Les séductions littéraires

« Il n’y a pas un écrivain qui me donne plus l’envie d’écrire que Stendhal (...) » (09.06.03)

« Je lis dans La Nouvelle Revue française le premier morceau du Bal du Comte d'Orgel de Radiguet. C'est remarquable. A voir vingt ans et écrire de cette manière. Auriant me raconte que le bruit court que Le Bal du Comte d'Orgel est de Cocteau.
J'en parle à Dumur, qui a aussi entendu raconter cela. Pour Le Bal du Comte d'Orgel, je dis à Dumur qu'il est bien étonnant qu'il soit de Cocteau. Rien de son genre, de son style à facettes, de ses ellipses de clown littéraire. Il a bien du talent. Il faudrait qu'il en ait diablement pour être à volonté si différent. Dumur me dit que le manuscrit du Diable au corps que possède... est de quatre écritures différentes et qu'il aurait été écrit par Cocteau, Grasset, un autre et Radiguet lui-même. Dumur me dit que Georges Le Cardonnel lui a fait aussi l'éloge du Bal du Comte d'Orgel. » (30.06.24)

Je ne lui ai certes jamais fait ma cour, non plus qu'à aucun autre, et je n'ai jamais eu de lui que de bons procédés et des paroles de sympathie. Je le compte au nombre des trois écrivains de valeur qui ont été ainsi avec moi, sans nulle flatterie de ma part : Schwob, Gourmont et Gide. Dans un autre genre viennent Mirbeau, Renard et Descaves. » (24.12.26)

« J'ai parcouru les trois volumes de Si le grain ne meurt. Je connaissais déjà toute la partie souvenirs littéraires, parus dans la Nouvelle Revue française. J'ai lu certaines pages de souvenirs d'un autre genre. Eh ! bien, Vallette a beau dire : c'est très beau, tant c'est ardent, passionné, tant c'est l'amour, également, - tout comme l'amour normal. Ce n'est pas du tout le vice. C'est vraiment l'exaltation amou­reuse, comme on peut l'éprouver pour une femme. Gide 1'a éprouvé - et exclusivement, il ne s'en cache pas, - pour de jeunes Arabes très beaux physiquement et qu'il n'avait nulle­ment à prier pour les avoir dans ses bras et tirer d'eux sa volupté. S'effaroucher de cela, en être choqué, le réprouver, etc., etc... quel sot esprit il faut être, quel petit esprit aussi ! Qui peut se dire bien sûr de n'avoir jamais été troublé, de n'avoir jamais eu certaines idées, même éprouvé obscurément certains désirs, à la vue ou à la fréquentation de certains tout jeunes gens au visage et aux manières... Je ne suis pas de ceux-là, en tout cas. (...) Dans les choses de l'amour, tout est possible, tout est humain et tout se vaut. » (26.12.26)

« Il faut bien dire aussi qu'il y a dans le Journal de Renard des traits de moraliste extrêmement remarquables. Ces deux exemples, que j'ai trouvés ce matin en rouvrant ce dernier volume au hasard :
L'homme se dépeint par quelques mots qu'il laisse échapper. Dès qu'il fait une phrase entière, il ment.
C'est surtout en amitié que l'hypocrisie peut durer longtemps. En amour, il ne suffit pas de parler : il faut agir. L’amitié peut se passer longtemps de preuves.
Chamfort eût signé cela. » (18.05.28)

Dans une déclaration à Auriant.
« Un grand écrivain est celui qui a une influence par ses livres, sur la société et les moeurs de son époque. » (21.03.29)

