Modernité d'un style naturel

« Pourquoi faire part de nos opinions ? Demain, nous en aurons changé. » (juillet 95)

« Se surveiller, être conscient, toujours.
Se défier du style de Renan, de tous les styles dits grands styles.
Ne pas faire de phrases faciles, fades. Au contraire, des phrases dures, sèches, même rudes. Une harmonie se dégage aussi de ces phrases.
Simplifier, sans cesse.
Le moins possible d'épithètes.
Une phrase tendre et chantante par ci par là, comme un sourire voilé, atténuera. » (04.09.97)

« Savoir choisir... Pour exprimer une idée, un sentiment, dix mots, dix images s'offrent. Savoir choisir...
J'écris, je sais ce que je vais écrire, et après y avoir pensé j'y pense encore et j'aimerais mieux ne rien faite que de l’ignorer.
Petites choses dures et serrées, pleines de reflets et insaisissables, à la fois unes et multiples, tantôt frémissantes et tantôt glacées, petites vies éternelles et sans limites : idées, tout l'art, peut-être, ne vaut pas votre rigueur. » (04.09.97)

« La phrase doit être entière, d'une seule ligne, je veux dire non coupée par des point et virgule, ponctua­tion qui ne correspond à rien : autant commencer une autre phrase.
S'appliquer aux phrases longues, qui permettent seules l'harmonie. Cela, d'ailleurs, m'est plutôt aisé. » (02.07.99)

« Méfiance des écrivains qui écrivent trop bien.
Toutes les phrases qui m'ont plu.
Ah ! comme je travaillerais bien, ce soir que je suis si loin de mes papiers.
et cette contemplation mentale de tel ou tel autrui, à chaque geste, à chaque pensée... et ce plaisir ou cette consolation selon que geste ou pensée sont bons ou mauvais.
la peur constamment de cette fièvre qui me prend et me tient pendant que j'écris.
N'ai-je pas trop sacrifié au goût des phrases, au goût de l'harmonie ?
L'insipide Flaubert, et l'ennui que dégage la perfection, la perfection de la forme.
qu'il ne faut pas avoir peur de ses propres idées, ni peur de les exprimer, quand même elles vont à l'encontre des idées admises, surtout si elles vont à l'encontre des idées admises.
Il semble bien que nous sommes tous possédés exagérément de la manie niaise d'écrire, ou mieux, de surtout bien écrire.
S'il me fallait dire les livres que j'aime, pourrais-je même dire : des livres ?....plutôt des pages... quelquefois même pas des pages... des phrases seulement. (Avril 1900)

« Ce n'est pas tout de bien écrire, il faut encore que sous les mots passe une sensibilité.
On ne me comprend pas quand je reproche à certains styles de n’avoir rien de tremblant...
Et puis, l’insupportable ennui que dégage la perfection...
Tandis que...
La négligence, une certaine négligence est un grand principe, motif, d’art. » (18.03.01)

« Ces notes aussi sont écrites beaucoup trop vite, avec pas assez de réflexion. Tout n’est-il donc que besognes ? » (06.05.03)

« Dom­mage qu'il manque un peu de savoir pour mettre en rouvre, pour ordonner. Encore a-t-il fait bien des progrès en ce sens. Qu'il se débarrasse de certains mots qu'il affectionne trop, comme, emprunter, participer, concept, et quelques autres qui ne me viennent pas, et ce sera tout à fait bien. Il me disait tout à l'heure qu'il ne savait pas où placer son article. C'est vraiment dommage, et je le lui ai dit : il aurait tout à fait tort de le mettre de côté ou de le déchirer, comme il y pensait. » (24.03.05)

« On n'est soi vraiment que dans les moments de sentiments vifs. En individus, en sentiments et en oeuvres, il n'y a que l'excessif qui compte. » (20.05.05)

« J'ai eu aujourd'hui au Mercure les épreuves de mon In Memoriam, qui doit paraître dans les deux numéros de novembre. J'ai passé la soirée à le relire. Lecture pas drôle. Ce morceau ne vaut pas cher, affreusement mal écrit, mono­tone, ennuyeux, le ton forcé par endroits, les passages tendres mal rendus, heurté, écrit de trente-six manières, en un mot raté, raté, raté. Encore une expérience qui me confirme dans ceci : Que je ne réussis pas les choses trop longues - qu'il est dangereux pour moi d'amasser des notes pour m'en servir un jour ou l'autre, que je n'écris tout à fait bien et ne dis tout à fait bien ce que j'ai à dire qu'en écrivant aussitôt que l'idée me vient, le sujet, en en faisant au moins le brouillon tout de suite, et en entier, en profitant de l'excitation, en écrivant d'abord tout, tout d'un trait. (...)Il faut écrire avec feu - et pour écrire avec feu, il ne faut pas que ce qu'on écrit soit plus ou moins une besogne -et pour que ce ne soit pas plus ou moins une besogne il faut l'écrire dès que l'idée vous en vient, dans la chaleur, l'excitation, la vivacité d'esprit, le plai­sir enfin que produit, chez l'écrivain, l'idée de telles ou telles pages. Et puis, il y a encore ceci, pour moi : j'ai toujours lieu de regretter d'être revenu, trop, sur le premier jet. Je cherche, je complique, je surcharge le ton, cela devient heurté, et souvent, après d'infinies nouvelles versions, je reviens à la première. Résultat : temps perdu, et plaisir gâché. J'ai aussi fait cette constatation, ce soir. Je n'ai pas encore de style, ce qui fait vraiment l'écrivain. Et je n'entends pas par style, une certaine forme, mais bien plutôt un certain accent, qui marque, qui fait qu'on reconnaît ce qu'on lit sans avoir lu la signature, je ne sais comment expliquer cela clairement et complètement. C'est quelque chose comme le ton caché des phrases, et les phrases peuvent être mal faites, le ton y est toujours. Exemple : un Rivarol, un Stendhal, un Henri Heine, un Remy de Gourmont, un Paul Valéry. Sans ce quelque chose, il n'est pas de grand écrivain. » (02.10.05)

« J'en ai trouvé où il n'y a pas un mot à changer, et dont le ton est excellent de spontanéité, de pas cherché du tout, de vrai, sans rien de trop littéraire. Encore un exemple que j'ai toujours tort, que je veux trop travailler, alors que, mon sujet bien dans ma tête, j'écris beaucoup mieux en me laissant un peu aller, en n'écoutant que mon plaisir. Depuis dix ans que je fais cette expérience pour chaque chose que j'écris je devrais pourtant être fixé, et pour de bon, et agir en conséquence. Pourquoi ce penchant stupide à croire que ce qui n'a pas été travaillé et travaillé ne vaut rien. « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » a dit Boileau. Qui sait ? c'est peut-être une bêtise, ou du moins une erreur. Je le répète à chaque instant, à qui veut l'entendre : Le vrai talent littéraire, c'est d'écrire des livres comme on écrit des lettres, absolument. Tout ce qui n'est pas cela n'est que pathos, pose, rhétorique, enflure. Se laisser aller, ne pas chercher ses phrases, se moquer des négligences de style même, le ton de sincérité et de naturel y gagnera. » (22.01.06)

« Nous avons aussi parlé de la liberté, de la franchise, très grandes, en littérature. Je disais : si j'ai une chose vive à dire, la périphrase m'agace, me parait ridicule, je préfère l'expression nette. J'ai à écrire par exemple qu'une femme s'est branlée. Voit-on exprimer cela par : elle se caressa intimement... ou : elle promena un certain temps un de ses doigts... c'est puéril et ça ne veut rien dire. Le verbe masturber ? C'est presque vouloir faire de l'effet, et c'est ce qu'il faut surtout éviter, l'effet, quand on écrit des choses vives et réellement arrivées, et qu'on ne veut surtout que raconter. Donc, mettre : elle se br... C'est ce qui me paraît le mieux. » (11.02.06)

