Influence du temps qui passe

« Quelle impres­sion nous fait la mort, quand il s'agit de gens que nous connais­sons, que nous voyons fréquemment. Je m'habille. Je déjeune à la hâte. Je pars rue Saint-Louis-en-l'Ile. Marie me fait entrer. (...) J’entre, et là, je vois Schwob étendu, la tête seule découverte, la figure très jaunie, la bouche un peu plissée, un peu de barbe commencée à pousser au menton, les yeux encore ouverts, ternes et figés. » (27.02.05)

Léautaud fasciné par le spectacle de la mort :
« Coppée est mort cette après-midi, vers deux heures. Cinq jours après sa soeur. Une agonie de cinq heures d'étouffements. J'ai appris cela en arrivant au Mercure, à 4 heures, par Retté, qui venait de la rue Oudinot, où il était allé pour le voir. Un grand désir m'est venu de le voir mort, ce désir que j'ai chaque fois que meurt quelqu'un que je connais, le besoin irrésistible de voir la grimace qu'il fait, de regarder cela de près, et je suis allé rue Oudinot, pour voir s'il y avait moyen d'entrer. J'aurais eu Larguier sous la main, sûrement j'aurais réussi à entrer avec lui. Rue Oudinot, je suis d'abord resté devant la porte, n'osant guère me risquer. J'ai ensuite questionné un monsieur qui venait d'entrer et qui ressortait. Il paraît qu’on ne recevait personne. J'ai vu arriver des indi­vidus, serviette sous le bras, allures de clercs de notaire, ou peut-être tout bonnement de commis de pompes funèbres, et entrer près d'une demi-douzaine de prêtres. J'avoue que cette invasion religieuse m'a un peu refroidi. Un chat se pro­menait dans la cour, et j'ai pensé aux chats de Coppée, sept, je crois, et à ce qu'on va bien pouvoir faire d'eux. Je me suis aussi amusé à regarder jouer aux cartes, chez le petit mar­chand de vins au coin de la rue Rousselet, ce petit vieux bon­homme qui ressemble, de profil, de façon si frappante à mon père, avec une petite calotte de drap comme lui, le même nez, la même moustache, la même coloration du visage. Tous les jours que j'ai vécus rue Rousselet pendant trois ans me reve­naient aussi. (...)
Je pensais, en revenant, que c'est une curieuse impression, celle de la mort d'un homme qu'on a connu, au moins de vue, qu'on a rencontré si souvent, l'impression de la disparition, de la suppression. On le revoit comme on le voyait, tel qu'il était, avec son allure, ses tics. Coppée, par exemple, mar­chant avec l'air de retomber tour à tour sur chaque jambe, l'air mélancolique, parlant tout seul, comme s'il se récitait des vers, faisant même quelques légers gestes d'une main, d'un bras, le dos un peu voûté, balançant les bras, la tête sui­vant les mouvements du corps, la bouche serrée, les yeux si bleus, si fureteurs dans son teint de brique, la bouffée de fumée de la cigarette, sa façon d'enjamber le pas de sa porte cochère rue Oudinot, de parler seul en marchant. Puis, tout d'un coup, un trait sur tout cela, biffé, enlevé, disparu. Quand je songe qu'il n'a tenu qu'à moi de contenter mon grand désir de le connaître, malgré ses histoires de Patrie et de Bon Dieu. Je suis certainement loin d'être fou de tout ce qu'il a écrit, prose ou vers, bien que certaines parties n'en soient pas laides, et me plaisent assez, le côté parisien, léger, flâneur, gamin de Paris, les tableaux de quartiers, les souvenirs du vieux Paris, une sorte d'ironie, de blague, plutôt, sentimentale, quand ce n'est pas trop délayé, pleurnichard, « papa, maman, mes soeurs », ni gâté tout à coup par une poussée de vulgarité, ce ton « petites gens » auquel on aurait vraiment dit qu'il s'appliquait. C'était plutôt l'homme, mis à part son cocardisme et sa bigoterie, dont je crois qu'il ne parlait jamais. Il y avait là quelque chose de physique. Il avait un visage qui me plaisait, la sorte de visage que j'aime chez un homme. Je le rencontrais et le regardais avec plaisir. Il me plaisait, et toutes ses idées m'aga­çaient. Curieux mélange. Enfin, maintenant, il n'y a plus à y revenir. Le Passant est passé. On le jouait encore hier soir à la Comédie, Le Passant. » (23.05.08)