« Auriant a relevé cela, et il m'a demandé ce qu'est, à mon avis, un grand écrivain. Je lui ai répondu : « Un grand écrivain est celui qui a une influence par ses livres, sur la société et les moeurs de son époque. Par exemple Goethe est un grand écrivain. Il y a eu toute une génération qui a été amoureuse à la façon de Werther. Chateaubriand aussi est un grand écrivain : il a mis chez les gens de son temps une sorte de romanesque, un état de rêverie et de mélancolie à l'image de René. » Auriant s'est mis alors à pro­noncer le nom de Barrès. J'ai dit : « Barrès aussi, dans ce sens, a été un grand écrivain. Il y a eu toute une génération de jeunes barrésistes par leur façon de sentir et leur façon de penser. L'effet des premiers livres de Barrès a été prodigieux. Le Jardin de Bérénice, par exemple. Il faut se reporter à l'époque, quand on avait vingt ou vingt-deux ans et qu'on lisait cela. » (21.03.29)

« J'ai dit - je le rapporte peut-être moins bien que je l'ai dit dans l'animation de la conversation - ce qui fait l'écrivain, ce n'est pas seulement ce qu'on voit extérieurement de son art, c'est quelque chose de tout spirituel, d'abstrait, un certain ton, un certain accent. On sent tout de suite cela quand on lit une page de Mérimée, par exemple... On ne sent rien de cela chez Giraudoux, ni chez Monther­lant. » (10.05.29)

« Je considère André Gide comme le premier écrivain de ce temps. Ma raison : l'influence qu'il a. Il n’y a pas à s’occuper si elle est bonne ou mauvaise. Elle est, et elle est encore plus spirituelle que littéraire, ce qui double son importance.
Je ne fais pas ma lecture favorite de ses livres. Ses héros me sont plutôt antipathiques. Ils ont des préoccupations morales dont tout m'est étranger. Aucune communion d'eux à moi. Il me font même pitié et je les plains, mais je sais voir les mérites, l'intérêt, même de ce qui ne me plaît pas.
André Gide n'écrit pas les livres qu'un autre que lui pour­rait écrire. C'est un point de vue que j'ai pour juger les oeuvres littéraires : si un autre que leur auteur aurait pu les écrire. » (31.03.30)

Enthousiasme littéraire :
« Dans La Courte Paille, n°2, 15 décem­bre 1931, quelques pages de Pio Baroja, des sortes d'opinions littéraires, absolument remarquables, des traits d'une justesse étonnante, qui sont comme une révélation et ensuite comme l'évi­dence même, par exemple sur Shakespeare : sa rhétorique et sa joie supérieures à ses pensées et à ses types de personnages. Sur Cervantès : l'invention de don Quichotte et de Sancho égale, en littérature, à la découverte de Newton en physique, le rapproche­ment, ou la comparaison, plutôt, entre Molière et Cervantès. En France, pour le premier, l'existence de Descartes et de Gassendi, en Espagne, pour le second, l'enseignement naissant de Loyola. D'autres appréciations, d'autres points de vue qu'on peut ne pas partager, mais extrêmement intéressants. Quel plaisir de lire des choses neuves, personnelles, vivement senties et pensées et expri­mées de même. Cela ravive le goût, et le talent, et le plaisir à écrire.
Pour Shakespeare, en effet, pour les gens de son temps, tout ce qu'il mit en scène semblait peut-être prodigieux. Pour nous, aujourd'hui, ce qui nous semble admirable, c'est surtout la façon dont c'est fait. » (13.01.32)

« Régnier est tout à fait un vieux monsieur, tout en gardant sa distinction et tout droit qu'il reste. Je pensais ce soir en le regardant aux sentiments qui peuvent l'animer. Il doit certainement garder une préférence à son œuvre de poète. Il a dû avoir bien des rêveries en composant ce choix de ses poèmes, dans beaucoup desquels il y a tant de sa vie intime. C'est un vrai poète, peut-être un grand poète, dont le nom vivra certainement. Il a exprimé de telles rêveries, de telles mélancolies, dans un langage extrêmement harmonieux. » (04.08.32)

« Ce soir, mort de la chatte Boule de Neige, si vagabonde et si charmante. Il y a onze jours, au milieu de la nuit, mort du chat Gaspard, un vieux matou enlevé au Luxembourg en décembre dernier. Le vieux chat Pépère n' est pas brillant depuis quelque temps et certainement est sur sa fin. Affreux spectacle que la mort d'une bête, toute pareille à la nôtre, cette agitation ner­veuse, cet étirement de tout l'être, ces deux ou trois cris à la fin, ce roidissement. Aucune différence. » (15.07.33)