Lorsque son jugement change au cours de ces années, Léautaud l’inscrit. Sur Mallarmé par exemple :
« Travaillé un peu ce soir, au milieu de quelle chaleur, à la correction des épreuves des Poètes d'aujourd'hui, chapitre Stéphane Mallarmé. A quel point je suis revenu de cette poésie ! Il n'y a plus guère que les fameux Sonnets obscurs qui tiennent encore un peu, par leur musique. Le reste, Les Fenêtres, L'Azur, Don des Poèmes, Hérodiade, même le Tombeau d'Edgar Poë, tout cela me paraît uniquement laborieux, pénible, heurté, sans aucun souffle, bien inutilement bizarre et contourné. Un jeu de patience. Un jeu d'art. De la vraie poésie, non. Quant à la prose de Mallarmé, je n'ai jamais pu comprendre qu'on s'amuse à torturer à ce point la langue. » (03.0608)

Encore une pointe contre Flaubert après avoir lu Madame Bovary :
« Le voyage à Rouen m'a donné l'idée de relire Madame Bovary. Vallette m'a prêté son exem­plaire. Je l'ai lu pendant ces derniers soirs. Eh ! bien, s'il faut être franc, cela ne me prend pas. Je ne me rappelle pas mon impression d'autrefois. Aujourd'hui, ce que je crois qui m'ennuie, c'est le style. Il y a vraiment trop là dedans l'amour de la forme. Il en résulte des longueurs infinies, à mon sens, quelque chose qui n'est pas vivant, ce que donne le style rapide, spontané, négligé un peu. Il y a aussi trop de détails sur un même objet. Flaubert ne dit pas : Cet homme avait une cas­quette. Il décrit au long la casquette. Ce qu'on appelle les beautés du style ne m'intéresse décidément pas. Je compare le style de Flaubert à du vernis, et je n'aime pas les choses vernies. Je ne sais pas ce que Flaubert pensait de Voltaire, mais Madame Bovary ne vaut pas Candide ou Zadig. Il y a dans tout Flaubert un manque d'abandon qui m'est profon­dément antipathique, je puis bien dire ce mot. » (20.09.08)

« Au fond, je devrais toujours m'en tenir à ceci : Quand un morceau ne va pas, ou que j'ai une hésitation à ce sujet, le supprimer. Mieux vaut n'avoir pas dit quelque chose et avoir le regret de ne l'avoir pas dit, ce qui peut se rattraper, que l'avoir dit et regretter de l'avoir dit, ce qui ne peut se réparer. Ce n'est pourtant pas la première fois que j'en fais l'expérience.
Que n'ai-je la vraie facilité à écrire, que n'ai-je un style aisé. C'est tout ce qui me fait envie chez un Gourmont, par exemple. Pour le reste, je me suffirais bien de ce que j'ai. Tandis que je n'ai qu'une facilité accidentelle. Souvent des « noeuds » qui me donnent beaucoup de peine, dont je me tire mal, et qui se voient. » (13.04.12)

« Il y a bien des livres que j'ai lus, moins pour leur contenu, que pour les réflexions, sujet et style, que je savais qu'ils me feraient faire.
Je pense, depuis quelques jours, que Rousseau et après lui Chateaubriand ont fait beaucoup de mal à la littérature. C'est d'eux que nous viennent tous nos phraseurs. Ils ont ôté le naturel dans le style comme dans les sentiments. Ils ont créé une pose, une attitude aussi bien de forme, d'expression, que d'esprit. Il est peut-être vrai qu'ils ont créé certains sentiments, certains « états d'âme », comme disent les beaux parleurs. Nous les avons tous en nous, en dépit de nous-mêmes, sans les avoir beaucoup lus l'un et l'autre, exemple moi-même, qui ne connais de Rousseau que les Confessions et de Chateaubriand qu'Atala, feuilleté un jour et quitté aussitôt, plus quelques morceaux des Mémoires lus de-ci de-là. Leur influence agit sur nous à travers d'autres écrivains. Cela n'empêche pas de se rendre compte et de regretter ce qu'ils nous ont fait perdre de naturel, de simplicité, d'aisance, de bonhomie.
Je veux dire exactement : la tragédie, la tragédie de Corneille et de Racine, surtout, a abîmé notre théâtre en y introduisant la déclamation. Eh ! bien, Rousseau et Chateaubriand ont abîmé notre littérature en y introduisant également la déclamation. Un écrivain qui déclame rien n'est plus méprisable. » (11.08.13)

« Je n'ai pas la préoccupation de la postérité, il y a quelque chose de pitoyable à voir une production si considérable, celle de Claretie, et de songer qu'il n'en restera pour ainsi dire rien. Je ne vois pas qu'on y puisse venir puiser des documents ou un plaisir de lecture dans cent ans, par exemple. C'est trop délayé, plein de fadeurs, trop neutre, le souci beaucoup plus d'être aimable que d'être véridique. C'est partout le ton de ce qu'on appelait vers 1880 la Chronique, c'est-à-dire l'art d'écrire deux colonnes sur rien du tout. Ce genre d'écrit est déjà impos­sible à relire aujourd'hui. » (23.12.13)

« Je cède à un plaisir littéraire en publiant ces extraits de mon Journal dès maintenant. J'ai peut-être tort. Cela va peut-être amener bien des gens à se méfier de moi dans leurs propos ou leurs potins. Il est vrai que je ne vois plus guère de gens. Dumur me disait ce matin : « C'est possible, en effet, quoique tout le monde sache plus ou moins que vous avez un Journal. On y pensera peut-être plus en vous voyant en publier des morceaux. Cela amènera peut-être aussi d'autres gens. à vous raconter des choses. »
Une raison que j'ai pour ne rien supprimer, c'est que tout cela a été écrit le jour même, très exactement, sans rien d'ajouté, que le ton s'en ressent en netteté et en vérité et que je tiens à ce que ce ton reste entier. » (22.07.22)

Sur Giraudoux :
« On me paierait cher pour lire cela. Giraudoux ! Mais c'est perdre son temps, que lire cela. » Vallette me dit alors que tous les gens qu'il rencontre, et qui lui parlent du roman de Giraudoux, du Prix Balzac, qu'ils ont acheté, disent tous qu'ils n'ont pas pu aller plus loin que dix pages. Je réplique que ce n'est pas éton­nant, que ce n'est là que du style tarabiscoté, pour ne rien dire. Il y a longtemps que je me suis aperçu que c'est là tout le talent de Giraudoux. » (28.11.22)

« J'ai toujours été passion­nément intéressé par le mécanisme de l'art d'écrire, les diffé­rentes façons d'écrire et de rendre de tel et tel écrivain. Il y a beau temps que je ne lis plus un livre en ne m’y attachant guère qu'à la façon dont il est fait. » (10.01.23)

« Dans l'article de Gregh, cette remarque étonnante de vérité : « On écrit avec son caractère autant qu'avec son esprit. » Et justement c'est ce qui fait l'intérêt d'un style, quand on y retrouve le caractère et l'esprit de son auteur.. Je n'ai guère de sympathie pour Gregh mais son article est excellent. » (10.01.23)

Sur Renan :
« Aujourd'hui tout cela m'ennuie. Je trouve que ce style manque de nerf, de vivacité. C'est du style de cabinet de travail, du style vertueux, poli, bien préparé. Vive le style de Diderot, autrement vivant, expressif, vrai et piquant. Vive le style de Stendhal, si bien calqué sur l'esprit même. Vive le style le plus près possible du ton de la conversation.
Rien n'est plus facile à imiter que le style de Renan. On s'extasie sur sa perfection ? Que diable ! beaucoup de phrases sont pleines de répétitions, ce qui n'est généralement pas du goût des amateurs de beau style. » (28.02.23)