« Il y a des jours qu'on n'a envie de rien, qu'on n'a de goût pour rien, qu'on ne ferait pas un geste même pour prendre le monde s'il s'offrait, qu'on a horreur de tout, choses et gens, les autres, soi-même, son travail, sa vie, son passé, son avenir, des jours que l'idée de la mort rend tout puéril, inutile et ridicule, qu'on a à la fois pitié et horreur de soi, dans un grand découragement de tout, qu'on voudrait ne plus rien voir, savoir, entendre, se rappeler ni espérer, qu'on s'enferme dans l'obscurité comme si c'était un peu, un moment, cesser d'exister. » (31.08.13)

« Ma quarante-troi­sième année ! C'est vrai ! Les voilà donc qui viennent, les années que je désirais si ardemment quand j'avais vingt ans ! Les années de la quarantaine ! Les années qui mènent à la cinquan­taine ! Les dernières belles années d'un homme ! La cinquan­taine ? Ah ! du train dont la vie file, c'est demain, ou presque. Je voulais le noter l'autre jour. Ce n'est pas précisément que je ne pense jamais à mon âge. Je me figure toujours être encore un jeune homme. Non. C'est fini. La quarante-troisième année ! Le peu que j'ai fait, le peu que j'ai réalisé. J'écris ce mot réalisé parce, qu'en fait, je n'ai jamais cessé de travailler, d'avoir le cerveau actif. Si quelqu'un s'est servi de son cerveau, de son intelligence pour réfléchir, observer, regarder, retenir, s'ana­lyser, c'est bien moi. J'ai même dû à cela d'user si bien cer­taines choses qu'ensuite je n'avais plus aucune envie de les faire. B... me disait ce matin, à propos de ma constatation : « On a l'âge qu'on paraît. » On a surtout l'âge de ce qu'on a fait, dé ce qu'on n'a pas fait, plutôt. Je pense ce soir qu'on a peut-être plus exactement l'âge de la force qu'on a gardée. Je puis dire alors que je suis encore jeune, car je ne sais pas encore ce qu'est la fatigue, surtout la fatigue du travail. Quand j'écris quelque chose qui me plaît, m'intéresse, je puis très aisément travailler douze heures de suite, me coucher à 2 ou 3 heures du matin, cela, au besoin, plusieurs jours de suite, sans en garder aucune fatigue physique. Je ne me sens même jamais plus léger, plus prompt. Ce qui me manque, ce qui m'a toujours manqué, c'est le désir qui pousse, le ressort qui fait agir, l'ambi­tion, un but à atteindre. A cet égard, je ne crois pas que je pourrai jamais dire que j'ai beaucoup travaillé, j'entends : littérature. J'ai surtout écrit pour mon plaisir, par saccades, par entrain passager. Cela a été pour moi une autre façon de rêver. Rêver ! Ah ! cela, je pourrai dire que je m'en serai payé, dans ma vie. » (22.12.13)

« La Cinquantaine ! Les années ont beau être là. Je me sens toujours moralement et physiquement comme si j'avais trente-cinq ou trente-huit ans. » (04.05.17)

« Elle [Mme Cayssac alias la Panthère ou Le Fléau, à vérifier] m'a dit aussi une chose profondément vraie : « Vous avez toujours fait votre malheur vous-même. Cela ne vous déplaît pas, du reste. Vous aimez assez être malheureux. Cela vous plaît. Vous y trouvez une sorte de jouissance. Vous vous amusez à casser les choses exprès. Vous me l'avez dit vous-même : vous avez fait ainsi avec votre première maîtresse, avec votre mère. » Il y a beau­coup de vrai. Je n'ai pas encore tout à fait perdu ce goût pour les choses malheureuses. Il m'est arrivé souvent, en me raccom­modant avec elle, de trouver moins de plaisir moral, de jouis­sance morale plutôt, que dans l'état de privations et de chagrin. Au fond, c'est déplorable et je blâmerais cela chez un autre. Déplorable surtout aujourd'hui. Supposons qu'elle s'entête, qu'elle n'écrive pas, que je n'écrive pas, qu'elle revienne sans que j'aille la chercher. Quatre mois de séparation complète ? Je suis capable de ne pas savoir comment m'y prendre pour la retrouver chez elle, enlever mes affaires et ne plus repa­raître. J'avais le coeur serré tout à l'heure en pensant à mes 53 ans. 60 seront vite là. Que de choses encore plus finies ! » (29.06.24)

Son mépris pour Le Bailli :
« Il n'y a pas à dire : cela doit aller bigre­ment mal. Le gros niais part demain vendredi. Il ne m'a pas dit un mot pour les paquets. Je n'en ai même rien vu. Tout est dans sa chambre. Elle a dû lui dire : « Ne demande rien à Léautaud. » Et cet imbécile exécute la consigne. Ma foi ! lui ne me disant rien de rien, je ne lui ai rien demandé ni rien offert.
(...)Qu'il est triste de vieillir, encore plein d'ardeur. Qu'il est triste d'avoir une si jolie maîtresse avec un caractère si abominable. Je passe mes journées comme un amoureux de dix-huit ans à penser à ses épaules, à ses seins, à tout le reste, à nos baisers à pleine bouche. Il m'a fallu attendre jusqu'à 42 ans pour avoir une maîtresse vraiment jolie femme et encore j'en ai eu plus de tourment que de plaisir. » (10.07.24)