« C'est un peu vif comme termes. C'est en même temps très beau comme vigueur d'invectives. Je fais miennes complètement ces appréciations, n'ayant changé en rien sur ce point depuis ma jeunesse. » (25.01.36)

« Le Cardonnel est un exemple typique des méfaits du journalisme sur un véritable écrivain. Je l'ai déjà noté, certainement. Il a de grands dons de critique littéraire. Il en a donné des preuves. Il aurait certainement fait là une carrière remarquable. » (30.03.36)

« J'ai acheté hier Le Misanthrope, dans une édition bon marché : l fr. 75, ne sachant où j'ai mis mon petit volume de la Bibliothèque nationale. Relu hier soir et tantôt. Cela, c'est un chef-d’oeuvre, dans l'ensemble, dans les détails, dans le sujet, dans les circonstances, comme dans l'expression. Cela durera autant qu'il y aura des hommes et des femmes. » (24.01.37)

« Jamais on n'a vu une pareille époque de littérature alimentaire. Il n'y a plus d’oeuvres. Sans doute parce que le temps n'y est plus. Surtout parce que tous les écrivains veulent vivre de ce qu'ils écrivent. » (18.10.37)

Sur un article de Benjamin Crémieux :
« (...) exemple de ce qu'un critique, extrême­ment intelligent, extrêmement lettré, connaissant ce dont il parle, peut découvrir chez un auteur, lequel certainement n'a pas pensé si loin en écrivant. Rouveyre n'a aucune culture, il ne lit guère et n'a guère lu. Il était certainement à cent lieues, en écrivant : Silence, [de penser] qu'il écrivait un roman cornélien. Il doit être éberlué, dans le secret de lui-même, de la portée qu'on trouve à ses romans. Ce qui revient d'ailleurs à faire son éloge, à reconnaître son talent d'analyste. Silence est l'histoire (la suite plutôt de l'histoire) d'une de ses liaisons, qu'il a dû mener comme il la raconte, sans voir plus loin que de se peindre lui-même. Si son livre est un livre de valeur (en plus de l'intérêt qu'il a pu trouver à l'écrire), c'est bien sans qu'il s’en soit douté une minute. Il y a toujours de l'incons­cience dans le travail d'un écrivain, si conscient qu'il soit. » (10.06.38)

Position littéraire :
« Je lui ai apporté [à MD] ce roman anglais, si séduisant dans son étrangeté. Je lui dis, à ce sujet, en lui décrivant un peu ce livre, combien, une fois de plus, je serais incapable de trouver des jolies choses comme celles qu'on y lit. Je ne suis pas un artiste. Je suis un réa­liste. Je le suis peut-être trop. C'est la première fois que je parle de cela avec une femme. Et il faut que cela m'arrive à mon âge. » (17.11.40)

Antisémitisme littéraire :
« Ce que je pense du talent de Suarès, un talent extraordinaire à singer la profondeur, à produire des effets, à don­ner l'illusion de grandes choses, bien une littérature de juif, et que chaque fois que j'ai dit cela même à de ses admirateurs, on a été obligé de reconnaître que je juge vrai. » (05.12.40)

La critique dramatique dans le sang :
« Jouvet toujours admirable dans L’Ecole des femmes. Une tra­gédie, cette pièce ! Je compte bien écrire une partie de chronique sur ce sujet. Quel plaisir ce doit être de jouer un rôle comme Arnolphe ! Ne comptent au théâtre que les rôles de ce genre, si près de l'humanité vraie. Et le vers de Molière, sa concision, sa plénitude ! A côté, quel bavardage, Racine ! Et que d'enjolive­ments, que d'élégances, que de couplets poétiques, au détriment de la vérité ! Taine le disait : « On ne sait quel est le plus faux de Racine ou de Corneille. » (15.12.40)