« Je me demande ce qui se passera s'il est décrété qu'un billet de 100 francs ne vaut plus que 14 francs. Le prix des choses sera-t-il en rapport avec cette nouvelle valeur ? N'y aura-t-il pas une période de transition dure à passer ? S'il y a des indus­tries et des maisons de commerce atteintes et des licenciements de personnel, comment cela se passera-t-il ? Voilà ce que je vou­drais bien savoir. Je le verrai du reste. J'écoperai même peut-être ? C'est bien cela : moi qui n'ai jamais été dupe de rien, qui n'ai jamais rien voulu de toutes ces bêtises, qui même ne les ai jamais approuvées, qui me suis toujours au contraire élevé contre, j'écoperai. Justice sociale.
Et l'homme qui a amené tout cela par son sot et étroit natio­nalisme, son esprit de revanche imbécile, sa vanité d'homme politique, continue à aller et venir bien tranquille, et plus d'un million d'hommes (pour ne parler que des Français), sont sous la terre à cause de lui. Quelle honte et que les hommes sont bêtes. Je suis tenté quelquefois de dire qu'ils ont mérité cent fois leurs malheurs. Qu'est-ce que l'intelligence, décidé­ment ? Un homme comme Dumur est intelligent. Un homme comme Vallette n'est pas absolument un imbécile, quoique ne dépassant guère le « petit boutiquier ». Et pourtant, quand je les vois tous les deux, non seulement ayant sombré dans l'erreur et la duperie, mais encore y rester, je suis tenté de les trouver bêtes comme leurs pieds. » (05.07.26)

« On ne doit jamais s'occuper de la portée d'un livre, de son bon ou mauvais effet, jamais, jamais. On écrit, ce qu'on veut écrire, le reste n'importe pas, que l'influence soit bonne ou qu'elle soit mauvaise. La littérature serait jolie, alors. Jamais on ne doit s'occuper de cela. » (27.12.26)

« Les vers sont décidément une chose enfantine. Ces gens qui écrivent des choses sur des mesures, des cadences données, chaque ligne terminant sur des sons pareils, ce ronronnement comme un enfant qui récite, c'est ridicule, au fond. Il y a longtemps que je pense que si j'avais un fils et qu'il ait des dis­positions littéraires ou même seulement pour les choses de l'esprit, j'ai beau ne pas aimer me mêler de diriger dans ce domaine, je lui enlèverais tous les poètes. Ces gens-là font perdre un temps considérable pour le développement de l'esprit. J'ai perdu au moins quinze années, pour ma part, à me laisser bercer par leurs fariboles. Et le roman ? Comment un homme, à cinquante ans, peut-il encore écrire des romans ? Comment peut-on même encore, à cet âge, en lire ? Poésie et roman, c'est certainement la partie inférieure de la littérature. » (04.03.27)

Sur Montherlant :
« Je n'avais rien lu d'Henry de Montherlant. J'ai lu tantôt quelques pages de lui dans le n° de la Revue européenne arrivé ce matin au Mercure. C'est bavard en diable et d'une trivialité sans borne. Si ses livres ressemblent à cela ?.... » (23.09.27)

Sur le Journal de Renard
« Pour moi, pour la façon dont je vois la littérature, c'est la puérilité même, le manque complet d'intérêt. J'ai hor­reur de la littérature fabriquée et celle de Renard l'est à l'ex­trême. C'est sans cesse l'amour du détail, de la trouvaille, de l'effet, le culte des mots pour les mots eux-mêmes. Je crois bien que c'est pire que Flaubert. Renard me parait être tout entier dans cette note, par exemple : « Pour faciliter la besogne du lecteur, j'en arriverai à souligner dans chacune de mes phrases les mots qui doivent porter » (p. 353). Vrai cabotinage de style. Ses trouvailles équivalent souvent à de vrais jeux de mots :
- Une petite fille avec de jolies chevilles ouvrières.
- Une figure franche ouverte à deux battants.
- Il dormait à poings fermés pour cause de décès.
- Le ver à soie file un mauvais cocon.
- Je l'ai échappé laide.
Pures niaiseries, pour ne pas dire : pures inepties.
Et ceci, qui peint tout entiers un écrivain et sa littérature : Un mot si joli qu'on le voudrait avec des joues pour l'embrasser.
Dire que toute une école littéraire a pensé ainsi, même Gourmont ! Piètre intelligence. (...)
Quelle différence entre un journal comme le sien et celui de Stendhal, par exemple. D'un côté, un homme de lettres, un artiste, un amoureux de style, avec tout ce que cela comporte de bêtises et d'inutilités, - de l'autre, un écrivain tout court.
Une chose qui ressort aussi du Journal de Renard, au moins de ce premier volume, c'est une ignorance complète. Aucune vraie culture littéraire. Sorti de ses petites questions de figno­lage de style, de trouvailles d'images, de détails artistes, Re­nard ne savait rien, n'était curieux de rien. On ne le voit pas, à un seul moment, parler littérature comme un écrivain qui la connaît. Il est certain qu'il ne la connaissait pas. En réalité, un écrivain de la même classe que Huysmans, bien qu'il ne l'aimât pas, cantonné dans un petit domaine, amoureux de petites curiosités, et guère plus intelligent. » (09.10.27)

« Je le pense quand j'écris une lettre, je le pense quand j'écris ce Journal : quel est ce démon qui m'empêche de me contenter (en général) de mon premier jet quand j'écris (je parle de ce que je publie) ? Il est détestable que lorsqu'on se met à écrire (comme écrivain) je ne sais quelle pouillerie littéraire inter­vienne. J'ai beaucoup travaillé à la rejeter. J'ai obtenu des résultats. Pas encore assez à mon gré. Quand j'écris une lettre en me fichant presque de ce que j'écris et de la façon dont je le dis, quand je la relis je la trouve mieux que ce que j'écris comme auteur. A noter que j'ai toujours eu cette maxime, que j'ai donnée souvent comme conseil à quelques gens : il faut écrire comme si on écrivait une lettre à quelqu'un. » (18.05.28)

« Une chose dont je ne reviens pas, dans ce même n° de la Nou­velle Revue française, c'est de voir un écrivain comme Gide, à son âge (bien qu'il donne ces notes comme étant de 1922) s'intéresser à des questions de poésie du point de vue verbal, sonorité, effets produits par la succession, par exemple, de trois e muets dans un vers, et parler de la prose presque du même point de vue. Je l'aurais vraiment cru revenu de toutes ces bêtises.
Gide me paraît aussi être de ces gens qui ne peuvent pas écrire : on tout simplement, et qui éprouvent le besoin d'écrire : l'on. Il l'écrit même, lui, au commencement des phrases, ce qui a encore moins sa raison d'être. » (04.12.28)

« Il arrive un jour qu’on s’aperçoit que les jolies phrases, les embellissements, les choses cherchées, sont de pures âneries. » (21.12.28)

« Une jolie bouffonnerie littéraire, c'est la réputation de ce professeur, dont le nom. m'échappe, qui, sous le nom d'Alain, publie depuis quelques années des Propos qu'on veut absolument nous faire trouver remarquables. Je viens encore d'en lire un dans le dernier numéro de La Lumière (j'en joins la coupure ici). C'est le modèle de la fausse profondeur, des phrases sentencieuses et vides et des petits trucs pour faire effet sur le lecteur, comme ce passage : « Or, si la chose est présente, comme cette fenêtre que Louis XIV jugeait mal placée, contre Louvois, il n'y a pas de roi ni de ministre qui tienne ; on cherche un mètre et tout est dit. » On reconnaît tout de suite là l'affectation à singer Pascal. Je ne serais pas étonné que cet Alain soit au total un assez bel imbécile. Le comique de pareilles niaiseries s'augmente quand on le trouve dans un journal ayant pour titre La Lumière. » (30.01.29)

« J'ai envoyé Passe-Temps à Marie Dormoy, uniquement parce qu'elle est très bien avec Vollard et qu'elle peut l'entretenir dans de bonnes dispositions pour moi, ou que je peux savoir par elle ce qui m'intéresse, pour l'édition de luxe du Petit Ami. Ce matin lettre d'elle pour me remercier. On peut juger les gens par les lettres de ce genre : celle-ci est d'une niaiserie complète : des phrases toutes faites. On peut voir, par cette lettre, combien les lettres de ce genre sont assommantes et difficiles à écrire. » (07.03.29)

« Je ne voudrais pas poser une règle générale. Les autres peuvent être autrement. Je le dirai pourtant avec une sorte de conviction de dire vrai et juste : il n'y a qui vaut vraiment que ce qu'on écrit d'un trait, sans avoir à y revenir. » (19.03.29)

Le 30.04.29, cf. le « modèle du style à vomir ».

