Faits multiples "accrochés"

« Le lendemain matin mardi, il semblait aller mieux. Le vétérinaire est arrivé à onze heures. Maurice était là. Le vétérinaire mis au courant, il nous a dit que ce que Boule avait eu la veille, était une syncope, et qui pourrait se renouveler. Boule est beaucoup plus pris qu'il le ne pensait. Broncho-pneumonie, ou quelque chose d'approchant. Nous convenons de le lui mener l'après-midi pour lui tondre l'estomac, pour des applications de teinture d'iode. Mais le moment venu, il n'a pu tondre qu'un côté, Boule si nerveux qu'il craignit une crise. Je l'ai achevé à la maison, puis lui ai mis la teinture d'iode. Mécontent, cher­chant à se sauver, il était encore plein de gentillesse et assez docile aux paroles. Jusqu'au soir ni la nuit il n'a plus toussé, et maladroitement nous avions cessé de faire du feu. Ce matin il allait encore bien, mais à midi, grande toux et de nouveau grand abattement. Nous refaisons du feu partout. En ce moment il fait du soleil, et selon l'indication du vétérinaire, Boule est à la fenêtre, enfermé dans sa maison d'osier. Oui, il est très pris. Emphysème cardiaque, dit aussi le vétérinaire, qui craint fort qu'il ne soit asthmatique après tout cela. Quand le rever­rai-je souple, dispos, jouant avec moi à cache-cache, ou à courir, et me mordant, et me sautant après les jambes comme aupa­ravant. Avec quelle vivacité je serais malade à sa place, et quelle peur et quel chagrin il nous a faits. On peut rire, si l'on veut : je m en... moque. » (05.04.05)

« Pauvres bêtes abandonnées, perdues, mourant de faim, et bruta­lisées ou effrayées par l'un ou par l'autre, comme cette brute, ce matin, qui s'amusait à faire peur à ce malheureux chien. Voilà qui m'attendrit autrement que toutes les histoires et tous les accidents de mineurs. Il n'y a pas de comparaison entre la détresse d'une bête et celle d'un être humain. Celui-ci peut demander, réclamer, etc... L'autre, non, et a encore en plus les mauvais traitements. Je pense souvent aux animaux de Paris. Les chevaux sont les plus malheureux: mal nourris, mal traités, et obligés de travailler - puis viennent les chiens perdus - puis les chats abandonnés qui eux du moins peuvent se dérober au coups et aux prises - puis les oiseaux. Je me moque du ton vieille femme de tout ce que je viens d’écrire, et l’on peut dire que c’est idiot, cela m’est égal. » (17.03.06)

« Lu ce soir un peu du livre de Mirbeau. Les pogromes, les animaux, très beaux. Des passages comiques, satiriques. Tout Mirbeau. Les pogromes sont terribles d'émotion et de cruauté. J'ai retrouvé ma même horreur, ma même pitié qu'à la lecture des massacres de Kichineff, et ma même haine, mon même dégoût pour les massacreurs.
(…)
Cette après-midi, boulevard de Port-Royal, je vois un chien sale, peureux, flairant la terre, ramassant un vieil os. Je cours lui acheter quatre sous de bœuf, qu'il dévore. Ce n'est qu'après que j’apprends d'un boutiquier qui m'avait regardé que le chien n'est pas du tout perdu, que ses maîtres sont simplement sortis, qu'il est très bien soigné et aimé, et justement, une dame arrive, qui remercie le boutiquier qui avait ouvert au chien, très docile, la porte de la cour de la maison. J'étais si content de la rectification que je n’ai pas regretté mes quatre sous. (...)
Je comprends néanmoins son goût pour moi, et je crois que je peux le croire sincère. Nous avons en effet le même goût pour le trait vif, dit sans ménagements ni périphrases, pour l'anecdote ou le mot méchants, l'ironie mauvaise, le trait sati­rique dur. Je comprends qu'il ait aimé In Memoriam, où il y a un peu de tout cela, avec la morale très libre qu'il montre aussi lui-même dans ses livres, la blague pour les préjugés de société autant que de sentiments. » (21.11.07)

« Cette nuit, un rêve délicieux. J'étais couché avec BI... et une autre femme, jeune, fort jolie, blonde. Je faisais minette à l'une et branlais l'autre, toutes les deux s'amusant avec ma... » (24.01.08)

« Je n'avais pas noté ce qui suit. Je l'ai raconté et on l'a trouvé amusant. C'était lundi dernier. Moréas était dans mon bureau au Mercure avec Van Bever. Ils discutaient ensemble d'anciens poètes, tous ceux que Van Bever a réédités, ou presque. Moréas les déclarait tous mauvais. A la fin, je lui dis: « Parbleu ! maintenant que vous leur avez pris tout ce qu'ils avaient de bon, vous trouvez qu'ils ne valent plus rien. » Il eut alors son mot habituel. « Ce Léautaud, il est terrible », les deux r de ce mot fortement accentués. (16.02.10)

« Un peu de nouveau sur Thomas. En sortant à midi du Mercure, rencontré le petit Alain Fournier, qui rédige, à Paris-Journal, le Courrier littéraire. Il m'a demandé si j'ai été content de l'Echo consacré à ma lettre. Puis il m'a dit: « Alors, cela ne se terminera pas par un duel ? » Je lui ai répondu que je n'en sais rien, n'ayant eu encore aucune nou­velle de Thomas. Il a ajouté là-dessus : « Je ne sais pas si c'est à votre sujet. Je sais de source certaine que Thomas s’entraîne en ce moment pour un duel. »
Nous verrons bien si c'est pour moi. En tout cas, ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne dépenserai pas même cent sous pour apprendre à tenir une épée ou un pistolet. S'il faut y aller, j'irai, n'ayant rien à retirer de ma lettre, plus que justifiée, et, au reste, écrite avec bonne humeur, sans la moindre injure. J'irai le plus simplement du monde, sans appareil ni frais. » (19.11.10)

« Il est probable que je ne pourrai jamais disposer de l'argent nécessaire pour acheter certains ouvrages que j'aurais un si grand plaisir à lire : les Mémoires de Saint-Simon, la Correspondance de Grimm, Bachaumont, les Mémoires d'outre-tombe, le Journal de Barbier, les Mémoires de Viel-Castel, entre autres. » (30.08.15)