Eloge littéraire :
« Terminé ce soir La Vieille Fille de Balzac. Prodigieux : l'histoire, et la description morale des personnages. On se sent bien petit écrivain devant de pareils livres.
Balzac, soutien, du trône et de l'autel ? Du trône, oui. Mais de l'autel ? Le passage où il pose cette question : si c'est la stupidité qui mène à la religion, ou la religion qui mène à la stupidité ? » (25.01.41)

Eloge littéraire :
« La Vie d'Henri Brulard, les Souvenirs d'égotisme, toujours des livres uniques pour moi. Moins par leur contenu, peut-être, que par le ton. Le ton vraiment d'un esprit et d'une âme (si ridicule que soit ce dernier mot). » (25.02.41)

Critique littéraire de Céline :
« J'ai voulu démontrer à Combelle que Céline n'est qu'un Jehan Rictus en prose, que la grossièreté, la vulgarité sont faciles, que le ton populacier (à vomir) n'est pas le talent, qu'il y a chez Céline du dément (trépané), qu'il écrit pour ne rien dire, qu'il est victime d'une illusion dont il reviendra. Peine perdue. Il en est féru jusqu'à l'absolu. » (12.03.41)

Critique littéraire de Valéry :
« Mais bien des chinoiseries, de la complication pour la compli­cation. Et une méconnaissance, ou un oubli de la langue... Je n'en reviens pas, et cela me ferait envoyer au diable ces deux livres.
A chaque page : ceci pour cela, voici pour voilà. Des phrases commençant par : L'on... Parlant d'un écrivain contemporain, il écrit : un écrivain moderne... Il fait du mot intellectuel un subs­tantif. Il supprime le pas dans des phrases négatives, ce qui ne doit se faire que lorsque suit une condition : Ceci veut dire qu'il ne faut [pas] s'occuper des morts. Il écrit : la page mécontente. Comment une page, une feuille de papier, peut-elle être mécon­tente ? En réalité, c'est un précieux, malgré son apologie sans arrêt du style dépouillé. Et précieux, passe encore ! Mais ignorer ou négliger la langue à ce point ! Et son autre apologie du mystère et de la difficulté dans la chose littéraire. En voilà une plaisanterie ! Candide vaut cent fois tout Mallarmé et la pensée sans l'émotion n'est plus que de la versification. Il l'a reconnu lui-même ce jour qu'il m'a dit dans mon bureau du Mercure : « Je ne suis pas un poète. Je suis un versificateur. » Il est aussi pas mal agaçant avec son éternel discours sur la fabrication littéraire. »

« J’ai horreur de la littérature démocratique : Jules Romains, Duhamel. » (24.07.41)

Sur Edmond Pilon, à mettre au... pilon :
« Un style de confiseur, ou de ces cartes-chromos pour fêtes, anniversaires ou jour de l'an, - à vomir. Il faut reconnaître que cela se vend fort bien. » (22.08.41)

Eloge littéraire sur Suzanne et les jeunes hommes de Duhamel :
« un conte de fée, une rhéto­rique interminable sur les fleurs, la musique, la campagne, des « morceaux de bravoure » d'ailleurs très réussis, une émotion de décor plus que de fond, et des flots d'adjectifs : le miroir perfide, le miroir ténébreux, le langage prêté à des choses inanimées (le pro­pos prêté, à la fin du livre, à la machinerie du paquebot se met­tant en route), est du vrai roman-feuilleton, pour finir dans le ton tout à fait d'un roman de Régnier, le lyrisme et les images n'arrêtant plus. J'étais émerveillé au début. Je n'ai que lassitude en terminant. J'avais pris en commençant quelques notes pour lui écrire. Lui écrirai-je ? Il faut toutefois reconnaître dans ce livre une diversité de tableaux, de personnages (extrêmement nom­breux) et une imagination (poétique) remarquables. Je me fais, comme écrivain, l'effet d'un comptable, auprès de cela. » (08.12.41)