« De Giraudoux la conversation s'est étendue jusqu'à Proust en passant par Montherlant. Vallette dit qu'il ne peut pas arriver à considérer Proust comme un écrivain. Selon lui c'est tout ce que l'on veut, et peut-être plein d'intérêt, si on veut, plein de choses très bien, très curieux, si on veut, mais un écrivain, au sens tel qu'il l'entend, lui Vallette, non. Il s'y refuse absolument.
J'ai dit que je ne peux parler des livres de Proust que je n'ai pas lus, mais que j'ai lu ces jours-ci, dans une revue, des lettres de Proust à Lucien Daudet publiées par celui-ci et que j'ai été renversé de leur insignifiance et de tant de pages pour dire presque rien du tout. Vallette me dit : « Eh ! bien, c'est cela, ses livres. Il faut lire des pages et des pages pour trouver de temps en temps un petit quelque chose. Vous n'avez du reste qu'à prendre le livre qu'il a publié chez nous (au Mercure) Sésame et les lys et à regarder les Notes qu'il y a mises. Vous verrez dix lignes pour une chose qui peut tenir en trois. »
Nous nous sommes trouvés d'accord pour dire : le premier prin­cipe de l'art d'écrire c'est d'éliminer, de choisir. Proust a fait l'op­posé : il n'élimine ni ne choisit : il met tout.
J'ai dit - je le rapporte peut-être moins bien que je l'ai dit dans l'animation de la conversation - ce qui fait l'écrivain, ce n'est pas seulement ce qu'on voit extérieurement de son art, c'est quelque chose de tout spirituel, d'abstrait, un certain ton, un certain accent. On sent tout de suite cela quand on lit une page de Mérimée, par exemple... On ne sent rien de cela chez Giraudoux, ni chez Monther­lant. » (10.05.29)

« Autre observation que je fais à ce sujet : un livre n'est souvent pour les gens de lettres, surtout pour les romanciers, qu'un « tour de force » à réussir. Ils mettent leur fierté à cela : vaincre la difficulté, comme un acrobate qui réussit un tour difficile. Il ne peut être question, naturellement, d'idées, de pensées, de réflexions, d'observations. » (28.08.29)

« J'ai feuilleté ce soir ces volumes de Valéry. Je garde mon senti­ment sur ses vers : aucun intérêt poétique. C'est de la versification et la plus artificielle. Mais j'ai trouvé de ces passages, dans les­quels il donne dans la niaiserie à la mode :
« Nous allons à la fin où vous aimeriez d'aller. »
« Ils doivent aimer de se voir... »
« Je commençais de n'y plus songer... »
« On lit aisément dans Beyle qu'il ait aimé de traiter... »
C'est plus fort que moi. Je ferme le livre le plus intéressant quand j'y trouve des tours de ce genre. (14.08.30)

« Vallette parlait ce soir avec Dumur et Gabriel Brunet du roman, long, décidément plus à la mode, le public ne s'y prêtant plus, d'auteurs impossibles à lire à son avis, comme Proust, dont il faut lire six pages pour trouver une action, citant à l'appui de son dire les lettres que Proust lui écrivait autrefois. « Pour me dire bonjour, par exemple, il y avait quatre pages. » Citant également les notes de Proust dans la Bible d'Amiens, par exemple, de simples notes en bas de pages : « Cela n'est pas de la littérature, cela, ce sont des notes, de simples notes. Eh1 bien, il y a dix lignes où dix mots suffiraient. » J'ai voulu expliquer la manière de Proust dans ses romans, qui a voulu tout noter de ce qui nous passe dans l'esprit entre une action et une autre action, ou derrière, pour ainsi dire, les paroles que nous prononçons, en même temps que nous les prononçons, etc., etc. Il ne m'a pas laissé dire : « Vous direz ce que vous voudrez, c'est emmerdant. » (28.01.32)

« Je suis tombé sur ceci, que j'ai moi-même exprimé, sous une autre forme, et que je pense depuis longtemps. (Entre parenthèses, la remarque est assez drôle de la part de Delacroix, car s'il y a une peinture pleine de rhétorique, c'est bien la sienne.)
« La rhétorique se trouve partout, elle gâte les tableaux comme les livres. Ce qui fait la différence entre les livres des gens de lettres et ceux des hommes qui écrivent seulement parce qu'ils ont quelque chose à dire, c'est que dans les derniers la rhétorique est absente. »
Je le disais ce soir à Auriant, en lui lisant ces lignes ci-dessus : au diable l'idée que j'ai eu d'ouvrir ce volume et de trouver cette note qui me remet dans des réflexions que je fais trop souvent pour mon compte personnel. Nous avons beau faire, si simple que nous voulions être et que nous réussissions quelquefois à être, nous sommes empoisonnés par la rhétorique. Même moi, qui n'ai pas fait mes études, j'ai ce poison-là, je m'en aperçois quand j'écris, j'entends : quand j'écris des choses littéraires, car, chose curieuse, ce n'est pas du tout la même chose quand j'écris ce journal. Je crois d'ailleurs l'avoir déjà noté et avoir remarqué cette différence et l'avoir déplorée, et avoir souhaité d'écrire ce que je publie comme j'écris ces notes au jour le jour. A quoi diable cela tient-il ? Une preuve de cette rhétorique involontaire, pour ainsi dire, c'est ma façon d'écrire par très longs paragraphes. J'ai beau dire, cela fait morceaux, et qui dit morceaux dit couplets, et qui dit couplets dit rhétorique. Me revoilà plongé dans mon mauvais moral, et mon mécontentement de mon travail d'In Memoriam ravivé, j'ai même horreur maintenant de ma préface Olivier dont je n'étais pourtant pas mécontent dimanche soir en la terminant et le lendemain en l'envoyant à Mme O. Je finirai par avoir cette opinion pour de bon : les gens qui ont beaucoup lu et avec intelligence littéraire, en réalité écrivent mal, toujours d'une façon ou d'une autre, faisant toujours plus ou moins des phrases et toujours occupés de souci littéraire. Au contraire, les gens sans culture, qui se mettent à écrire pour raconter de petites affaires qu'ils ont vues, écrivent bien, parce qu'ils n'ont rien en vue que de raconter ce qu'ils ont à racon­ter. Les souvenirs de Mme 0. sont un exemple merveilleux. Pas de tirades, pas de couplets, pas de recherches d'effets. Elle a écrit comme elle aurait tenu un agenda de faits, de notes, de cir­constances. Je crois bien qu'il y a aussi chez les gens de lettres le manque de courage d'être vraiment simples et d'écrire comme n'importe qui. (...)
Maintenant, il y a le revers de l'autre extrême, comme me le disait ce soir Auriant : la platitude. C'est ce que j'ai noté quelque part dans mes notes : il faut peut-être se méfier d'écrire trop sim­plement, on arriverait au style d'épicier ? La vérité est ceci, je crois bien : qu'il ne faut pas écrire en pensant à la façon dont on écrit, en regardant comment on écrit, écrire en homme de lettres. Mais allez donc échapper à cela quand on est rempli, à déborder, de littérature ? (...)
Au diable surtout le sens critique, qui fait trop examiner, réfléchir, regarder. Heureux les imbéciles. » (17.02.32)