« Que la vie est vide, plate, que tout est vain, puéril, que tout vaut peu de chose et rime à peu de chose. J'ai passé ma journée dans ce sentiment, et vers six heures, assis dans un fauteuil, dans ma chambre, seul, tout à cette inutilité de tout, ma parole ! je n'ai pu retenir quelques larmes. Je suis sans goût à rien, et j'ai beau me dire, avec certitude, que je regretterai ce temps que je ne fais rien et de n'avoir pas fait ce que je devrais faire, cela n'agit pas sur moi. » (11.04.26)

Van Bever mort :
« Une vie de martyr. Vingt-neuf ans de souffrance. »
« Toute ma pensée ce soir est pour l’ami de ma jeunesse, le compagnon de plus de quarante années. » (11.01.27)

Précisions sur ses relations avec Van Bever :
« Je pensais tantôt à propos de mon amitié avec Van Bever, qu'on a évoquée presque sur sa tombe, qui a fait que des gens m'ont adressé des condoléances personnelles, que là comme partout on se paie de mots. Il y avait surtout une longue habitude dans cette amitié, du moins dans ce qu'elle est devenue. Je n'avais pas une idée commune avec lui, pas un goût. Je ne l'ai jamais approuvé comme écrivain. J'ai toujours trouvé au contraire qu'il écrivait mal, qu'il n'avait fait aucun progrès, etc., etc., cela joint à la nature de ses travaux, tout cela faisait que nous n'avions rien de commun littérairement. Depuis des années, depuis qu'il avait quitté le Mercure, nous nous voyions assez peu et ni lui de son côté ni moi du mien nous n'en étions privés. Ce qui nous liait au fond, c'était notre adolescence, notre jeunesse vécues ensemble, les choses de ce temps-là que nous avions en commun. Là, oui, je peux le dire, nous étions liés. Autrement ?....jamais je ne me suis intéressé à ses travaux ni lui aux miens. » (18.01.27)

« Et cette coutume de fêter le premier jour d'une nouvelle année ? Fêter le premier jour d'une année de plus, d'une année qui vous rapproche un peu plus de la fin de la comédie ? Pour ma part, j'ai toujours été ce jour-là d'une humeur à me ficher à l'eau. » (02.01.28)

« Il faut que je corrige un peu mon opinion sur le Journal de Renard. J'y pensais ce matin dans le train. Tout le côté peinture d'un homme de lettres est évidemment intéressant, jalousies, ambitions, calculs et combinaisons de réussite, succès, hypocrisie nécessaire, etc., etc., tout cela, qui est si loin de moi, qui m'est si étranger, est assez bien étalé. J'ai peut-être tort aussi de ne pas assez apprécier le côté d'étude, d'examen de soi-même, le côté subjectif extrêmement développé dans ce Journal. Je ne crois pas qu'il soit très développé dans le mien. Ce n'est certes pas manque de vie intérieure ni de constantes observations sur moi-même. Je crois que le mot vrai, c'est que mon Journal à moi est plutôt une œuvre de mémorialiste qu'une autobiographie. J'ai été plus porté à noter tout ce que je pouvais apprendre sur des gens, entendre des gens, surprendre sur des gens qu'à me noter moi-même. Je pense même souvent qu'il est bien probable, si je publie moi-même mon Journal, que je serai porté à supprimer beaucoup de ce qui me concernera moi-même, tant je ne crois pas que ce soit là le plus intéressant, cela, en tout cas, m'a toujours paru moins intéressant à noter que les choses sur des tiers. » (18.05.28)

Lors d’une conversation Léautaud-Vallette-Delhorbe, question de publier son Journal :
« VaIlette me dit en riant : « Qu'est-ce que vous attendez ! Filer là bas et écrire vos Mémoires ? » Cela fait que pendant trois quarts d'heure, VaIlette, Delhorbe et moi nous avons parlé de cette affaire de mes Mémoires qui sont plus exactement mon Journal. Je me suis mis à dire que je désespère en effet de pouvoir travailler à cela avec la vie que j'ai actuellement. Que je désespère même de mettre debout mon Journal sur Gourmont que je dois donner au Mercure. Je me suis mis à dire à Delhorbe, exprès, façon indirecte de le dire à VaIlette : « Eh ! bien, je ne dis pas non. Si je trouve un éditeur qui me fasse des mensualités en compte sur mes Mémoires, je vous demanderai de me trouver quelque chose là-bas. » Delhorbe s'est mis alors à me dire que je ne devais pas hésiter, qu'une chose comptait par­dessus tout : publier mes Mémoires, que je n'avais qu'à prendre par exemple un congé de deux ans... Je l'ai arrêté là-dessus en lui disant que les choses ne s'arrangent pas si facilement. » (21.12.28)

