaliste, auquel il est difficile d'en faire accroire. Rien de plus. Je peux ajouter : le mérite d'écrire avec chaleur, spontanément, sans travail, prompt et net, - et quelque esprit. (17.06.48)

Le diable emporte ce Journal, pour les soucis qu'il me donne, quand j'y pense : mauvais choix pour un tiers chargé de la publication : Marie Dormoy, étourdie, maladroite, ne réussissant en rien (elle le reconnaît elle-même), fonctionnaire, trop de relations, aucune solidité de résistance aux sollicitations comme aux procédés des éditeurs, sans hardiesse ni franchise, disant aux gens du bien par devant et les dénigrant par derrière, en un mot, rien de l'indépendance d'esprit et d'exé­cution nécessaire. Elle doit envisager tout cela elle-même, quand elle me pousse de commencer moi-même la publication, en disant que ce serait pour elle une base acquise. Mais m'occuper de ce travail m'assomme à un tel point !
C'est un homme que j'aurais dû charger de cette publication après ma mort. Un homme comme Galtier-Boissière, Tare, pour ne pas dire : unique exemplaire d'indépendance, de hardiesse et de je m'enfichisme de ce que pourrait dire celui-ci ou celui-là. (20.01.49)

Composition du tout. Ensuite, retranchement et mise à part des parties devant être réservées (vie privée). De ces parties retran­chées, établissement d'une dizaine ou douzaine de volumes, qu'on donnerait à quelques gens de confiance, qu'on déposerait dans des bibliothèques, ce qui assurerait la conservation de ces parties subversives de l'édition complète, et rendrait inopérante leur sup­pression sur les textes originaux. (...) il est formellement dit que les propos, appréciations, anecdotes, etc., si vifs soient-ils, rentrant dans le domaine littéraire, doivent être maintenus sans aucune réserve. (26.12.51)

Ah non, je n'ai rien d'un hussard et n'en ai jamais rien eu. Ce qui me paraît ne guère aller avec l'homme vicieux, libertin, porté uniquement au « physique » que je suis. Et encore, cette singularité : il m'arrive d'être assez osé avec une femme que je connais à peine, l'esprit que j'ai faisant des siennes. (25.04.52)

Tenir compte, pour rendre compte d'un ouvrage de lui, de tout ce qu'est un écrivain comme homme privé, quelle vie cela donne à l'apprécia­tion de son oeuvre. Au lieu d'une étude purement livresque. La vie de Molière n'éclaire-t-elle pas son oeuvre, n'est-il pas lui-même le personnage d'Alceste ? Et Balzac, savoir tout l'homme qu'il était, cela n'ajoute-t-il pas à ses romans ? A son propos, on lui a souvent reproché les descriptions. Cela me dépasse. (03.09.54)

C'est aussi lui qui me disait un jour, au Mercure, comme je par­lais de Rouveyre : « Allez donc lui dire d'abord d'apprendre à écrire. » Je lui ai fait cette réponse : « Apprendre à écrire ? Mais il écrit cent fois mieux, et de façon cent fois plus intéressante que les gens qui écrivent « bien ». Il écrit à sa ressemblance. »
(...)
Je n'ai jamais écrit par obligation. Je tiens la littérature alimen­taire pour méprisable. C'est pourquoi toute ma vie j'ai été employé. Pour assurer ma liberté et n'écrire que lorsque j'y avais plaisir.
Je suis au reste arrivé à cette opinion que la littérature, comme tous les arts, sont des fariboles, qu'il n'y a rien d'admirable. Le mot admiration me fait pouffer. Il arrive qu'on intéresse, qu'on distraye, qu'on plaise, rien de plus. Je ne suis pas plus porté à l'admiration qu'au respect. On peut dire : tant pis pour moi. Je m'en fiche.
Les gens qui se poussent du col pour ce qu'ils écrivent, qui sont heureux des compliments, des honneurs, me font pitié. En réalité, on [n'] est guère responsable de ce qu'on écrit, ni d'avoir du talent ou de n'en pas avoir. On est bâti, fabriqué ainsi. Quant à ceux qui ont le souci de la postérité, je les tiens pour des sots (et j'emploie un mot poli). Je me demande ce que peut faire à Racine, dans sa poussière, d'être considéré comme le premier tragique français (je vous ferai remarquer que j'emploie le mot : considéré, car pour moi il ne m'intéresse pas, tous ses falbalas, tous ses ornements ôtant à la vérité). Non, ce mot : postérité me fait éclater de rire. Une seule chose compte : ce dont on peut jouir ou souffrir quand on est vivant. Quand on est parti, ce qui se passe, qu'est-ce que cela peut nous faire ?
Je sais me mettre à ma place. Je n'ai rien d'extraordinaire. Ce que j'ai écrit sont presque des lieux communs. Nous sommes à une telle époque de manque de culture que cela paraît remarquable.
Je me plais cependant comme je suis. Je n'envie le talent d'aucun autre. On m'offrirait de changer, je dirais non. J'ai eu grand plai­sir, le seul qui ait vraiment compté pour moi, à écrire mes petites affaires. Je trouve que c'est beaucoup, vraiment beaucoup. Je me trouve même favorisé, quand je pense à ceux qui ont sué pour écrire ce qu'ils croient des chefs-d’oeuvre.
J'ai encore un mot à ajouter. J'ai écrit, et j'y tiens, car je crois cela vrai : en toutes choses, ce qu'on appelle la perfection est sans intérêt. La perfection n'a pas de personnalité. En littérature, la perfection est toujours plus ou moins de la fabrication, et facile­ment reconnaissable. C'est surtout en littérature que j'ai horreur du mot art. (vol. 18, p. 301)

« Pensée de cette nuit : je comprends qu'on travaille à rétablir la santé d'un homme de 60 ans. Mais un homme comme moi, qui vient d'entrer dans sa 85 e année, et qui est atteint, et si sérieusement, et sur tant de points, dans sa santé, et, de plus ayant cessé de s'intéresser à tant de choses, n'est plus guère bon qu'à faire un mort. » (23.01.56)

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