« Quel sagouin, cet Ajalbert. Il publie ce matin dans les Nouvelles un long article sur Briand. Mal écrit, mal fichu, plat, vulgaire, débraillé, lâché, pas une minute d'émotion. Je ne crois pas qu'il y ait aujourd'hui plus mauvais écrivain et plus trivial. » (11.03.32)

« (...) il y a trois ouvrages que ne doit pas avoir chez lui un écrivain : une grammaire, un dictionnaire, et un dictionnaire de synonymes ou d'analogies. Dumur s'est récrié : « Mais je ne pour­rais pas écrire sans un dictionnaire. J'en ai besoin à chaque instant. Comment faites-vous ? » Je lui ai répondu : « Je n'en ai jamais besoin. J'estime qu'on doit écrire très simplement et que les mots courants suffisent pour tout dire. L'instinct est le plus sûr guide pour la langue. Il n'y a qu'à se fier à son instinct, la preuve, c'est que quand vous réfléchissez, quand vous hésitez, vous ne savez plus. » (11.04.32)

« Dostoïewsky grand écrivain, si on veut, mais écrivain à ne pas lire, par hygiène intellectuelle. Tous ces détraqués, ces dégénérés, ces tarés, ces mystiques de la conscience et du remords, sombrant tous plus ou moins dans la folie et dans le crime. C'est de la littérature pathologique. » (30.12.32)

« Ce soir, mort de la chatte Boule de Neige, si vagabonde et si charmante. Il y a onze jours, au milieu de la nuit, mort du chat Gaspard, un vieux matou enlevé au Luxembourg en décembre dernier. Le vieux chat Pépère n' est pas brillant depuis quelque temps et certainement est sur sa fin. Affreux spectacle que la mort d'une bête, toute pareille à la nôtre, cette agitation ner­veuse, cet étirement de tout l'être, ces deux ou trois cris à la fin, ce roidissement. Aucune différence. » (15.07.33)

Barrès passé au crible par Léautaud :
« Par une chaude nuit violette elle soulevait des tissus mouchetés d'or et d'argent, brodés de lions et de grandes glycines, pour découvrir des visages renversés et de douces complaisances
dont ce n'est pas trop que demander ce qu'elle veut dire. Du charabia, voilà le vrai, - et cette définition par Barrès lui-même de ce qu'il veut que soient ses phrases :
Il faut que mes phrases soient à la fois pesantes et légères, comme des colombes blanches ou mieux des colombes poignardées...
Le charabia, ici, doublé d'afféterie et d'imbécillité. Ce n'est pas vrai du tout que Barrès soit un grand écrivain, ni surtout un grand esprit. Quand on attache tant d'importance au style, à sa musique, aux vocables, à mes yeux du moins et je fais là une réserve de trop, on est jugé : beaucoup de niaiserie dans l'esprit.
La définition des phrases comme des colombes est vraiment à pouffer de rire. » (27.10.33)

« Cette manière de jugement sur les livres qui sont mal écrits est décidément commune à beaucoup de gens de lettres. Il parait que c'est aussi l'argument fréquent de Fernand Fleuret, qui l'émet à chaque instant, à ce que me raconte Auriant. Dès qu'on ne fait pas de phrases cadencées, à épithètes choisies, bien ronronnantes, on écrit mal. Le style spontané, primesautier, abandonné, est pour eux sans saveur. Il leur faut les fards. » (23.02.34)

« J'ai toujours parlé, je parle toujours en conformité de mes goûts, de mes idées, de mes opinions. J'aime qu'un coquin parle comme un coquin, un vicieux comme un vicieux, un homme à femmes comme un homme à femmes, même un imbécile comme un imbécile. Les propos civiques sont décidément toujours à base de bêtise ou de cabotinage. » (13.07.34)

« Un écrivain comme Dostoïewski a gâté des gens comme Gide, comme Duhamel. C'est de la littérature de malade, d'épileptique, de taré. C'est une hygiène intellectuelle de s'en tenir éloigné, de ne pas vouloir la connaître. C'est de la littérature de cabanon, bien faite pour les Russes, ces cerveaux malades, faibles, résignés, fata­listes, fuyants. Cette littérature est à fuir, pour un esprit clair, hardi, libre. Non seulement à fuir, mais à détester. » (18.07.35)

« Dans les notes que j'ai données à Voilà, j'ai cité la maxime de La Rochefoucauld : La vieillesse est l'enfer des femmes. J'ai cherché jusqu'à huit fois dans mon La Rochefoucauld pour la retrouver. J'ai acheté samedi dernier l'édition de la Bibliothèque Nationale. Je suis allé sous l'Odéon regarder les éditions Garnier et Flamma­rion. Impossible de la retrouver. Enfin, ce soir, recherchant le La Rochefoucauld des Maîtres du livre, je la trouve dans la partie des maximes posthumes, mais libellée ainsi : L'enfer des femmes, c'est la vieillesse. J'en suis désolé pour La Rochefoucauld : ma forme est meilleure que la sienne. L'enfer des femmes, c'est la vieillesse, cela semble poser qu'il y a un enfer pour les femmes, comme il yen a un pour les hommes, et que celui des femmes c'est la vieillesse. Tandis que : La vieillesse est l'enfer des femmes exprime bien mieux, et d'un trait plus prompt, la souffrance qu'est pour les femmes le fait de vieillir. » (17.03.36)

Piètre prophétie littéraire :
« Je n'ai aucun goût pour ce style volontairement fabriqué, que les inventions ne m'intéressent pas, comme sujet ni comme forme. J'ajoute que, dans moins de cinq ans, on ne pourra plus lire un livre de ce genre. » (13.06.36)

« Je n’aime pas la grande littérature. Je n’aime que la conversation écrite. » (22.09.36)

« Il n’y a pas à dire, quand on écrit quelque chose, pour le publier sitôt achevé, il se crée en soi, malgré soi, si porté qu'on soit à la simplicité et au naturel, une certaine pose, je ne trouve pas de meilleur mot, qui vous fait faire des phrases et du style. Il faudrait toujours écrire comme si on écrivait une lettre à quelqu'un ou la relation d'une chose quelconque qu'on a vue dans la rue. » (11.01.37)

« (...) les gens qui font des grâces apprises, emprun­tées, imitées, qui trouvent beau de plaquer çà et là un vocable oublié, une forme abandonnée, qui écrivent sans spontanéité, sans abandon, sans naturel, (même si cette façon d'écrire leur est devenue naturelle), qui se feraient moquer d'eux dans un salon s'ils parlaient comme ils écrivent. Sans compter que tout ce que raconte Fleuret n'a rien de neuf. C'est de la brocante, du rape­tassage littéraire. » (13.02.37)

« Il y a longtemps que j'ai cette opinion, depuis ma jeunesse, et je ne sais pas si je l'ai jamais noté : un écrivain ne doit pas avoir de dictionnaire. Toute recherche d'un mot, même s'il en est besoin, est une atteinte au naturel. On doit écrire avec les mots qu'on connaît, qu'on a dans la tête, qui vous viennent naturellement. » (01.04.38)