« Supposons que je vive encore une dizaine d'années ? D'ici là, j'aurai encore travaillé. Je m'en irai juste au moment que je pourrais jouir de mon travail. Car enfin, jusqu'ici je n'en ai pas joui, puisque ce que j'ai pu gagner comme écrivain n'a servi qu'à assurer mon existence la plus ordinaire. Avoir du loisir, voyager, me payer des fantaisies, si l'argent pour cela me vient un jour, il me viendra trop tard. Dire que si je n'avais pas une pareille ména­gerie, je pourrais aujourd'hui être libre, faire ce que je voudrais, me déplacer à mon gré, ce que je gagne avec ma littérature pou­vant presque y suffire ? Enfin, ce qui est fait, et que j'ai fait moi-même, est fait. Il n'y a pas à y revenir. Moi, l'aristocrate, le réfrac­taire par excellence, j'aurai eu une existence d'épicier. » (23.12.28)

« Je rage des désirs que j'ai et de la privation que j'endure.
Lu hier et achevé ce soir une Vie de Chateaubriand par Marcel Rouff. Tableau rapide et assez complet de cette existence admi­rable. Cela vous met le feu au coeur et à l'esprit, une vie pareille. Voilà ce qui s'appelle avoir vécu. Une vie comme la mienne ! Je le dis souvent : ce n'est pas vivre, c'est la médiocrité, qui finit par atteindre l'esprit. Et l'amour ! A soixante ans, encore des con­quêtes, « jouant en maître de ses dents blanches » avec Hortense Allart. Ce détail m'a diablement arrêté, et pour cause. Quel mal­heur c'est d'être resté jeune par les sens et par l'esprit, et que le visage n'y soit plus. » (04.03.29)

« Vallette est pire qu'un bourgeois. C'est un petit boutiquier.
Que je suis fatigué de mon esclavage, de cette obligation de sauter du lit le matin, malgré mon besoin de sommeil, et de me dépêcher dans ma toilette pour être à l'heure à mon bureau, des besognes imbéciles que j'y fais et de la société d'employés qui m'y entoure. Je me dis quelquefois que je n'aurai pas vécu. » (30.10.29)

« Cet In Memoriam ! Quand je songe que je l'ai écrit en quinze après-midi et que depuis vingt-cinq ans je n'ai pas trouvé le moyen de le mettre en état de publication en volume. C'est ridicule. » (10.06.30)

« Ah ! la jeunesse sérieuse, la jeunesse studieuse. Comme on la paie cher un jour. Presque 60 ans, le visage abîmé, la bouche édentée, avoir en soi cette jeunesse des sens, cette ardeur virile, cette fraîcheur de passion. Une souffrance à ne souhaiter à personne. » (21.08.30)

« Plus je vais, si j'aime la France dans sa littérature et dans ses paysages, plus je l'ai en horreur pour son esprit politique, sa carac­téristique nationale, ses moeurs civiques. On nous sert, depuis la guerre de 1914, le mot de Tacite, je crois, que la guerre est l'indus­trie des Germains. Et les Français donc ! Si un peuple a passé sa vie en guerres, en chicanes, en actions de conquêtes, en désir de dominer tous les autres, c'est bien eux. On n'a pas idée de se connaître si peu. » (21.10.30)

« Affreuses années celles qui viennent, à s’abîmer physiquement, à diminuer intellectuellement, pour finir peut-être dans des souf­frances plus ou moins longues. Mieux vaudrait mourir maintenant de mort subite. » (06.02.32)

« Quel dommage pour moi si ce Journal n'est publié qu'après ma mort. Il intéressera probablement et je ne serai pas là pour voir tout ce qu'on en dira. » (23.05.32)

« Je pense, depuis hier : ce journal, que j'ai tenu toute ma vie, c'est tout de même un travail, un gros travail assidu. Il m'a souvent pris mon temps et empêché pour autre chose. Je l'ai fait avec grand plaisir certes et sans autre pensée, et encore seulement depuis quelques années, que d'y trouver la matière de quelques volumes à publier un jour. Je n’aurai vraiment pas perdu mon temps si cette affaire de la Bibliothèque Doucet réussit. » (13.06.32)