« Le Journal de Genève qui l'annonce. Cette nouvelle, dont je ne savais rien, est la mort de ma mère, survenue le 15 mars, avant-hier, et que Le Journal de Genève annonce dans son numéro du 16. Encore un chagrin profond de la mort de cette femme. J'ai du chagrin, cependant, pour tout ce que cette mort me rappelle de la malchance de ma vie, dans le domaine de la tendresse et de l'amour. J'ai revécu en pensée, toute la journée, l'histoire de notre entrevue de Calais, de la Correspondance qui suivit, de la rupture qui la termina, du silence implacable que conserva dès lors ma mère à mon égard. Je n'ai jamais songé à lui rien reprocher quant à tout ce qui touche mon enfance, mais, à Calais, elle m'a joué une comédie, et elle s'est conduite à mon égard, et elle a formulé contre moi de telles imputations! Sûrement, si nous nous étions revus, il aurait bien fallu qu'elle s'explique sur tout cela. Je n'ai jamais cessé d'y penser quand je pensais aller faire un de ces jours un tour à Genève. Nous ne nous sommes pas revus. Elle est morte, devenue une vieille femme. A-t-elle eu une pensée, a-t-elle dit un mot pour moi, sentant qu'elle allait mourir. Quelle lamentable histoire que la nôtre, lamentable et singulière. Son mari a-t-il connu, connaît-il ou non, mon exis­tence. A notre entrevue de Calais, elle m'a dit des choses si contradictoires avec ce qu'elle a écrit ensuite, qu'il m'est impossible de savoir à quoi m'en tenir. J'ai justement beaucoup pensé à elle tous ces temps derniers, en travaillant à terminer mon récit In Memoriam. Heureusement, j'ai terminé le passage dans lequel je parle d'elle, et de notre entrevue à Calais. Cette mort aurait pu me déranger. Maintenant, mon récit est terminé. Je peux dire que j'ai été favorisé comme auteurs de mes jours : le père, la mère, les deux se valent. » (17.03.16)

« A noter ce détail à propos de la mort d'Apollinaire : L'armistice signé ce matin, et la nouvelle connue aussitôt à Paris, la joie populaire a commencé dans son plein. La rue de Rennes, la place Saint-Germain-des-Prés, le boulevard Saint-Germain remplis par la foule. Sur le boulevard Saint-Germain, sous les fenêtres mêmes de la petite chambre dans laquelle il reposait mort, sur son lit couvert de fleurs, des bandes passaient en criant: « Conspuez Guillaume ! Conspuez Guillaume ! » (11.11.18)

« Dumur a découvert un produit nouveau, le Synthol, qui remonte extraordinairement, parait-il, les gens fatigués. On se lotionne la tête, par exemple, et on sent après une meilleure disposition d'esprit, un réveil des facultés, comme le résultat d'une sorte de traitement électrique. » (03.12.24)

« Tout à fait curieux comme je n'ai jamais eu aucune timidité avec Colette. Je crois avoir déjà noté cela, il y a bien des années, quand je la voyais de temps en temps au Mercure. C'est vrai­ment la seule femme, dans ce genre de relations, qui me donne autant d'aisance. » (16.06.25)

« [Gide] Il me demande si j'ai lu dans le dernier numéro de la N.R.F. la suite de son voyage au Congo. Il me dit de la lire. Il me dit qu'il a découvert, vu, appris là-bas des choses épouvantables, navrantes, empoi­sonnantes, sur les façons dont on traite les nègres. Un exemple : des baraques, dans lesquelles on enferme des enfants, et aux­quelles ont met le feu. Il me dit qu'il s'est donné comme tâche de tout révéler de ce qu'il a appris ou vu, qu'il est allé au Minis­tère, que là-bas, sur place, il a réussi à faire condamner un individu qui avait commis des sévices sans nombre sur de mal­heureux nègres. A ma question si les autorités sévissent quand elles découvrent de pareils faits, il me répond qu'en pareil cas on cherche surtout à étouffer (il s'agit de la récolte de caoutchouc). Il me dit ce que sont ces nègres, si heureux, si dévoués, si reconnaissants devant le moindre bon traitement, et que la façon dont on les traite est à pleurer, - au souvenir de tout ce dont il parlait, il avait presque des larmes. » (04.01.27)

« Les juges de Boston n'ont pas cédé. Ils se sont payé ce matin leurs deux condamnés, leurs trois condamnés, même, car il y avait un obscur troisième. Je dis, comme je disais quand j'avais vingt-cinq ans: à bas la Société, en bas comme en haut. L'un ne vaut pas mieux que l'autre.
C'est ma nature: je suis toujours du côté de celui qui souffre et qui pâtit et je n'ai pas le goût du châtiment. » (23.08.27)

Lors des manifestations contre l'exécution de Sacco & Vanzetti.
« Il paraît qu'un groupe de manifestants, place de l’Etoile, s'est amusé à cracher (on dit même : pisser) sur la tombe du Soldat inconnu. (...) C'est bien le seul hommage qui convienne à cette ordure patriotique. »
« Il n 'y a pas besoin d'être "communiste" pour penser comme je pense. Je suis loin d'être communiste. Je suis un aristocrate, mais il y a dans cette invention du Soldat inconnu un tel cabotinage, une telle idolâtrie guerrière.(...) » (24.08.27)

Sur la Panthère :
« Je ne me trompais pas, cet été, quand j'écrivais à ma chère amie qu'avec son retour, nous retrouverions certainement ses crises habituelles de mauvaise humeur, sans aucune raison. Dame ! depuis le temps, je finis par avoir de l'expé­rience.
Nous y sommes. Depuis quatre jours, humeur la plus hargneuse, les propos les plus blessants. Elle me fait suer. Le mot n'est pas joli, mais il est vraiment celui qui convient.
En plus, toujours sa sottise prétentieuse, qui est un modèle du genre. Ce soir, à 6 heures, entrée dans la chambre de Pène Sieffert (qu'elle a recueilli chez elle depuis le mois de mars) âneries monu­mentales sur Tolstoï et les rapports de sa femme avec lui, cela à propos d'un article de Montherlant sur ce sujet, et dans lequel il donne son opinion sur l'odieuse créature qu'a été Mme Tolstoï avec son mari. Pouffant d'entendre parler ainsi sur un sujet sur lequel elle ne sait rien, ne connaît rien, et trancher de la façon la plus assurée. Je n'ai pu m'empêcher de le lui dire. Je pouvais me taire, mais entendre de pareilles bêtises !
J'aurai rarement rencontré plus de vanité. Je me rappelle le mot qu'elle a eu un jour à Pornic, il y a deux ou trois ans, si négli­gemment, si naturellement. « Vous verriez, si je me mêlais d'écrire des Maximes. La Rochefoucauld ne pèserait pas lourd. »
Cette vanité m'agaçait déjà aux premiers jours de notre liaison, quand elle venait me voir chaque soir dans mon bureau, me faisant un perpétuel éloge d'elle-même. C'était physiquement seulement, à cette époque, me disant une fois, à propos de quelqu'un qui lui avait fait la cour, et pour me montrer combien on la trouvait jolie, bien faite, etc., etc., qu'on avait dit d'elle: « C'est un morceau de roi. » Bientôt l'éloge intellectuel a accompagné l'éloge physique. Ce n'est pas une fois, c'est cent qu'elle m'a dit: « Mon cher, comme intelligence, vous ne pesez pas lourd auprès de moi. Je vous en remontrerais dans tous les domaines. » (27.10.28)