« J'ai eu dans ma vie deux grandes passions. Chacune m'a laissé un petit bénéfice (littéraire). La première : le chapitre Admiration amoureuse de Passe-Temps. La seconde : ma petite brochure d'aphorismes Amour, écrits en une matinée, un dimanche, en lavant mon linge, - en réaction, en opposition, en contraste, entre ce que j'avais quitté et ce qui m'était échu. Que d'amants ne s'en sont pas tirés à si bon compte. » (07.05.39)

« Je retrouve, en rangeant les papiers de ma dernière chronique dramatique, ce qui suit, que j'avais noté pour une réponse à Hirsch s'il avait répliqué, en écrivant à la N. R. F., au passage le concernant :
Etre un écrivain, c'est révéler dans ses écrits un homme, un caractère, un esprit, des qualités ou des défauts, des facultés d'observa­tion, de jugement, de progrès, c'est témoigner d'une personnalité petite ou grande, plaisante ou déplaisante, il n'importe. C'est aussi avoir un style à sa ressemblance, qui fait qu'on reconnaît l'auteur sans voir sa signature, ce n'est pas n'être qu'un faiseur de romans ou tous autres travaux destinés à payer son loyer. » (22.05.39)

« J'ai émis cet apho­risme : Décidément, quand on y réfléchit, qu'on a acquis quelque expé­rience, on est forcé de constater que les « grands hommes » ont été presque toujours des imbéciles. Rien de moins intelligent que les « gloires nationales ». (...) Je ne cache pas que j’ai de la haine (ce mot me satisfait ici) pour des gens comme Rodin, Bourdelle, haine aussi du pathos prétentieux auquel ils se sont livrés. Par-dessus le marché, les gens à grande barbe, comme Rodin, me dégoûtent profondément. » (27.10.40)

« A propos de ces entretiens en vue d'une collaboration franco-allemande, un article, dans Le Matin d'aujourd'hui. Dans cet article, cette phrase : « Elle a pu (cette perspective de collabora­tion) heurter la sensibilité de certains, comme elle a pu faire naître chez d'autres de trop grandes espérances. » Merveilleuse, cette phrase. Beaucoup de choses, en peu de mots : D'un côté : ce n'est pas drôle, c'est vrai, de collaborer avec son vainqueur, mais il le faut bien. D'un autre : ne vous attendez pas, pour cela, au bonheur parfait. Cela nous change des promesses de nous donner la lune, de nos anciens gouvernants. » (12.11.40)

Principe journalistique (et littéraire) :
« Leur hebdomadaire s'appellera Le Charivari, ils reprennent ce titre, et il était tout heureux d'un titre qu'il avait trouvé pour mes articles : A rebrousse-poil, et il a été tout étonné quand je lui ai dit : « Pas du tout, c'est d'une vulgarité sans borne et il ne faut jamais prendre des titres qui risquent d'écraser complètement le texte. » (07.01.41)

« Les gens à phrases me sont de plus en plus odieux. » (03.03.41)

Le style louable :
« Je parlais ce matin à Marie Dormoy des Historiettes de Tallemant des Réaux, dont je relis quelques-unes en ce moment. Je lui disais la merveille d'un style simple, direct, humain, naturel, franc, qui peint si bien, qui montre si bien les personnages, qui est resté si vivant qu'on croirait ces histoires écrites hier. Elle me dit que pour les chartistes, Bouillane de Lacoste, par exemple, les Historiettes sont inexistantes, compa­rables tout au plus à Aux Ecoutes d'aujourd'hui. Faut-il que les gens soient sots, n'aient que la science de leurs papiers, qu'ils en soient infatués, sans aucune vraie sensibilité littéraire ! » (28.04.41)

Le linguiste :
« C'est curieux l'emploi qu'on fait du verbe faire appliqué à des écrits : ce que vous faites. On dirait qu'on s'adresse à un artisan qui fait de petits pots plus réussis que ceux de son voisin. Je ne fais rien, moi. J'écris. Je n'ai pas un modèle que je répète sans cesse. J’écris. » (18.09.41)

« Je suis toujours dans cette appréciation que des Souvenirs, par le recul, le regret, la pensée de ce qui a été, la rêverie que l'auteur y prend, sont plus intéressants, plus sensibles, qu'un Journal. Le Brulard, les Souvenirs d'égotisme sont, à ce point de vue, des mer­veilles, il est vrai cela dû à leur ton, à leur inachevé, au naturel de leur sorte de désordre ou de négligence. Rien des Souvenirs genre courant dans lesquels l'auteur observe rigoureusement la chronologie. J'ai beaucoup réfléchi à cela pour In Memoriam, ce qui m'a fermement décidé à m'en tenir au texte paru dans le Mercure, écrit en quinze soirées sans aucun souci de faire une oeuvre littéraire, au lieu de vouloir y fourrer à toute force, comme je l'ai fait, des choses qui n'ont rien à voir avec le sujet. Seule­ment l'améliorer, compléter çà et là, rien de plus. » (03.01.42)

« A dire vrai, c'est moi surtout qui ai parlé, sur le style, le naturel, la spontanéité, certaines incorrections qui ont leur prix et qu'il faut laisser quand elles sont venues naturellement, dans le feu du plaisir d'écrire, la merveille de certaines trouvailles d'expression comme le « je sauterai le bonheur » de Stendhal, la délicatesse de touche avec laquelle Gide a raconté son plaisir avec un petit Arabe sur une côte de l'Algérie, qu'il ne faut ni trop travailler ni trop chercher, qu'il n'y a de vraiment bon que ce qui est écrit d'un jet, en courant, dans un vif plaisir d'esprit, les choses qui jaillissent soudain, presque sans qu'on s'y attende, qu'il faut noter sur-le-champ dans le naturel de leur venue, en se gardant bien de rien changer à la forme et au ton dans lesquels elles sont venues, comme par exemple ce trait, dans ces notes que j'ai retrouvées et que j'ai publiées dans Commoedia, et qui me plaît beaucoup, venu probablement après une lecture ennuyeuse ou bête de morale : Mépris, cent fois mépris à la morale, que ce qui a nécessité du tra­vail ne vaut rien, manque de vie, de feu, de vivacité dans l'expres­sion comme dans le ton, que, sur l'honneur, tous les aphorismes de ma petite brochure Amour ont été écrits ainsi, sans un mot changé ensuite, et que, pour ces détails de choses amoureuses, libertines, sexuelles, pour lesquelles, comme lui, je manque d'adresse et de légèreté, aimant d'ailleurs assez, comme dans la réalité, la crudité des termes, mon Journal en est rempli et que je sais bien le déplorable effet qu'ils feront à la lecture.
(...)
Parlé aussi de l'horreur, en ce qui me concerne, des mais, cependant, pourtant, aussi bien, que ce sont les idées, les sentiments qui doivent être liés entre eux, mais que les phrases n'ont besoin d'aucun lien et peuvent très bien se suivre sèchement. Je lui ai dit que pour moi ma seule difficulté a toujours été de trouver mon commencement, une difficulté qui touchait souvent à la désolation, mais que mon commencement trouvé, je file sans m'occuper du reste. (09.01.42)

Reçu ce soir Les Chemins de l'écriture, de Bernard Grasset. Témoignage de fidèle amitié. Moi qui ne lui envoie jamais rien et ne réponds jamais à ses envois. Mais que ce qu'il écrit sur ce sujet intéressant est littéraire, et s'appliquant uniquement aux « littérateurs » soucieux de phrases, de belle ordonnance, de présentation séduisante, d'enjolivements de toutes sortes. Écrire est autrement plus simple et plus naturel : une chose à dire et la dire, et rien de plus, tout comme étudier, présenter un écrivain ne demande pas tant de subtilités ni de rhéto­rique (quand on a affaire à un véritable écrivain, il est vrai). (11.03.42)