« Je suis excédé par cette histoire de mala­die. Je souhaite que la fin en arrive. Le pauvre Dumur est lui-même dans un état si peu drôle ! Ces notes me prennent toutes mes soirées. De plus, le souci pendant la journée de bien noter dans ma tête tout ce que j'ai à noter le soir. Le métier de mémo­rialiste manque quelquefois d'agrément. Je fais des réflexions sur le penchant, le besoin, le goût que j'ai - je ne sais quel terme préférer - à noter tous ces détails. Dumur n'est pas un person­nage notoire, qui cela pourra-t-il intéresser ? »
Des détails : « (...) les mucosités débordant de la canule lui dégoulinant sur tout le devant de sa chemise et de son gilet. Il veut cracher et c'est encore un flot de mucosités. Le coeur me levait à l'entendre. Elle dit qu'elle-même obligée de boire un peu de rhum pour se remettre, chaque fois que descendant de chez lui. Le peu de soins de Dumur. Parti hier chez le médecin avec un pantalon aussi sale extérieurement qu'intérieurement, conti­nuant très bien à coucher dans ses draps pleins de sang si elle ne s'y était opposée, ne changeant pas de linge. » (05.01.33)

« Toutes ces notes sur la maladie de Dumur ne me serviront jamais à rien, sans intérêt à publier, et pourtant je les continue. Bizarre. » (17.01.33)

« Curieux comme on s'habitue à l'idée de la mort, à voir près de soi des gens mourir et à se représenter, en pensant à eux, le phéno­mène en quoi cela consiste. On s'endort pour de bon, on vous enferme dans une caisse et on vous enfouit. Voilà ! » (03.04.33)

Psychologie :
« (...) il faudra donc partir sans avoir rien eu de parfaitement heureux. » (17.08.35)

« Je ne suis pas gai sur ma santé, sur mon état d'esprit, ce manque d'entrain pour quoi que ce soit. Ce que j'écris dans mon Journal s'en ressent. Le chagrin de vieillir, aussi. Cela surtout, je crois bien. Je ne songe qu'à être seul chez moi, allongé dans un fauteuil, à rêver à mon désenchantement. » (01.04.36)

« J'ai tenu pendant ma vie un Journal litté­raire. Le diable emporte cette manie écrivante. De quelque côté que je me tourne pour sa publication posthume, si le temps me manque pour le publier moi-même, je ne vois que perspectives de tripatouillages, de suppressions, d'adultérations, de pusillani­mités, de complaisances, de relations et de petits intérêts à ména­ger, moi bien enfermé dans ma caisse et mon publicateur ou ma publicatrice bien tranquille sur ce que je pourrais dire. Il me prend par moments l'idée de faire de tout ce papier un beau feu dans mon jardin.
Je ris de moi, le soir, enfermé seul dans ma chambre, assis à mon petit bureau, devant mes deux bougies allumées, de me mêler d'écrire, pour quels lecteurs, Seigneur ! au temps que nous sommes. » (13.06.38)

« Vieillir a un charme, un peu mélanco­lique, amer, mais réel, à se rendre compte de ce qu'on n'a plus : jeunesse du visage, années devant soi, inconscience, légèreté de l'esprit et du corps. » (22.12.38)

Sens de la répartie :
« Une employée du Mercure, Mlle Baschet, qui a été libraire et a quelques connaissances littéraires et le goût de la littérature, me disait ce soir à la librairie qu'elle s'est hier soir endormie fort tard, à lire mon Journal dans le Mercure. Je lui ai dit : « C'est la seule façon qui me reste de tenir une femme éveillée. » (30.04.40)

Psychologie liée à la guerre, à sa vieillesse (à l’approche de ses 70 ans) ?
« J'ai pris froid ce matin en faisant la queue à la boucherie. Je suis aussi dans un état de tristesse abominable. » (16.11.40)

Disparition de sa cyclothymie de début d’année :
« Chose curieuse, nouvelle pour moi : je n'ai rien eu aujourd'hui de ma mélancolie habituelle des fins et des commencements d'années. » (01.01.41)

« La femme, l’amour, me manquent énormément. » (16.02.41)

Jeunesse difficile :
« Je parlais de ma santé, l'autre jour, avec Auriant, et hier, avec mes voisins, les crémiers Delaunay. Condamné vers l'âge d'un an et demi par les médecins, par suite du manque de soins de ma première nourrice. Mon père parti habiter Coubevoie. J'avais 10 ans, couché dans un cabinet étroit, sans air, sans lumière et humide. Mis à travailler à Paris à l'âge de 16 ans, partant le matin de Courbevoie à 6 heures et demie, avec 5 sous pour déjeuner, en plein hiver des souliers troués, ignorant l'usage d'un pardessus et d'un gilet de flanelle, rentrant à Courbevoie à 8 heures et trouvant à dîner quand il restait quelque chose du dîner de mon père et de sa compagne. Quittant la mai­son de mon père pour vivre un ou deux ans avec Jeanne et sa mère, tous trois vivant fort chichement de mes appointements au journal La République française. Ensuite, vivant seul dans une chambre au 6e rue Monsieur-le-Prince, avec environ 3 francs par semaine. » (09.03.41)

Sur le Fléau :
« Je suis là, assis à ma table, à penser à ces affreuses choses, la vieillesse, la mort. Jolie comme elle l'a été, amoureuse comme elle l'a été, jouissant de l'amour par tous les sens, y mettant de la gaieté, un certain esprit, toutes les polissonneries possibles. (...) Pense-t-elle à tout cela, dans l'ardeur jalouse qu'elle a gardée à me vitupérer, me dénigrer, les soucis, l'âge n'ayant rien adouci chez elle à cet égard, malgré le ton toujours très amical de mes lettres ? (...)
Elle mourra sans un mot de regret pour tout le mal qu'elle m'a fait. » (01.09.41)

Détachement par rapport à la mort :
« Si je pars le premier, comme c'est bien probable, comme le commande la différence d'âge, M. D. me fera faire une pierre à même la terre, avec cette inscription :

PAUL LÉAUTAUD
Ecrivain français 1872­-

Cela sera du reste indiqué dans mon testament.
J'ai vraiment décidé tout cela, avec ce gardien, comme j'aurais décidé de l'achat d'un meuble, d'un vêtement. Aucun roman­tisme, aucune rêverie funèbre. Le regret de cette première place qui me plaisait tant, voilà tout. Le gardien a eu [ce] mot, en m'entendant parler du voisinage : « Oui, oui, je comprends, vous voulez être seul. » (27.12.41)

« Réveillé ce matin avec un moral abominable. Jusqu'à l'envie de ne pas me lever et de rester à dormir pour y échapper. Cette médiocrité, cette platitude, ce manque de tout ce qui me plaît et me plairait, (...).
Quand l'illusion manque, adieu le travail, et elle me manque terriblement en ce moment. Et pourtant, il s'agit de vivre, main­tenant. » (02.01.42)

« On arrive, quand on n'est pas trop démoli, qu'on est bien por­tant, et la tête en bon état, à tirer comme une vanité de son âge. C'est assez comique comme consolation. » (04.01.42)

Je ne suis pas brillant. Je me traîne et je n’arrête pas d’avoir faim. (21.03.42)

Je suis toujours dans un état d'esprit lamentable. Sans courage ni goût à rien. Mon travail ne m'intéresse pas. Il me faudrait quelque chose qui m'excite et ce n'est pas facile. Je passe mes journées dans le jardin, à ratisser, nettoyer, brûler des herbes. Je suis furieux contre moi, ce qui ajoute encore à mon marasme. (05.05.42)

Je vais fort bien à Paris, mais je me plais fort bien comme je suis. Je me suis toujours plu davantage seul. Je voudrais Seulement n’avoir encore que cinquante ans. (04.06.42)

Quand on est un vieux monsieur, ce sont là des sortes de petites satisfactions : sa mémoire, sa vivacité d’esprit intactes. (05.06.42)

Où est le temps où j'écrivais des chroniques de ce ton ? Octobre 1919. Quelques jours après, Descaves, dans une vingtaine de lignes, dans L'Intransigeant, écrivait que les cri­tiques dramatiques avaient un maître et trouvait à cette chro­nique tout le ton de Beaumarchais. Une chronique écrite en cou­rant, le plus facilement du monde, pour mon seul plaisir. Je suis tenté de dire que j'étais alors dans le plaisir des plaisirs de l'amour, et plaisirs partagés, - état qui m'a toujours merveilleusement excité l’esprit, et que je n’aurai trouvé, dans ma vie, qu’avec une femme, odieuse par tant d’autres côtés. (16.06.42)

Il faut que je change le genre de ce Journal, - il est bien temps. Tout est toujours trop long. Ce sera assommant à lire. Je suis trop porté aux détails. Les faits suffiraient. J'y gagnerais d'avoir moins de mon temps pris à ce travail. Ce n'est pas la première fois que je pense à cela. Que de choses encore j'aurais dû laisser de côté. (13.10.42)

J'ai reçu ce matin le petit compte rendu de Georgette dans Comoedia. Très élogieux. Cette remarque est très juste : que le temps laisse souvent intactes les oeuvres de modestie (c'est-à-dire d'un ton tranquille) et anéantit les ouvrages vigoureux (c'est-à-dire véhéments). (13.11.42)

Je suis rentré ce soir, chez moi, au sujet de cette lettre, dans le même état d'esprit qu'au temps de ses soudains changements d'humeur, de ses affreuses scènes subites sans le moindre motif, des rabaissements moraux et physiques de ma personne, si fréquents de sa part. Folle, venimeuse, agressive dans sa passion, me prenant à partie jusque dans la rue quand elle m'accompagnait du Mercure à la gare du Luxembourg, pour se montrer quelques heures après, quand pour lui faire plaisir je revenais coucher chez elle après mon dîner, la maîtresse la plus amoureuse et me disant : « Il ne faut pas écouter ce que je dis quand je suis en colère. » J'ai pu prendre certaines choses en riant : Admiration amoureuse, dans Passe-Temps, collection de ses propos textuels. Au fond, j'en étais accablé. Quelle ténacité ! quelle force de détestation, quel peu d'effet du temps passé, sur elle. Elle n'a pas changé d'une ligne. Au fond, elle m'aime toujours. (14.12.42)

Je me suis levé cette nuit, comme chaque nuit, pour entretenir mon feu. Il était 2 heures moins dix. Il y a 71 ans, à ce moment, j'avais à peu près une heure d'existence. 71 ans ! Qu'ai-je eu de bon ? Qu'ai-je eu de mauvais ? Le bon l'em­porte-t-il sur le mauvais, ou le mauvais sur le bon ? Je serais bien embarrassé de le dire. Je crois bien que je pencherais pour le second. J'ai eu en tout cas de la chance pour ce qui m'intéressait par-dessus tout dans ma vie d'homme : la littérature. (18.01.43)

Passé un bien fichu moment : pensé à ma mort, aux quelques bêtes qui me restent et qui passent pour moi avant tout, et à mon sacré Journal, qui me donne tant de soucis depuis quelques années. Que deviendront les premières, s'il en est encore là à ma mort ? Je n'ai aucune confiance en Marie Dormoy, malgré ses assurances, ses protestations. Je la connais trop bien. Les bêtes ne l'intéressent pas au degré qu'il faudrait. Nature trop sèche, trop pratique avant tout, trop guidée en tout par l'intérêt moral ou matériel. (20.01.43)

On ne juge des choses que lorsqu'elles sont passées. C'est comme pour le fléau. Si j'avais mieux et plus justement réfléchi, si j'avais su mieux la prendre : avec moquerie et un peu de domination au lieu de souffrir, et si au lieu de souffrir à ce point de ses odieux procédés j'avais su reconnaître les effets d'une extrême passion pour moi, de son affreux caractère, si je l'avais flattée, elle si vani­teuse, toujours à se célébrer intellectuellement et physiquement, quelle transformation de notre liaison. Je n'aurais plus eu proba­blement que la merveilleuse amoureuse qu'elle était dans ses bons moments, la femme si bien à ma mesure. (08.04.43)

Quelle fin de vie j'aurai ? Quand je suis seul chez moi, d'une tris­tesse profonde, qui m'atteint jusque dans mon travail. Soixante-douze ans et demi ! J'ai beau me porter fort bien, trotter, porter mes charges, faire les corvées de ma maison sans aucune fatigue, et avoir gardé toute ma verve et le piquant de mes propos en société, la vieillesse m'affecte profondément, et la pensée de la mort. Ma vue est devenue très mauvaise. Moi qui écrivais si rapi­dement, il me faut écrire le nez sur mon papier, sans toujours bien voir ce que j'écris. Et une autre chose pire. Depuis deux ans, ou plus, je n'ai plus que deux dents au maxillaire supérieur : une, postiche, qui tient à peine, l'autre qui bouge. J'ai un appareil à ce maxillaire, - je n'ai pu supporter celui que je m'étais fait faire pour le maxillaire inférieur, qui n'avait rien pour le tenir, qui, de plus, me viciait le goût de tout, - qui tient à ces deux dents. J'ai gardé jusqu'ici le visage sans déformation de ce fait. J'ai rendez-vous environ tous les deux mois chez mon dentiste, pour surveiller. J'en avais un aujourd'hui. Il me fait prévoir que la dent postiche va me lâcher un jour ou l'autre. Que ce sera le tour, un jour, de l'unique dent vraie qui me restera. Ce jour-là, comment tiendra l'appareil ? Il ne tiendra pas. Il se promènera dans ma bouche. Je devrai même l'enlever pour manger. Je serai joli, alors. C'est pour le coup que je ressemblerai à Voltaire, - s'il est vrai que je lui ressemble ? - ou au portrait par Rouveyre, le portrait à la canne, si comiquement anticipé, - il est de 1923. Ce jour-là, je crois bien que je m'enfermerai chez moi, en tout cas que je n'accepterai plus aucune invitation à déjeuner où que ce soit. (02.07.43)

Un grand écrivain est celui qui écrit une œuvre procédant d'une certaine esthétique (mot joliment privé de sens pour moi), ayant un caractère d'art personnel, ou en donnant l'illusion, exprimant un ensemble d'idées et de sentiments d'ordre général ou en donnant l’impression, et, point le plus important, qui, surtout reflète son temps (Dieu sait si je me suis détourné du mien), une œuvre formant un ensemble, un tout et reflétant son temps. Je n'ai écrit que des morceaux, selon la circonstance, l'occasion, le sujet, jetés sur le papier selon mon humeur du moment. Non, je ne suis pas un grand écrivain. Je suis un anecdotier, un écrivain de moments, un « moraliste à rebours » comme je me suis qualifié moi-même, « un écrivain pour gens de lettres » comme je l'ai dit aussi moi-même et que Vallette trouvait si juste, - vif, prompt, occupé de son seul plaisir, spontané, pas ennuyeux ni prétentieux, avec quelque esprit, et sans jamais me prendre au sérieux, ni pontifier, ni professer, cela et rien de plus, et qui me suffit parfaitement. (28.01.47)

Je fais une fois de plus, sur moi-même, cette réflexion, que j'ai déjà notée, je crois bien, à propos de la mort de Fargue : je ne suis pas, comme écrivain, un créateur. Je puis être un esprit ori­ginal. Je puis même avoir une personnalité d'un certain relief. Je n'ai rien créé, je n'ai rien inventé. Je suis un rapporteur de propos, de circonstances, un esprit critique, qui juge, apprécie, extrêmement réaliste, auquel il est difficile d'en faire accroire. Rien de plus. Je peux ajouter : le mérite d'écrire avec chaleur, spontanément, sans travail, prompt et net, - et quelque esprit. (17.06.48)

Curieux état d'esprit dans lequel je suis depuis quelque temps, et de plus en plus : hostilité à l'égard de tout, choses et gens, et cela, avec grande jouissance. Je m'en rends bien compte : je m'enfonce de plus en plus dans la solitude. Les lettres qu'on m'écrit (en moyenne deux par jour) m'assomment. Je reste des semaines à y répondre, quand j'y réponds. Je refuse les invitations. Je m’assomme en société. Impatience des conversations. (22.05.49)

Je me suis bien retenu d'y mettre également tous les dossiers du Journal, dont le travail, les soucis de sa publication, mainte­nant, ou quand je n'y serai plus, et par qui ? sans compter mon doute de son intérêt après si longtemps, m'assomment de plus en plus. (19.08.49)

Les événements heureux sont des choses neutres, sans pro­longements, qui ne fournissent sujet à aucunes réflexions. Tout le contraire pour les tuiles, les échecs, les déconvenues, tous les désagréments petits ou grands. (26.11.49)

Je n'ai pas lu un seul des livres parus depuis la Libération, dont certains ont été et demeurent si célé­brés, comme je n'ai aucune envie d'aller voir les pièces des nou­veaux auteurs dramatiques. Quand j'en reçois (des livres), je les donne ou, découpant l'envoi, les mets à ma porte, pour qui voudra les prendre. Il peut paraître y avoir là du parti pris, mais c'est ainsi, désintéressement complet. Mon siège est fait, et ce que j'ai dans la tête m'intéresse bien davantage. Donc, rien de neuf de ma part. (25.08.50)

Au fond, pas un mot de vrai de ma part. Je sais qu'il n'aura rien, que tout cela m'as­somme. Écrire de façon lisible m'est devenu un supplice. Est loin le temps que j'écrivais en courant, et avec vif plaisir. Aujour­d'hui, corvée sur toute la ligne. (29.09.52)

Malgré tout mon travail en retard, malgré une quinzaine de lettres à écrire, j'ai passé ma journée à dormir, dans le dégoût de tout. J'en ai honte vis-à-vis de moi-même. (13.06.53)

J'ai complètement négligé de tenir ce Journal, depuis dix ou quinze jours. A la fois apathie, mauvais moral, dérangement par des visites, rêveries mélancoliques, « délectation morose ». Je vais essayer de me rattraper. (22.06.53)

« Pensée de cette nuit : je comprends qu'on travaille à rétablir la santé d'un homme de 60 ans. Mais un homme comme moi, qui vient d'entrer dans sa 85 e année, et qui est atteint, et si sérieusement, et sur tant de points, dans sa santé, et, de plus ayant cessé de s'intéresser à tant de choses, n'est plus guère bon qu'à faire un mort. » (23.01.56)

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