« Ma chère amie qui me dit toujours que mes affaires d'animaux m'ont joliment servi dans ma « carrière ». Je commence à penser que c'est justement d'avoir écrit trop complaisamment sur ce sujet qui m'a fait passer aux yeux de certains pour un esprit un peu simple. Comme je le disais tantôt à. ce monsieur Jean Grenier, au sujet du volume qu'il me demande pour sa collection : « Je n'ai peut-être que trop écrit sur ce sujet. C'est assez. Je crois que ce serait excessif d'y ajouter. » (03.12.28)

« Vallette me parlait ce soir de cet assassinat, à Vallensole, de toute cette famille d'un fermier, le père, la mère, deux enfants, un domestique, par deux chenapans qui n'ont même pas encore dix-huit ans, un français et un polonais, et qui, après avoir tué ces gens à coups de revolver, les ont mis en bouillie à coups de talon. Vallette effaré de cette sauvagerie. Je pense comme lui. Je lui parle de cet instinct de sauvagerie qui persiste au fond de certains individus. Il me dit: « C'est cela. C'est ce que vous dites: l'instinct de sauva­gerie. » Le voilà qui se met alors à parler de ce qu'on a appelé les « nettoyeurs de tranchées » pendant la guerre, à évoquer la besogne que c'était: des soldats armés de couteaux, sautant dans les tranchées allemandes conquises et là éventrant tous les hommes s'y trouvant. Il paraissait vraiment horrifié, déconcerté, par l'accomplissement de tels actes. » (11.12.28)

« Les chouans avaient vraiment grande allure, un idéalisme d'une certaine envergure, si fermé que je sois et rétif à leur esprit religieux. » (21.03.29)

« Elle me reproche sans cesse ce qu'elle appelle mon couplet sur les Veuves changé dans Passe-Temps en j'ai vu des maris houspillés, j'en ai vus de ridiculisés, etc... Elle ne me le reprocherait pas autant s'il n'était pas la vérité même en ce qui la concerne. C'est du reste sur elle que je l'ai écrit, au lendemain de la mort du bailli, en me promenant un soir rue Guénégaud, en sortant de chez elle. Il y en a un autre que j'ai écrit et que je garde : Il n'est pas gai pour un amant de perdre le mari de sa maîtresse. Il entend faire soudain entre le défunt et lui les comparaisons les plus avantageuses pour le premier et les plus désavantageuses à son endroit. Il devient soudain, lui qui s'était cru préféré et en avait reçu les plus tendres et ardentes preuves, un objet inférieur et sans prix auprès du malheureux berné devenu défunt. Heureusement que ce n’est qu’un moment à passer. La passion reprend vite ses droits et les démonstrations qui l’accompagnent. » (29.04.29)

« On a coupé une jambe à Courteline il y a 4 ans. On vient de lui couper la seconde. Saltas me dit: une sorte d'obstruation des artères, de dessèchement des artères. Cela commence par le pied. Puis monte. Il faut couper une jambe. Le tour de l'autre arrive. A son avis, la mort pour Courteline n'est pas loin, et avec de grandes souffrances, auxquelles on remédie aujourd'hui par des « piqûres ». (24.06.29)

« Le cri des chouettes, la nuit, dans les arbres de mon jardin, je ne l'ai jamais noté, depuis dix-huit ans que je l'entends. Il ne me déplaît pas. C'est une curieuse impression, de stridence et de mélancolie. » (24.11.29)

« Comme j'ignorais que Albin Michel habite Bourg-la-Reine, je dis à Vallette : « Ah! il habite Bourg-la-Reine ? - Oui. Pour le bon air. Et le dimanche, il chasse le sanglier. Il en a même tué trois dimanche dernier. - Curieux tout de même, ces gens placides, ces petits bourgeois comme vous et moi, qui trouvent ainsi du plaisir à aller tuer. » Pas de réponse de Vallette. Moi je le dis carrément d'Albin Michel et ses pareils : Imbéciles ! » (21.01.30)

« Je me suis amusé à constater que de tous -Vallette laissé de côté - je suis celui qui compte le plus comme écrivain. J'ai poussé cet amusement à considérer les auteurs vivants du Mercure qui ont vraiment une réputation : Régnier, Duhamel (Duhamel vient même avant Régnier), Jammes. Je crois bien que je peux me nommer pour le quatrième. J'écris cela sans avoir le catalogue sous les yeux. Il faudra que je le regarde, si j'y pense. » (26.02.30)

« Le Fléau m’a écrit il y a deux jours, qu'elle s'est découvert, deux jours après son arrivée, à la joue gauche, sous l’oeil, à un centimètre de la partie supérieure de la narine, un petit bouton, dur, insensible au toucher, sans aucune démangeai­son, - donc, pas piqûre d'insecte. Elle est très traqueuse. Elle est dans tous ses états. Le cancer en perspective ? Elle n'en parle pas mais elle doit y penser. Avec le tempérament extra-constipé qu'elle a, donc n'éliminant pas des tas de mauvaises choses, ce serait très possible. Je me disais hier que si elle mourait mainte­nant, alors qu'elle a le corps encore si joli, si voluptueux ; je tâche­rais de trouver un photographe, bien payé et s'engageant au secret, pour en prendre tout de suite une photographie presque grandeur nature. » (05.06.30)

« Bernard parlant ce soir de l'ouverture de la pêche, qui a eu lieu hier, Vallette nous a raconté comme il a cessé de pêcher. Un jour il était dans son bateau. Il sent une touche sérieuse. C'était un brochet. Cette réflexion lui vint: « Cela ne doit pas l'amuser, et moi non plus cela ne m'amuse pas beaucoup. » Il pêcha encore pendant quelque temps, de petits poissons, puis cessa pour tou­jours. Il y avait longtemps qu'il pêchait. Ce n'est qu'un jour, avec le temps, que cette réflexion lui vint.
Je connaissais l'histoire depuis longtemps mais je ne crois pas que j'aie eu l'occasion de la noter. Que d'autres gens, pêcheurs, chasseurs, amateurs de plaisirs qui comportent la cruauté et la mort d'un animal, et auxquels cette réflexion ne vient jamais. Bernard disait ce soir avec raison que les chasseurs ne sont même pas bons avec leurs chiens. En effet, exemples nombreux de chas­seurs qui tuent sans scrupules un chien mauvais pour la chasse. Ce que voulait faire l'ami des Cayssac, le boursier Henri Doussier, pour la délicieuse chienne cocker Popotte, une petite merveille de gentillesse, que j'ai recueillie pour la sauver de cette sauvagerie.
VaIlette disait ce soir qu'il ne perçoit pas du tout le plaisir de la chasse, qui, là, vraiment, lui apparaît comme une barbarie. » (16.06.30)

« Ce matin, Visite de Mme Fernande Olivier, m'apportant le manuscrit de ses Souvenirs pour le Mercure. Elle est vraiment très jolie. Restée trop peu pour mon gré. Il m'est venu cette folle idée. Elle est peintre, elle a servi de modèle à Picasso. Elle doit avoir perdu toute gêne à se dévêtir. Chaque fois qu'elle vient, elle me parle de sa vie difficile, obligée de donner des leçons et ne pouvant peindre que dans les intervalles. Lui demander si elle voudrait poser. Combien de l'heure. Je suppose vingt-cinq francs. Mettons même cinquante. Si elle me demande pour qui ? Pour moi. Je me paierais ainsi de temps en temps la vue d'une jolie créature nue, ce dont je suis tant privé. Je ne dis rien du reste, qui arriverait ou n'arriverait pas. » (31.10.30)

« Scène abominable de vilenie, de mensonge, d'imputations inventées de toutes pièces, de propos blessants, une perfidie éhontée, une bassesse d'âme sans pareille. M'a pris par le cou entre ses deux mains, me déchirant avec ses ongles. Mon mouchoir plein, de sang. Qu'est-ce que je fais donc, à ne pas rompre une bonne fois, à ne pas rester une bonne fois chez moi. Depuis dix-sept ans, que j'en ai enduré. Elle est malade. Je la trouverais morte lundi matin, je n'aurais pas une larme. Sorti du plaisir qu'elle m'accorde si rarement, il n'y a rien entre nous, si ce n'est, chez moi, le goût unique que j'ai pour elle comme maîtresse. Dix-sept ans de vice partagé, cela n'est pas rien. » (31.01.31)

Sur Fernande Olivier :
« Voilà bien une demi-douzaine de visites qu’elle me fait. Nous sommes seuls dans mon bureau. Je n’ai pas encore eu le moindre mot un peu galant avec elle. Je n’ai même pas à le retenir : il ne me vient pas. » (07.05.31)

Précision et simplicité du style :
« Ce matin, chez Garçon, dans le salon, comme j'attendais pour le voir, une femme, 40 ou 45 ans, fort jolie, mise cossue, mais très simple, de beaux yeux, une jolie bouche, un sourire délicieux, le décolleté de son corsage laissant voir le globe des seins sous une légère guipure, en compagnie d'un homme d'une cinquantaine d'années, à monocle et à rosette. » (09.07.31)

Exemple de notations médicales :
« Allons, je suis peut-être plus malade que je le crois, me fiant au ressort, à l'entrain que je garde, au manque de sensation de la moindre fatigue. Sur l'avis de Saltas, je me suis fait faire une analyse complète d'urine, dans un laboratoire spécial. Elle révèle la présence de pus dans mes urines, en plus de quelques autres signes également fâcheux. Preuve encore, ce pus, d'un réel déséquilibre, d'une usure indiscutable. A joindre à cela le phéno­mène constaté depuis quelque temps: quand je jais l'amour, comme éjaculation, presque de l'eau. (...)A part cela, comme toujours : pouls 35, tension 111/2. » (09.11.31)

« Les surréalistes m'ont envoyé une péti­tion à signer, contre la condamnation d'Aragon à cinq ans de prison pour un poème qui contenait, parait-il, une excitation de militaires à la désobéissance. C'est décidément trop bête, j'ai signé. » (30.01.32)

Impact psychologique de saloperies faites à des animaux :
« Lamentables histoires d'animaux racontées hier par le « Fléau ». Lu par elle hier dimanche dans le journal : dans une maison, un chat, s'introduisant par le toit dans des chambres et en emportant des bribes de vêtements, des étoffes ­certainement (ce à quoi personne n'a pensé), excité par les odeurs de transpiration qu'elles gardaient. Plaintes. Personne ne se faisant connaître comme propriétaire, le chat attrapé et fait enlever par la Fourrière. (...)
Ces histoires me fichent par terre. Je me doute bien, certes, de tout ce qui se passe pour les pauvres bêtes depuis la forte augmen­tation de l'imposition des chiens. J'imagine, je pense, je me repré­sente, mais la réalité, mais connaître un cas tout près de soi ? Je n'ai en ce moment que ces histoires dans la tête. (...)
Se représenter ce chien, abandonné certainement dans un quar­tier loin des siens, traînant dans la nuit, ne sachant où aller, ne comprenant rien à ce qui lui arrive. Et ce qui l'attend s'il est ramassé. Les salauds qui se conduisent ainsi à l'égard d’un animal, j'aime mieux le paysan qui flanque un coup de fusil au chien dont il ne veut plus. » (05.04.32)

« Je n'ai toujours pas revu mes trois chats disparus en octobre dernier: Bonhomme, Blanchino, et la chatte demi-angora Fifille. Quand la pensée m'en revient, c'est une angoisse, un chagrin ! Ont-ils été maltraités, violentés, blessés, à mourir dans un coin ? Ils ont dû se rappeler le grand jardin, la bonne maison, le bon patron, les bons soins de toutes sortes. » (16.04.32)

« Toujours certains propos: « On veut vous aimer et vous ne voulez pas. » Dommage qu'elle ne me plaise pas du tout. Pas du tout mon genre. Blonde. Pas jolie. Pas de poitrine. Pas l'air d'en avoir, du moins. Enfin, rien de l'attraction nécessaire, et déjà si rare pour moi. Du reste, comme toujours: pas la peine les choses passagères. On doit se trouver bien trop embarrassé ensuite, car, de la part d'un homme, avoir commencé et ne pas continuer, combien blessant pour une femme. » (06.06.32)

Sur Fernande Olivier :
« Elle vient passer la journée demain à Fontenay, déjeuner et dîner. Je l'invitais à venir ce soir, encore indisposée. Demain samedi soir: elle a ce jour-là régulièrement une amie à dîner.
Je lui dis, pour la journée de dimanche: « On s'amusera proba­blement autant qu'ici. - Pourquoi voulez-vous qu'on s'ennuie ? Vous êtes drôle de dire cela. »
Je lui dis en la regardant d'un certain air: « Mais, je m'amuserais, si j'avais ce que je veux. »
Elle a ri, saisissant très bien.
(...)
Certainement qu'elle est énorme. Je la regardais de dos à son départ. Plus de taille. Toute déformée. La robe ôtée, quel débor­dement ce doit être. Des chevilles énormes. (17.06.32)

« Ce matin, petit mot du « Fléau » avec ce passage sur mon non-voyage là-bas, et mes plaintes ensuite sur ma privation: « C'est toujours la même chose tant qu'il n'y a pas de fièvre. Toujours la même chose quand il y a de la fièvre. » Façon de me dire, non sans justesse: « Quand vous ne bandez pas, vous me laissez de côté. Quand vous bandez, vous vous plaignez de mon absence. » (05.07.32)

« En revenant, quai Malaquais, (...) je croise une jeune femme, toilette d'été de très bon goût, fine de corps, jolie de visage, mon type (beaucoup de ressemblance avec le « Fléau »). Je la regarde. Elle me regarde. Continue son chemin. Je me suis arrêté. Je la regarde. Elle se retourne une ou deux fois. S'arrête au maga­sin Rapilly. Je ne bouge toujours pas, indécis. Elle continue son chemin. Je marche sur ses traces. Comme elle se retourne, (...) je lui fais signe. Elle s'arrête. Je la rat­trape. Vraiment jolie, et d'une joliesse pas fade. Visage très sensuel, en même temps que sérieux. Je lui demande où elle va. Au Jour­nal officiel, pour des amis, une question de naturalisation. Je lui demande où elle habite. Rue des Ecoles. Je lui dis que je l'attends là, qu'elle me retrouvera en revenant. C'est entendu. Je reste deux ou trois minutes. Puis une indécision, mes imbéciles de scrupules quant au « Fléau », mes doutes sur la question si cette histoire m'amusera beaucoup, enfin tout ce qui se passe dans ma tête en pareille circonstance. Je quitte la place et reprends mon chemin pour aller à mes affaires. » (13.08.32)

« Mauvaise journée. Tout d’abord, ce soir, (...) trouvé la Popote, ma chienne cocker, morte (...).
(...) [sur Dumur] ablation d’une assez forte excroissance de chair qui obstruait les voies respiratoires. » (13.09.32)

[Poursuite de l’hécatombe dans sa ménagerie, sa chatte Souris le 15.09.32]

« J'ai oublié de noter hier le résultat de ma visite chez Saltas. Pouls 35. Tension 11,8. Devant cette éternelle régularité de mon pouls, il a eu ce mot: « Toujours la même chose. Etonnant ! Cent dix ans! » (13.10.32)

« Hier, attribution du Prix Goncourt. Descaves est parti une nouvelle fois en faisant claquer les portes. Il raconte, dans les interviews parues ce matin dans les journaux, qu'à la réunion préparatoire, la semaine dernière, l'attribution du Prix avait été décidée à M. Céline, auteur d'Un voyage au bout de la nuit. C'était si bien arrêté qu'on aurait pu donner le prix ce jour-là. Quand il est arrivé hier matin, il a trouvé tout changé et par suite d'il ne sait quelles combinaisons élaborées en dehors de lui, le prix décidé pour M. Mazeline, auteur des Loups. Il ne remettra plus les pieds à l'Académie et reprendra son procédé de voter par correspondance. (...)
Ce M. Céline, qui a ainsi raté le prix Goncourt après avoir été si près de l'avoir, a eu le Prix Théophraste Renaudot, dont l'attribu­tion a suivi, comme d'habitude, celle du Prix Goncourt. J'ai reçu son livre à sa publication, avec un envoi, ce qui me donne à penser qu'il me connaît comme écrivain. Il est encore dans mon casier, dans mon bureau. Pas lu, naturellement. Je l'ai regardé un peu ce soir, sur ce que m'en disait Auriant, qui en parle comme d'un livre remarquable. Il paraît que Léon Daudet en a dit grand bien. Céline était son candidat. Le peu que j'en ai lu, je ne crois pas que cela me plairait beaucoup. Je n'ai pas beaucoup de goût pour la littérature de moeurs populaires. Céline est un pseudonyme. Un homme encore jeune, 35 ans. Un médecin, attaché à un dispen­saire médical de banlieue. Dans Paris-Midi d'hier, une longue interview de lui. Il a l'air de faire passer chez lui l'écrivain au second plan. » (08.12.32)

« Vallette est allé voir Dumur tantôt. A son retour, très mauvaise impression. Il a trouvé Dumur couché. On venait de lui pratiquer à la gorge une ouverture pour l'installation d'une sorte de tube aboutissant à l'estomac, de façon à pouvoir le nourrir, puisque rien ne passe plus par la gorge. Cette opération a donné, dit Vallette, quatre bonnes cuillerées à soupe de pus, plus provoqué une grande perte de sang, qui durait encore à son départ de la clinique. » (23.02.33)

Sur Dumur, suite de la décomposition :
« De plus en plus faible, excessivement amaigri. Batault qui a vu ses cuisses, les montre de la grosseur d'un poignet. De plus, il n'uri­nait plus. On a dû lui mettre une sonde à demeure. Vallette a bien dit trois fois, à cette nouvelle: « Le voilà avec trois tuyaux! » Enfin, il ne se sent plus et il fait sous lui dans son lit, ce qui nous est apparu à tous comme la pire déchéance. » (27.03.33)

« A déjeuner, propos archi-sots du « Fléau » : J'ai voulu coucher avec Colette (que je connais à peine, à qui j'ai parlé trois ou quatre fois dans ma vie). J'ai voulu coucher avec Mme Fernande Olivier (à qui je n'ai jamais dit un mot de ce genre, et m'en serais bien gardé, ayant tout de suite eu l'air d'un monsieur qui voulait se faire payer ses gentillesses). C'est pitoyable d'entendre pareilles sottises. » (01.12.33)

« (...) ce parent de Gide, qui, voyant dans une rivière un chien qu'on y avait jeté et qui allait couler, le retire, l'emmène chez lui, le sèche, lui donne une bonne pâtée à manger, et, pendant qu'il est ainsi à manger - ce qui à son avis est un moment de bonheur pour lui - le tue d'un coup de revolver. »
Pour Léautaud, « une charité bien cérébrale » (13.06.36)

Aperçu de la Chine par un abonné « directeur de travaux publics » dans ce pays.
« (...) on mange en Chine de la cervelle de singe. On capture l'animal. Il existe des boites faites exprès: on y enferme l'animal, la tête seule émergeant, comme d'un carcan. Avec un marteau, on fracasse le crâne et avec une petite cuiller on retire la cervelle. Cela à vif. A se représenter, c'est à s'évanouir. Il m'a expliqué qu'on est obligé de juger de pareils faits sous un angle spécial. Les Chinois sont fermés à la pitié, à la représentation, à l'imagination de la douleur, ou ils en ont une conception toute différente de la nôtre. Ce qui explique le côté artiste, jusqu'au sadisme, des supplices chinois. Cet abonné me raconte qu'il a vu un jour devant sa fenêtre un Chinois qui venait d'avoir une main mise en bouillie par une sorte de voiture. Assis par terre, il arrachait avec ses dents tous les effilochements de chair qui pendaient de cette bouillie. » (30.09.36)

« Arrêtée là, une sorte de fourgon d'où j'entends, en m'approchant, des aboiements de chiens. Je devine aussitôt ce que c'est. Le trottoir obstrué. Je descends sur la chaussée, et je remonte sur le trottoir, à l'extrémité du camion. On en descend des chiens, tenus à la chaîne, qu'un garçon de laboratoire, reconnaissable à sa blouse blanche, prenait pour les emmener dans le bâtiment. (...) Je me suis arrêté: « Bandits. Si c'est possible de faire un pareil métier ! Bandits ! Vous êtes des bandits. Je tiens vos savants pour plus bas que des apaches. Bandits ! » J'ai repris mon chemin. Après dix pas, je suis revenu, et j'ai recommencé, plus virulent, plus indigné encore. » (12.01.37)

« J'en sens à peine tous les déboires que j'ai de plus en plus avec C. N., déboires de froideur, d'indiffé­rence, de désintéressement des plaisirs de l'amour, de peu d'em­pressement à mes désirs, d'opposition à tous mes goûts dans ce domaine, même les réprouvant presque. Seigneur! Seigneur! que je n'ai pas de chance, qu'il y a loin des polissonneries, des talents, de l'esprit, de la sensualité gourmande du « Fléau ». Rien n'est parfait. C. N., caractère charmant, zéro pour l'amour. Le « Fléau », créature pour jouir et faire jouir, caractère odieux » (16.06.37)

« Avant la visite de Jaloux, ce soir, celle de Louis Gérin. Il me fait un tableau du sort des chevaux de mine, passant leur vie entière, dix-neuf ans ou plus, sous terre, à la lumière ou dans la nuit, ne remontant au jour que pour mourir, souvent couverts de blessures, aux oreille notamment, blessures qu'on raccommode le plus souvent avec du fil de fer. Ces chevaux, pourtant, doux, sensibles, intelligents, connaissant par coeur les détours de la mine, le temps de leur travail, jusqu'au nombre de bennes qui compose leur besogne quotidienne, refusant de continuer quand ce nombre est atteint, vivant là, êtres animés, dans une sorte de tombe. Il me donne ce détail: quand de jeunes chevaux arrivent dans la mine, pour y trouver le même sort, les vieux viennent à eux, les examinent, les flairent, comme pour respirer sur eux l'odeur de l'air et du grand jour, s'attachent à eux, les suivent, les accom­pagnent, comme des anciens qui mettent les bleus au courant. Gérin me dit qu'on n'a jamais rien pu obtenir pour améliorer le sort de ces malheureuses bêtes. Lui qui a été mineur, qui a vu de près l'existence qui leur est faite, il a écrit un jour, dans un jour­nal de la localité, un article révélant nombre de faits de cruauté. La Compagnie, intentant un procès à ce journal, a obtenu, contre lui. une condamnation à des dommages-intérêts assez élevés. Rares sont les mineurs qui s'attachent à un cheval ou à un autre, et lui apportent du dehors de petites gâteries, des carottes, par exemple. En général, des êtres extrêmement frustes, qui jugent leur propre sort pénible et misérable, et partent de là pour juger que celui de ces bêtes ne compte pas.
Je détournais la tête pendant que Gérin parlait, tant j'avais de peine à retenir mes larmes. » (09.12.37)

« Hitler a attaqué la Pologne, on peut dire en pleins pourparlers. Aujourd'hui, mobilisation générale anglaise et française. L'Italie ne bouge pas et les deux compères couvrent cela d'une lettre de Hitler à Mussolini l'informant qu'il n'a pas besoin de son concours. (...)
Je me suis décidé à aller ce soir à la mairie retirer un masque à gaz. Ce n'est pas supportable. En me l'essayant, il a fallu qu'on me le retire presque aussitôt, j'allais défaillir. » (01.09.39)

« J'oubliais de noter: on a fusillé, aux Batignolles, une femme qui avait craché au visage d'un soldat allemand. » (19.06.40)

« Ce soir, dans le métro, de nombreux soldats allemands. Tou­jours de grands garçons, minces, souples, le visage sain, la vraie bonne santé. Sur le quai, un soldat français démobilisé sans doute, le visage stupide, complètement ivre. La tare du bas peuple fran­çais, c'est l’alcoolisme. Ce besoin qu'ont les gens du peuple d'aller à chaque instant « prendre un verre ». Tout leur individu s'en ressent: l'air du visage, la mauvaise tenue, l'odeur qu'ils dégagent, et ensuite, les enfants qu'ils font. On a beaucoup réglementé ces dernières années la fermeture tels et tels jours de tels et tels com­merces. Les bistrots ont toujours été en dehors. » (21.07.40)

Problème de dentier :
« Toutes les dames du Mercure, ce matin, m'ont demandé des nouvelles de mon « appareil ». Je leur ai expliqué: « Laissé chez moi. Il me lâche quand je parle, il me fait zozoter, il me sup­prime la saveur des premières cigarettes du matin si délicieuses, comme le goût des aliments, il ne tient pas quand je mange, il me ferait presque rendre. » Puis, ce qui les a fait bien rire, ne s'y attendant pas: « Me voyez-vous en train de faire une cer­taine caresse à une dame, qu'il me lâche là aussi et qu'elle me demande ce que je lui envoie là ? » (18.11.40)

Vie quotidienne en période de guerre :
« Rien à manger. Pas même de pain. Fait de la panade avec de vieilles croûtes. Des sardines, dont j'ai horreur. » (02.01.41)

Sur les animaux :
« Mais c'est char­mant! c'est délicieux, c'est un ravissement incessant: l'accord des chats et des chiens, les mines de la guenon suivant les évo­lutions des uns et des autres, leur parlant avec ses petits cris, accueillant un chat ou un autre à côté d'elle sur son radiateur. Il n’y a qu’une ombre : la pensée de ceux qui ne sont plus là. » (08.01.41)

Vie quotidienne difficile :
« J'ai fini mes tickets de pain de janvier. Et nous ne sommes que le 9. Ma boulangère carrefour de l'Odéon déclare ne plus pou. voir me donner de pain sans tickets, ni des biscottes. Je comptais bien avoir les deux: le pain pour mes bêtes, les biscottes pour moi. Comment vais-je m'en tirer ?
Téléphoné à midi au docteur le Savoureux. Comme je m'y attendais, l'affaire du bois est ajournée par la neige qui couvre toute la région. Les bûcherons refusent de travailler, même pour lui. Il faut attendre. » (09.01.41)

Attachement à l’animal :
« J'étais en train d'écrire à Florenne, de lui raconter la douloureuse aventure de ce cheval de guerre 1914 ayant sauvé son cavalier de la mort en le ramenant, blessé, dans les lignes françaises, et, à la démobilisation, vendu aux corri­das espagnoles, où, déchiqueté dans une première course, il trouva la mort dans une seconde, sans qu'il se soit trouvé un officier, par exemple, pour empêcher cette abominable action, dont j'ai honte comme si j 'y avais pris part, et pour dire que ce cheval avait bien mérité ses invalides dans une ferme quelconque. J'étais plongé dans l'état moral dans lequel me mettent toujours des histoires de ce genre, une désolation profonde, un abandon de tout. J'écoutais à peine Henriot, continuant d'écrire, sans penser aux gestes qu'il pouvait avoir. Un véritable empoisonnement. » (05.04.41)

« (...) on a annoncé ma mort en zone libre. » (27.05.41) cf. les conséquences : Billy et ses exagérations, les éloges (p.342 & s.).

« Deux choses en ce moment édifient sur la bêtise des femmes : la façon dont elles se coiffent et les chapeaux qu'elles portent.
Un spectacle comique: les boutiques de coiffeurs pour dames. Elles sont là, chacune dans un fauteuil, coiffées d'une sorte d'ap­pareil tout garni de plusieurs rangs de bobines électriques, et non seulement des jeunes, mais de fort mûres. On pense aussitôt à la coiffure garnie de bougies allumées du Mamamouchi dans la cérémonie du Malade imaginaire. Il y a un coiffeur de ce genre rue de Seine, à côté de Dubonnet. Je ne passe jamais sans m'ar­rêter à les regarder à travers la vitre, en faisant l'homme qui pouffe de rire. » (27.05.41)

Vie quotidienne :
« Comme on apprend à être économe, dans la nécessité! En temps ordinaire, un grain de café tombait, quand je le moulais, s'il était hors de ma vue je ne m'en occupais pas. Aujourd'hui, je me mets à quatre pattes sur le parquet pour le chercher. Je laisse sécher mes bouts de cigarettes, je coupe avec des ciseaux la partie brûlée et je dépiaute le tabac qui reste, rattrapant ainsi la valeur d'une cigarette avec les bouts restant de quatre ou cinq. » (04.06.41)

Sur le Fléau :
« Je suis là, assis à ma table, à penser à ces affreuses choses, la vieillesse, la mort. Jolie comme elle l'a été, amoureuse comme elle l'a été, jouissant de l'amour par tous les sens, y mettant de la gaieté, un certain esprit, toutes les polissonneries possibles. (...) Pense-t-elle à tout cela, dans l'ardeur jalouse qu'elle a gardée à me vitupérer, me dénigrer, les soucis, l'âge n'ayant rien adouci chez elle à cet égard, malgré le ton toujours très amical de mes lettres ? (...)
Elle mourra sans un mot de regret pour tout le mal qu'elle m'a fait. » (01.09.41)

Rapport aux bêtes :
« Ce matin, alors que j'étais en train de lui écrire avant de partir, lettre de Marie Dormoy. J'ai dû lui parler dans une lettre de ma provision de riz touchant à sa fin. Elle me parle tranquillement de ne garder que la Barbette et la Minette, donc de faire supprimer la chienne Miss, le chien Toto, le chat Grison et sans doute aussi la guenon, bien qu'elle n'en parle pas. Je venais justement de lui écrire à ce sujet et de lui dire que je ne pouvais me résoudre à une pareille action, à l'égard d'animaux depuis si longtemps chez moi, si affectueux, s'ajoutant : la suppression par la piqûre, moyen aussi affreux que brutal. Elle parle vraiment trop tranquillement de ces choses. Après la guerre de 1918, à propos d'un changement de bonne, il m'est arrivé de faire supprimer plusieurs chiens et la chèvre. Quand le souvenir m'en revient, j'ai honte de moi, et encore pitié pour ces pauvres bêtes. » (15.09.41)

Principe d’habillement :
« Il est de ces serins qui circulent sans chapeau. Le chapeau est pourtant un élément de l'habillement, de la toilette. Tête nue, on a l'air d'un employé qui quitte cinq minutes son bureau pour aller chez le mastroquet ou à la vespasienne voisine. Et le salut, en ôtant son chapeau ? Le salut aussi est un joli geste. Il n'y a pas à dire: celui qui n'a pas de chapeau pour répondre au salut d'une autre qui en a un n'a pas l'avantage. » (23.12.41)

Que je commence à en avoir assez du taudis qu'est mon inté­rieur, tout concentré dans une même pièce, de l'eau à économiser, de mes mains sales et abîmées par toutes les besognes que je fais, des fenêtres gelées, que je n'ose ouvrir de force dans le risque de faire tomber les vitres, de la fumée que fait le bois avec lequel je me chauffe, des deux bonnes heures que je passe chaque jour à scier ce bois, de mon feu à rallumer chaque matin, et cet emmitouflement des pieds à la tête pour suppléer au manque de cha­leur. Quel nettoyage je me propose de faire faire le printemps arrivé, et quel bain je m'offrirai à moi-même ! (25.02.42)

Quel taudis me paraît mon domicile quand je vois de ces intérieurs ! (07.04.42)

(...) Je lui [à MD] réponds que je ne peux pas lui donner raison quand je trouve qu’elle a tort, que ma franchise vaut mieux que de me ranger de son côté sans en penser un mot, que je lui rends là autrement service, que je prouve là que je ne suis pas indifférent à son égard, au lieu d’être un homme qui, pour lui plaire, trouverait toujours bien ce qu’elle fait. (26.09.42)

Avec quel plaisir, dans les circonstances actuelles, on retrouve dans un coin, comme moi ce soir, sans m’y attendre, des pantoufles qu’on avait mises au rebut. (05.11.42)

Je lui parle ensuite du spectacle qu'offrent aujourd'hui les enfants, et même les jeunes gens, par leur vulgarité, leur grossièreté d'attitudes et de propos. II fait cette observation juste que cela a commencé pendant la guerre 1914-1918, les pères se trouvant absents. II a alors cette expression: l'autorité parentale a manqué. Je ne sais de quoi il est professeur, mais si c'est de français et si c'est celui-là qu'il enseigne à ses élèves ?.... (11.01.42)

Quelle fin de vie j'aurai ? Quand je suis seul chez moi, d'une tris­tesse profonde, qui m'atteint jusque dans mon travail. Soixante-douze ans et demi! J'ai beau me porter fort bien, trotter, porter mes charges, faire les corvées de ma maison sans aucune fatigue, et avoir gardé toute ma verve et le piquant de mes propos en société, la vieillesse m'affecte profondément, et la pensée de la mort. Ma vue est devenue très mauvaise. Moi qui écrivais si rapi­dement, il me faut écrire le nez sur mon papier, sans toujours bien voir ce que j'écris. Et une autre chose pire. Depuis deux ans, ou plus, je n'ai plus que deux dents au maxillaire supérieur : une, postiche, qui tient à peine, l'autre qui bouge. J'ai un appareil à ce maxillaire, - je n'ai pu supporter celui que je m'étais fait faire pour le maxillaire inférieur, qui n'avait rien pour le tenir, qui, de plus, me viciait le goût de tout, - qui tient à ces deux dents. J'ai gardé jusqu'ici le visage sans déformation de ce fait. J'ai rendez-vous environ tous les deux mois chez mon dentiste, pour surveiller. J'en avais un aujourd'hui. Il me fait prévoir que la dent postiche va me lâcher un jour ou l'autre. Que ce sera le tour, un jour, de l'unique dent vraie qui me restera. Ce jour-là, comment tiendra l'appareil ? Il ne tiendra pas. Il se promènera dans ma bouche. Je devrai même l'enlever pour manger. Je serai joli, alors. C'est pour le coup que je ressemblerai à Voltaire, - s'il est vrai que je lui ressemble ? - ou au portrait par Rouveyre, le portrait à la canne, si comiquement anticipé, - il est de 1923. Ce jour-là, je crois bien que je m'enfermerai chez moi, en tout cas que je n'accepterai plus aucune invitation à déjeuner où que ce soit. (02.07.43)

C'est une curieuse chose que la disparition de toute érection. C'est vraiment comme une sorte de mort localisée. Les souvenirs des moments amoureux les plus chauds, la représenta­tion des images les plus vives du plaisir, ce qu'on revoit, qu'on entend encore, des poses, des gestes, des propos, des caresses réciproques les plus intimes (tout ce qu'a compté à merveille, par exemple, ma liaison avec le fléau), aucun effet. Alors, qu'en ce temps, quand j'étais privé d'elle, il me suffisait d'y penser pour... jusqu'à me retenir de... Il ne reste plus, du moins pour moi, que l'envie, le désir, le regret de la vue de la nudité féminine, voix, caresse, donner des baisers, et l'envie d'une certaine caresse, la vue, le toucher, la saveur, l'odeur d'un c... (j'entends une femme qui vous plaît, qui est votre genre). Je me rappelle un mot du « Bailli », le mari du fléau, déjà vieux, impuissant depuis des années, sans désir sexuel, n 'y pensant plus, un soir que je l'avais emmené avec moi à une « première » d'un petit théâtre de genre, à un entracte, à la vue de jolies femmes, et d'un certain montant, au milieu desquelles nous nous trouvions: « Avec quel plaisir on leur boufferait le cul. » A lui aussi, il restait cela de l'amour. (23.12.43)

Curieuse absurdité des rêves. Cette der­nière nuit: comme paysage, une plaine en pente bordée en haut par une autre, au bas un petit groupe de maisons. Je venais de la monter et j'arrivais à la route. Je vois là, arrêtée, une singu­lière voiture mortuaire, sur le côté de laquelle était fixée une sorte de caisse sans couvercle destinée à placer des couronnes, et qui en contenait, en effet. Dans mon rêve: la mode anglaise. Où ai-je été chercher cela ? Deux ou trois hommes étaient là. Ils me montrent une forme humaine qui continuait à descendre la côte, en deve­nant dans le lointain de plus en plus petite, du côté des maisons. « M. Paul Valéry vous attend là-bas. » Je demande au sujet de la voiture: « Qu'est-ce que c'est que cela ? - C'est Marie Dor­moy. » Je me mets à sangloter. Là-dessus, je me réveille.
Il y a là-dedans le souvenir de la dernière scène de La Ruée vers l'or, avec la silhouette de Charlie Chaplin diminuant petit à petit à l'horizon, qui m'a fait me rappeler le projet que nous avons, Marie Dormoy et moi, d'aller revoir ce film. Paul Valéry ? J'écris, je parle si souvent à son sujet, rien d'étonnant, et il a un peu la tête de Chaplin. Le corbillard « anglais » ? Charles Devaux ? Je ne sais pas. Le paysage ? Il m'est certainement arrivé d'en voir de ce genre dans mes petits voyages avec Marie Dormoy ou dans les environs de Pornic. (23.12.44)

Le diable emporte ce Journal, pour les soucis qu'il me donne, quand j'y pense : mauvais choix pour un tiers chargé de la publication : Marie Dormoy, étourdie, maladroite, ne réussissant en rien (elle le reconnaît elle-même), fonctionnaire, trop de relations, aucune solidité de résistance aux sollicitations comme aux procédés des éditeurs, sans hardiesse ni franchise, disant aux gens du bien par devant et les dénigrant par derrière, en un mot, rien de l'indépendance d'esprit et d'exé­cution nécessaire. Elle doit envisager tout cela elle-même, quand elle me pousse de commencer moi-même la publication, en disant que ce serait pour elle une base acquise. Mais m'occuper de ce travail m'assomme à un tel point !
C'est un homme que j'aurais dû charger de cette publication après ma mort. Un homme comme Galtier-Boissière, Tare, pour ne pas dire : unique exemplaire d'indépendance, de hardiesse et de je m'enfichisme de ce que pourrait dire celui-ci ou celui-là. (20.01.49)

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