(...) l’idée d’écrire quelque chose, un peu, comme cela, enfin, sur commande, me paralyse. (10.04.42)

Conversation avec le professeur Lanquine :
J'ose penser que cet homme [Mallarmé ?], tout comme Huysmans, autre écrivain de vocabulaire et de syntaxe abracadabrants, n'était pas intelligent ni doué d'une bien grande culture littéraire. Que manquerait-il à la littérature française s'ils n'avaient pas écrit l'un et l'autre ? Rien, absolument rien. (12.04.42)

Cette remarque par exemple que Homère, il y a 2 700 ans, avait plus de talent que Byron. L 'éva­luation parait fondée. Il semble bien, en effet, qu'on puisse dire que, époque pour époque, eu égard à tous les progrès littéraires, Homère avait en son temps plus de talent que Hugo. Et dans ces simples petits extraits, toujours ce style sans pareil, si intime­ment lié à la nature de l'auteur, alors que la plupart des écrivains ne songent qu'à un style produisant des effets. Le style que je retrouvais hier soir, justement, en relisant quelques pages des Mémoires d'un touriste. C'est merveilleux de plein et de naturel, - et cela ne s'imite pas. (20.04.42)

Genèse du style de Léautaud
Il m'est venu ce soir, dans le métro, en ren­trant à Fontenay, cette réflexion supplémentaire à ce que j'ai noté sur la façon dont je me suis fait par mes lectures et ai appris à écrire par une sorte d'antenne qui me faisait déceler le bon et le mauvais chez les écrivains que je lisais. Le même instinct, le même sens natif, m'a toujours porté également, dans les conversations, à regarder, je ne trouve pas de mot qui exprime mieux ce que je veux dire, la façon dont les gens s'expriment, leur vocabulaire, plus ou moins précis, plus ou moins exact, leurs expressions et leurs tours favoris, leur manière naturelle, familière, ou étudiée et littéraire, - le même instinct, je le répète, qui m'a toujours fait, dans mes lectures, en même temps que je lisais, regarder comment c'était écrit. De même, je me suis toujours intéressé aux accents qui marquent l'élocution des gens selon la province dont ils sont natifs. Aujourd'hui encore, si quelqu'un parle devant moi, par exemple chez un commerçant où je suis à faire un achat, avec un accent dont je ne démêle pas bien le lieu, je peux rarement me retenir : « Je vous demande pardon. De quelle province êtes-vous ? » De même les expressions propres à telle ou telle région. Je me rappelle la première fois que j'allai à Pornic et que j'en­tendis dire de quelqu'un qui était sourd : « Il entend haut. »
J'étais ravi de cette appropriation. J'avais vraiment des disposi­tions naturelles pour toutes ces questions. Je suis d'ailleurs le modèle de l'homme qui ne s'est occupé que de ce qui lui plaisait, jamais rien par devoir ou par intérêt. Ma fréquentation du théâtre, dès l'âge de deux ans, et pendant si longtemps, m'a certainement aussi beaucoup servi. Vallette remarquait combien mes phrases tombent bien quand je parle, quel que soit le sujet que je traite, et même dans les discussions d'affaires, comme dans les rendez-vous chez l'expert lors de ma chicane avec ma propriétaire. (...) Une autre remarque que m'a faite je ne sais plus qui, à propos de cette longue fréquentation des théâtres, c'est à quel point il n'en est rien passé de déclamatoire dans ma façon d'écrire. Preuve encore que le sens du naturel, du simple, était inné en moi. C'est la vérité, à ce sujet, que ni Corneille, ni Racine, ni Hugo, ne m'ont jamais beaucoup transporté quand j'étais enfant. Je dis : quand j'étais enfant. Car Racine a pu me toucher quand j'étais jeune homme. (09.05.42)

Je garde aussi mon appréciation : ne vaut que ce qui est écrit d'un trait, dans le plaisir presque phy­sique d'écrire, dans le feu de l'esprit plein de son sujet. Cela me semble indéniable que ce qui est écrit avec chaleur, vivacité, soit plus vivant que ce qui est écrit avec hésitation, recherche, combi­naison, comme un enfant monte un jeu de patience. Je ne croirai jamais que je me trompe, ou que j'exagère sur ce point. Au reste, les exemples sont probants : les chefs-d’oeuvre de la littérature française sont des écrits spontanés. Écrire facilement et dans le plaisir, connaissant bien son sujet, est à la fois la preuve de savoir écrire et d'un cerveau qui fonctionne bien. (12.05.42)

(Argument qui ne vaut rien. On peut écrire sur les choses les plus douloureuses, - autobiographiquement, - qui vous mettent presque les sanglots dans la gorge - sans que l'es­prit perde sa lucidité et sa faculté critique - et les écrire avec feu, rapidité, fonctionnement parfait et aisé du cerveau, ce qui est ce que j'appelle le plaisir à la place du travail.) Je crains bien que Rouveyre n'entende pas vraiment ce que je veux dire. Je me suis du reste expliqué plus en détail dans des cartes suivantes : ma haine du travail, parce que le travail est une souffrance et que je hais tout ce qui fait souffrir. (15.05.42)

Où est le temps où j'écrivais des chroniques de ce ton ? Octobre 1919. Quelques jours après, Descaves, dans une vingtaine de lignes, dans L'Intransigeant, écrivait que les cri­tiques dramatiques avaient un maître et trouvait à cette chro­nique tout le ton de Beaumarchais. Une chronique écrite en cou­rant, le plus facilement du monde, pour mon seul plaisir. Je suis tenté de dire que j'étais alors dans le plaisir des plaisirs de l'amour, et plaisirs partagés, - état qui m'a toujours merveilleusement excité l’esprit, et que je n’aurai trouvé, dans ma vie, qu’avec une femme, odieuse par tant d’autres côtés. (16.06.42)

Aller m'enterrer en province ! Si encore j'étais un écrivain d'ouvrages de longue haleine, de ces livres qu'on met deux ou trois ans à écrire. Au bout de quatre pages d'un sujet, j'en ai assez. Je m'en vais. Je n'ai ni imagination ni invention. Je ne sais écrire que sur des sujets vrais. Et puis, là comme toujours, ma liberté. J'ai fait passer cette liberté avant tout, dans toute ma vie. (01.01.43)

(...) le roman apparaît actuellement un genre inférieur, ce qui est vrai, autant sous l'effet des circonstances présentes, que pour la façon dont il a petit à petit dégénéré. (02.01.42)

Cas d’écriture rapide. Le Journal invitant à ce jet spontané.
Je lis dans un article sur le centenaire des Burgraves, que Hernani, qui leur succéda au Théâtre Français, fut commencé le 17 septembre 1843 et terminé le 25 du même mois. En huit jours ! C'est prodigieux. Mon Dieu ! dans ma petite partie, j'ai connu quelquefois cette fièvre du travail littéraire, les pages qu'on écrit en courant, la plume n'allant pas assez vite, l'esprit si pris et excité par son sujet (ne vaut que ce qu'on écrit ainsi, je l'ai dit souvent). Beaucoup de mes chroniques dramatiques ont été écrites ainsi. Mes aphorismes de Amour également, un dimanche matin, tout en lavant mon linge de corps. Dumur, me voyant écrire à mon bureau du Mercure un ajouté à une chronique drama­tique, s'émerveillait de la rapidité avec laquelle j'écrivais. J'ai été employé toute la vie. J'ai assuré moi-même toute ma vie mes soins domestiques. Je suis aussi doué d'un sens critique sur moi-même qui me désenchante souvent et me retire toute illusion. Hernani en 8 jours n'est permis qu'aux écrivains qui peuvent s'en­fermer avec leur travail et s'y donner tout entier, - Voltaire écri­vant Candide en 6 jours, - et qui ne regardent pas de trop près ce qu'ils écrivent (Hugo). (18.03.43)