Critique littéraire à Rouveyre :
« Toute consommation est affreux, prête à équivoque, amènera la plaisanterie. Que je vois bien comment ce titre lui est venu. Un ressouvenir inconscient de l'expression religieuse en latin, Consommatum est : tout est consommé. Qu'il prenne alors carrément cela. Encore que je croie bien que cela a déjà été pris comme titre d'un livre. Que je vais le faire tomber de son contentement de cette trouvaille, mais que je m'en voudrais de ne pas lui donner mon avis sincère. Et ce titre pas seulement affreux, mais vulgaire, qui plus est. » (31.12.41)

A propos du Brulard :
Je lui ai dit que c'est un livre unique, que je suis sur ce point de l'avis de Gide, unique par son ton, son naturel, son abandon, les choses écrites comme elles lui revenaient à l'esprit, chacune en éveillant une autre qu'il notait sans l'affreux ordre des souvenirs habituels qui s'appelle la chronologie, il est vrai aussi par la sensibilité extrêmement particulière de l'auteur et que c'est à son propos que j'ai fait cette découverte, depuis quelque temps, que les Souvenirs ont plus de charme, de séduction, qu'un Journal par la sorte de rêverie, de regrets, d'embellissement des choses qu'ils comportent, effets du recul, du temps passé, alors qu'un Journal n'est quelquefois que comme une comptabilité de faits. (09.01.42)

Je suis aussi de plus en plus agacé par la réputation du Petit Ami, cette merveille, ce chef-d’oeuvre, que nombre de gens recherchent, paient, quand ils dénichent un exemplaire, des prix démontants, quand il est pour moi un livre manqué, incomplet, par trop de fantaisie à. la place de toute la vérité, et tant de pas­sages de mauvais goût. L'histoire est curieuse, c'est entendu, elle a son attrait... d'un certain genre, mais c'est le livre d'un bien jeune homme. Passe-Temps est bien supérieur, qui est le livre d'un homme. Je suis presque tenté d'en dire autant de mon pro­chain petit volume de Notes retrouvées. On dit toujours que l'auteur est mauvais juge. Je dis, moi, qu'il est le meilleur. (24.01.42)

Je le note tout de suite de peur de l'oublier : je n'ai jamais trouvé que Gide écrive aussi bien qu'on le dit. Loin de là, même. Il a pour moi le style de sa forme d'esprit : maniéré, réticent, hésitant, et souvent le style d'un précieux, avec des inventions fâcheuses. Cette seule citation, cette peur de n'aussitôt... Vraiment, les gens qui trouvent que c'est là écrire à la perfection !... J'ai acquis pour lui, ces dernières années, l'homme (sa forme d'esprit, sa conduite sociale, pas l'homme privé, généreux, désintéressé, dédaigneux des honneurs et de la publi­cité) et sa littérature, une antipathie extrême. (...) Je note ici, pour ne pas l'oublier, ma définition morale et littéraire de Gide, qui a toujours rencontré l'approbation : un homme qui ne fait jamais un pas en avant sans en faire aussitôt deux en arrière. (14.05.42)

(...) roman de Paul Bourget : Le Sens de la mort, tableau d'une « attaque » (guerre de 1914). C'est sans conteste de la basse littérature, fabriquée dans le plus mauvais sens du mot, bêtement injurieuse pour l'ennemi (comme si les soldats d'un côté et les soldats de l'autre n'étaient pas d'égales victimes). Jamais je n'aurais sup­posé cela de Bourget. Je le croyais tout de même d'un autre niveau. Je regrette les deux lignes que j'ai ajoutées à une chro­nique le concernant, dans mon second volume de chroniques dramatiques, sur « l'estime qu'on lui doit pour sa vie tout entière vouée aux lettres ». Il n'en mérite aucune. (17.12.42)

Quelle merveille, fertile en profondes jouissances de l'esprit, que la considération de très grandes oeuvres littéraires, dans leur succession, toutes se rattachant aux précédentes, les continuant, en y ajoutant une nouveauté, un pas de plus, dans le fond comme dans l'expression, dans la pensée comme dans le style, dans les nuances de l'esprit comme dans celles de la sensibilité, et les nouvelles faisant découvrir dans les précédentes que quelque chose dans celles-ci les annonçait plus ou moins. (18.10.43)