Ce soir, à 8 heures, chez mes voisins crémiers, entendu à la Radio l'allocution de Pierre Laval. Le fond est excel­lent, quoique peut-être pas assez vigoureux, impératif. La forme trop littéraire. Ce n'est pas ainsi qu'on fait entrer les idées dans la tête des gens, surtout de la générosité des gens : ouvriers, employés, petits bourgeois, d'intelligence et de réflexion médiocres. Il faudrait un ton de commandement, la situation l'autorise : il convient, dans l'intérêt du pays, de faire ceci. Je suis là pour le faire faire obliga­toirement si vous ne le faites pas de bon gré. La rhétorique charme les gens, plus ils sont bêtes. Le discours fini, ils n 'y pensent plus. D'autant qu'à la Radio, un air de bastringue ou marche de vau­deville suit aussitôt le discours. (05.06.43)

Je serai tou­jours de cette opinion qu'écrire ne comporte pas tant de complica­tions et de préméditations, et que toutes ces « intentions » prêtées à des écrivains appartiennent uniquement aux gens qui écrivent après coup sur leurs œuvres. Je me propose de remercier le direc­teur de cette revue pour son envoi et de lui faire part, plus ou moins, de ce que je pense sur ce sujet. J'ai déjà écrit, au cours de ma lecture, une bonne partie de cette lettre. (15.09.43)

Mais quoi ! je ne vais pas me mettre à récrire mon Journal. Il a été écrit de jour en jour, et selon ce que j'étais chaque jour et ce qu'était mon sujet. La forme ne m'a jamais occupé. Il en est pour le style, comme pour l'intérêt. Il y a du bon et du passable. Au petit bonheur. Ce que je trouve de plus drôle, c'est de me voir traiter de bohème, moi qui suis dans ma vie un bourgeois accom­pli. (14.10.43)

Toute l'émotion éprouvée à ce spectacle. Toujours l'effet de l'amour ? je m'identifiais plus ou moins, à cette matinée, avec Arnolphe, d'une manière ou d'une autre. C'est vrai que les larmes me venaient presque à certains passages du rôle, cet homme berné, bafoué, déçu et se regardant ce qu'il était. En résumé, une chronique encore dans laquelle je me suis mis tout entier. Elle est peut-être arbitraire. C'est sans importance. Ce qui compte, c'est qu'elle soit personnelle. Même avec excès. (02.11.43)

La plupart des écrivains sont des compilateurs ou des inventeurs de sujets romanesques. Combien tirent leurs écrits d’eux-mêmes, de leur vie intérieure, de leur observation de la vie et des gens. (09.11.43)

Je relis, tantôt, dans le volume des Plus belles pages du Mercure, les préfaces de Stendhal. Que j'ai eu raison, que j'ai montré un goût sûr en les réunissant là. Quel ton charmant, quel abandon, quel naturel. C'est à la fois l'homme et l'auteur. Quel plaisir ce doit être d'écrire des préfaces à ses ouvrages ! On peut s'amuser, dissimuler, inventer, déguiser les circonstances, se dégui­ser soi-même. La préface de La Chartreuse : « C'est dans l'hiver de 1830, à trois cents lieues de Paris, que cette nouvelle fut écrite... », alors que ce roman fut écrit des années plus tard dans une chambre d'hôtel rue de Richelieu. Je n'aurai pas connu ce plaisir. Il doit falloir une grande fertilité d'idées, d'observation, de souvenirs, peut-être aussi des ouvrages d'un certain genre, pleins de person­nages, de faits, d'action, ce qui n'a pas été mon cas. Ma carrière littéraire se ressent bien de ce fait que ma vie a été partagée en deux : employé pour assurer ma subsistance, la littérature, pour mon plaisir, ne venant en quelque sorte qu'en second. (21.01.45)

J'ai peu voyagé, mais où que j'aille, je n'aime que la rue, et la vie. Cela seul m'intéresse. Je ne suis pas un artiste, je n'ai pas l'esprit, le goût artistes. Je le sais, je ne m'en cache pas, je le dis souvent. J'ai même une sorte d'anti­pathie pour ce mot : art, synonyme, pour moi, de fabrication, d'artificiel, d'apprêté. Écrire est pour moi l'art unique, et le pre­mier. Et écrire sans art, sans ornements, sans phrases harmo­nieuses, cadencées, avec des métaphores, des images, toute cette pouillerie de la littérature. Écrire comme on écrit une lettre. (14.12.46)

Un grand écrivain est celui qui écrit une œuvre procédant d'une certaine esthétique (mot joliment privé de sens pour moi), ayant un caractère d'art personnel, ou en donnant l'illusion, exprimant un ensemble d'idées et de sentiments d'ordre général ou en donnant l’impression, et, point le plus important, qui, surtout reflète son temps (Dieu sait si je me suis détourné du mien), une œuvre formant un ensemble, un tout et reflétant son temps. Je n'ai écrit que des morceaux, selon la circonstance, l'occasion, le sujet, jetés sur le papier selon mon humeur du moment. Non, je ne suis pas un grand écrivain. Je suis un anecdotier, un écrivain de moments, un « moraliste à rebours » comme je me suis qualifié moi-même, « un écrivain pour gens de lettres » comme je l'ai dit aussi moi-même et que Vallette trouvait si juste, - vif, prompt, occupé de son seul plaisir, spontané, pas ennuyeux ni prétentieux, avec quelque esprit, et sans jamais me prendre au sérieux, ni pontifier, ni professer, cela et rien de plus, et qui me suffit parfaitement. (28.01.47)

Au fond, pas un mot de vrai de ma part. Je sais qu'il n'aura rien, que tout cela m'as­somme. Écrire de façon lisible m'est devenu un supplice. Est loin le temps que j'écrivais en courant, et avec vif plaisir. Aujour­d'hui, corvée sur toute la ligne. (29.09.52)

Et l'art ? « Qu'est-ce que l'art ? » s'est demandé Tolstoï. On vous dira qu'il était à la veille de la démence. Moi j'ai toute ma raison. Qu'est-ce que l'art ? L'action d'embellir, de tromper, l'en­nemi du naturel. Je suis pour le naturel, sans aucun embellisse­ment. Je hais l'art, le mot et la chose. (06.08.55)

[ Sans date. Le début manque. ]
...spontanéité, l'abandon, la négligence. Je n'ai pas de diction­naire, je n'ai jamais besoin de chercher un mot, les faiseurs de beau style, les précieux, les maniérés, les gens qui avalent leur canne pour écrire me font pitié. Un Flaubert, véritable ébéniste littéraire, qui astiquait pour que cela brille partout. Le résultat : la médiocrité et l'ennui. Je ne sais plus qui, récemment, dans La Table Ronde, après une lecture de Madame Bovary, l'a déclarée « assommante ». Il a fallu que je me retienne pour lui écrire combien il me faisait plaisir. Flaubert parlait ce qu'il écrivait, idem Mirbeau, puis d'autres encore. Cela tourne à la déclamation. Valéry, l'Oronte de notre temps, a dit un jour : « Quand il pleut, dites : il pleut. A quoi peut suffire un employé. » Moi, je dis : « Vive l'employé. »
Il y faut néanmoins, au moins des qualités de ton, de sensibi­lité, d'une certaine personnalité. La grande marque, c'est d'écrire en rapport complet avec l'homme qu'on est et que cela éclate. Des gens comme Romain Rolland, comme Guéhenno, comme Schlumberger, que je me suis laissé aller à essayer de lire, ne sont pas des écrivains : c'est du travail de bureau, et un bavardage ! et un talent pour ennuyer ! et un manque de sens critique pour eux-mêmes ! Ce sont des gens qui ne doivent pas rire souvent. (vol. 18, p. 300)

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