Je relis, tantôt, dans le volume des Plus belles pages du Mercure, les préfaces de Stendhal. Que j'ai eu raison, que j'ai montré un goût sûr en les réunissant là. Quel ton charmant, quel abandon, quel naturel. C'est à la fois l'homme et l'auteur. Quel plaisir ce doit être d'écrire des préfaces à ses ouvrages ! On peut s'amuser, dissimuler, inventer, déguiser les circonstances, se dégui­ser soi-même. La préface de La Chartreuse : « C'est dans l'hiver de 1830, à trois cents lieues de Paris, que cette nouvelle fut écrite... », alors que ce roman fut écrit des années plus tard dans une chambre d'hôtel rue de Richelieu. Je n'aurai pas connu ce plaisir. Il doit falloir une grande fertilité d'idées, d'observation, de souvenirs, peut-être aussi des ouvrages d'un certain genre, pleins de person­nages, de faits, d'action, ce qui n'a pas été mon cas. Ma carrière littéraire se ressent bien de ce fait que ma vie a été partagée en deux : employé pour assurer ma subsistance, la littérature, pour mon plaisir, ne venant en quelque sorte qu'en second. (21.01.45)

Je n'ai jamais écrit un mot, un seul, par méchanceté. Cela a toujours été bien autre chose : malice, raillerie, horreur de l'étalage, de la niaiserie, des faiseurs de grandes phrases et de grands sentiments, et extrême plaisirs à montrer leur comédie. Je me rappelle le mot de Valéry que m'a rapporté Mme Julien Cain, au déjeuner chez Benjamin Crémieux : « Léautaud n'est pas méchant, il est mauvais », sans que je sois encore arrivé à démêler la différence entre les deux. Ensuite, Henri Clouard, à son tour, lui aussi, me jette dans les jambes Montaigne. On ne trouverait son nom nulle part dans tout ce que j'ai écrit. Je n'ai jamais pu le lire. Quand j'étais tout jeune homme, à l'époque de mes grandes lectures, j'ai acheté les Essais. Après les avoir lus, ou plutôt essayé de lire une dizaine de pages, j'ai renoncé et j'ai bazardé les volumes. (26.05.49)

Colette, ses livres comme son théâtre, c'est de la littérature commerciale. Il n'y a qu'un seul grand écrivain aujourd'hui, c'est M. François Mauriac. Je n'ai pas lu un seul de ses romans. Ses articles me suffisent. On sent que ce qu'il écrit lui tient à la chair, est vraiment lui. C'est le véritable écrivain, celui dont les écrits expriment à ce point l'homme qu'il est. La litté­rature extérieure à son auteur est sans intérêt. Je sens que M. Mau­riac doit faire chaque jour son examen de conscience et qu'il n'en est pas toujours satisfait, comme son esprit, changeant, versatile, se donnant, se reprenant, au hasard des jours et des circonstances, brûlant ce qu'il a adoré, adorant ce qu'il a brûlé, se reniant lui-même. Il est plein d'intérêt. (13.03.51)

(...) qu'est-ce que c'est qu'un homme qui tient un journal ? Un bavard, un col­lectionneur de propos, d'anecdotes. Cela ne requiert aucun talent. Rien d'un créateur. Autant dire un zéro. Preuve de la dégringo­lade actuelle, s'étendant jusqu'à la littérature, les gens sont innom­brables aujourd'hui qui écrivent leur journal. Je pourrais ajouter cela aux méfaits littéraires du vieil Edmond de Goncourt [illi­sible], avec son Académie et son Prix. Je peux me tenir dehors pour ma part. Le premier texte de mon Journal est de l'année 1893. J'avais vingt ans. Je ne connaissais rien encore des Gon­court, ni leur Journal, ni les projets du survivant. (01.01.52)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire