Tel qu'il est perçu

« Que de bonnes volontés rencontrées. Ah ! je pourrai le dire : j'aurai inspiré de la sympathie à tous ceux qui m'auront connu, et je suis si sec, pourtant, trois jours après les choses. » (06.05.03)

Léautaud reconnaît la justesse de certaines critiques de Gaston Le Révérend dans un article :
« (...) et me traite de « faux grand seigneur retour de l'émigration ». Par contre, éloge de ma franchise, de ma jeunesse d'esprit, des mots que j'ai eus sur la guerre, sur Pascal et sur Stendhal. Pour finir, ceci : que je ne suis désagréable à lire que par intervalles, alors que tant d'autres le sont toujours. Cet article m'intéresse, dans son ensemble. On ne se connaît jamais bien soi-même. Il est aussi curieux de savoir quelle image se font de vous les gens qui vous lisent, comment ils se représentent votre personne dans leur esprit, comment ils vous voient. C'est presque aussi impor­tant que ce qu'on écrit, cette impression morale qu'on fait à ses lecteurs. « Un faux grand seigneur retour de l'émigration. » Par exemple, est-ce que vraiment je donne cette impression d'un aristocrate bourru, cynique, brusque ? Cela m'a rappelé ce que m'a dit une fois Vallette, un jour que nous parlions politique (pour employer un mot commode). « Au fond, vous êtes un aristocrate. Tous vos faits et gestes, vos façons d'agir, le prouvent. » C'est vrai tout au moins dans le domaine des choses de l'esprit. » (01.03.24)

« Elle [Mme Cayssac alias la Panthère ou Le Fléau, à vérifier] m'a dit aussi une chose profondément vraie : « Vous avez toujours fait votre malheur vous-même. Cela ne vous déplaît pas, du reste. Vous aimez assez être malheureux. Cela vous plaît. Vous y trouvez une sorte de jouissance. Vous vous amusez à casser les choses exprès. Vous me l'avez dit vous-même : vous avez fait ainsi avec votre première maîtresse, avec votre mère. » Il y a beau­coup de vrai. Je n'ai pas encore tout à fait perdu ce goût pour les choses malheureuses. » (29.06.24)

« Bost à mon sujet, relativement aux « bons mots » et à « l'esprit ». Prenant prétexte que je suis un « homme timide » il prétend que je n'ai pas dit les mots que je rapporte et que je ne mets mon esprit que dans mes livres. Celui-là ne me connaît pas. Cela a été le pre­mier mot d'Auriant à la lecture de ce passage. Ce sera le premier mot de tous les gens qui me connaissent et qui le liront.

« Je me suis amusé à constater que de tous -Vallette laissé de côté - je suis celui qui compte le plus comme écrivain. J'ai poussé cet amusement à considérer les auteurs vivants du Mercure qui ont vraiment une réputation : Régnier, Duhamel (Duhamel vient même avant Régnier), Jammes. Je crois bien que je peux me nommer pour le quatrième. J'écris cela sans avoir le catalogue sous les yeux. Il faudra que je le regarde, si j'y pense. » (26.02.30)

« Je suis depuis longtemps très en faveur auprès des Surréalistes, dont je ne connais guère que André Breton, je crois, car je ne suis pas sûr que ce soit lui et que je ne confonde pas avec un autre, et le charmant Aragon, excellent écrivain, qui d'ailleurs, je crois, ne fait plus partie du groupe. Je reçois tous leurs tracts, leurs mani­festes, leurs polémiques. (04.07.32)

« Mme Cayssac me parlait, il y a quelques jours, de l'air dur, selon elle, que j'ai sur le visage dans la rue. Je pense qu'elle exagère. En tout cas, comment ne pas avoir l'air dur, en pensant qu'il y a des gens, et nombreux, qui sont capables de jeter à la rue un petit être dans cet état, un petit être qui ne peut ni réclamer ni se défendre. L'air dur ! On l'aurait à moins, en pensant à de pareilles canailles. » (16.11.33)

« Les aphorismes (j'emploie ce mot commode) sur l'amour, que j'ai publiés l'année dernière dans le Mercure, me valent un bel envoi sur un volume que j'ai reçu aujourd'hui d'Antonin Artaud, un écrivain surréaliste, je crois :
à Paul Léautaud
qui connaît l’érotisme franc et vigoureux
des hommes libres.
» (07.05.34)

« L'admiration de Mauriac, pour un écrivain de mon ordre ! Ces gens croient vous faire plaisir. Ils croient qu'on est sensible à ce langage. Un langage passe-partout. Le langage de gens qui songent toujours à se faire des amis, des partisans. C’est pitoyable. » (21.11.36)

Léautaud comédien :
« C'est peut-être vrai ce qu'on me dit sou­vent, que j'aurais fait un acteur remarquable dans le comique. Quand je raconte une anecdote, une histoire, autant de person­nages qu'elle compte, je les joue, par le visage, chacun, tour à tour. » (19.12.40)

Critique théâtrale de comportements :
« Je me suis trouvé amené à leur parler de ce que j'ai vu, des impressions que j'ai eues, des occasions de la bêtise humaine, les premiers temps de l'occupation : les fuyards, les pillards, les maris égarant leur femme ou l'inverse, et aussi nos hauts fonctionnaires quittant tout pour fuir avec leur valise, le comique, la bouffonnerie de tout cela pour moi, tout cela avec l'entrain, la verve, le comique, la mimique que je mets toujours dans mes propos. » (30.12.40)

Personnalité ambivalente :
« Ils se méprennent complètement sur moi. Et de plus, écrire dans une publication genre du Rire ! Un public de lec­teurs illettrés ! Il se pourrait bien que je leur déclare que je renonce.
Je fais aussi cette autre réflexion : oui, oui, je suis brillant avec les gens, amusant, spirituel, prompt, vif, plein d'entrain dans mes propos, j'émerveille même certainement par la jeunesse d'esprit qui m'est restée. Je les vois suivre sur mon visage, comme un spectacle, les expressions de physionomie dont j'accompagne mes propos. Quand je me retrouve seul, le vrai remonte, le fond réel de ma nature, le désenchantement, l'indifférence à presque tout, le goût de la solitude et de la rêverie, cela uniquement. » (30.12.40)

« (...) on a annoncé ma mort en zone libre. » (27.05.41) cf. les conséquences : Billy et ses exagérations, les éloges (p.342 & s.).

Réaction à ces articles tous azimuts :
« Une fois de plus, je n'en reviens pas. Je n'en puis croire un mot, et j'éclate de rire comme toujours, avec un peu de tristesse. Et pourquoi cette tristesse ? Je n'arrive pas à le démêler exactement. Ce soir, j'en aurais pleuré pour de bon. »

« Ce qu'on dit, dans ces articles nécrologiques, de ma charité pour les bêtes malheureuses, me touche cent fois plus que ne me flattent tous ces éloges. Vrai, vrai, cent fois vrai. (...) Rien n'a compté dans la vie pour moi que cela : écrire, les choses de l'esprit, et je puis le dire, rien que pour le plaisir, sans la plus petite ambition extérieure, la plus petite idée d'un profit quel­conque. » (27.05.41)

« Une heureuse surprise que j'ai, dans ces articles, tant le contraire est piquant, c'est de ne pas y voir attribuer la « férocité » de ma critique, mes mots à l'emporte-pièce sur beaucoup de gens, ma moquerie, mes sarcasmes, etc., etc., à l'envie, à la jalousie, à la méchanceté foncière, au besoin de dénigrement d'un homme qui n'a pas réussi, etc., etc. Et on me croyait mort : on n'avait pas à se gêner. » (27.05.41)

« Ce matin, Mlle Blaizot me donne à lire une carte de Rouveyre qu'elle a reçue hier soir chez elle :
24 mai 1941. - J'apprends avec émotion le décès de notre ami. Je vous serais très reconnaissant si vous aviez la bonté de m'écrire comment ce malheur est arrivé. Je voudrais savoir si les derniers jours n'ont pas comporté de trop grandes souffrances. De coeur et des deux mains, votre dévoué.
J'avoue que j'en ai été bouleversé. A l'idée du chagrin qu'il a eu, les larmes me sont venues. » (04.06.41)

Parallèle Chamfort-Léautaud :
« Je n'étudie que ce qui me plaît... J'aurai eu l'avantage ines­timable de ne pas me contrarier, et d'avoir obéi à ma pensée et à mon caractère. » Chamfort.
Ce que j'ai écrit dans Passe-Temps des études de ma jeunesse. « J'ai appris... ce qui me plaisait, ce qui me séduisait, ce qui m'in­téressait, ce qui correspondait à la nature de mon esprit... Je laissais ce qui m'ennuyait. » Et sur ce qui a toujours composé mes lectures : « Je ne lis que des ouvrages qui rentrent dans le genre auquel me porte mon goût comme ma nature d'esprit... Il y a là pour moi une sorte d'hygiène intellectuelle... Je m'entretiens dans ma ligne. » (14.07.41)

« Je commence vraiment à avoir par-dessus la tête de toute cette histoire de fausse mort, et de ces articles, et de ces éloges. » (22.07.41)

« Je suis décidément devenu un grand auteur. » (29.08.41)

« La concierge du Mercure, à midi, en pleurait. Tous les employés n'en reviennent pas, crient à l'abomination. Il n'y a que moi qui rie. » (s.d., 1941)

Un retrait bénéfique :
« Voilà la récompense de ne jamais avoir importuné les gens, de ne leur avoir jamais rien demandé, ni protection, ni argent, ni recommandation, rien ! Dans les circonstances difficiles ou qu'ils croient l'être, ils se manifestent d'eux-mêmes. » (04.11.41)

Paradoxe :
« Tout le monde me gâte, moi l'égoïste, le coeur sec, le peu démonstratif. Je continue à n'en pas revenir et je me demande d'où vient ma séduction.
Puis, une autre lettre de réprobation, même d'indignation, d'une lectrice de Comoedia, à propos de ma note sur les mal venus, les tarés, les déchets et autres phénomènes qu'on conserve sous cloche. Le fait est que j'ai dû scandaliser pas mal de gens. » (02.12.41)

Article critique envoyé par Rouveyre, paru dans Côte d’Azur :
« Mais la moyenne en tout est haïssable comme égale médiocrité. Ce jugement que Léautaud porte involontairement sur lui-même est à la fois trop sévère, et pas assez. Son intelligence n ' est pas médiocre, mais son œuvre l'est, parce que son esprit a tourné à vide. Léautaud s'est bien gardé de vivre. Il a passé son existence dans un fauteuil. Il s'est contenté de penser. C'est un homme qui manque de chair. Il a du papier autour des os et de l'encre dans les veines. Il repré­sente assez symboliquement cette classe d'amoureux des lettres à qui leur bibliothèque et leur stylo tiennent lieu de famille, d'aventures, sans qu'ils se rendent compte qu'ils en deviennent misanthropes. Ne fréquentant qu'eux-mêmes, ils se font de l'humanité une bien décou­rageante représentation. Léautaud déteste l'électricité, le téléphone, la T. S. F. Il n'a pas tout à fait tort, mais il s'éclaire au gaz, ce qui n'est tout de même pas mieux, parce que le gaz date de son enfance et qu'il n'a pas su évoluer depuis. Il était déjà vieux. »

Je suis aussi de plus en plus agacé par la réputation du Petit Ami, cette merveille, ce chef-d’oeuvre, que nombre de gens recherchent, paient, quand ils dénichent un exemplaire, des prix démontants, quand il est pour moi un livre manqué, incomplet, par trop de fantaisie à. la place de toute la vérité, et tant de pas­sages de mauvais goût. L'histoire est curieuse, c'est entendu, elle a son attrait... d'un certain genre, mais c'est le livre d'un bien jeune homme. Passe-Temps est bien supérieur, qui est le livre d'un homme. Je suis presque tenté d'en dire autant de mon pro­chain petit volume de Notes retrouvées. On dit toujours que l'auteur est mauvais juge. Je dis, moi, qu'il est le meilleur. (24.01.42)

Autoportrait positif :
On a écrit dans un de ces articles nécrologiques que j'ai su être (ou rester) comme écrivain un homme libre. Comme homme tout court, également. Rien n'a pu me faire rien sacrifier du genre de vie que je voulais pour mener ma vie d'écrivain. J'ai fait passer cela avant tout, même dans le cas de choses qui m'eussent été agréables. Je crois que c'est Louis Gérin, à qui j'exposais cela un jour, qui me dit : « Vous êtes un homme fort. » Sur ce chapitre, non seulement fort, - je ne suis pas un homme fort, j'avais une unique passion, voilà tout, - mais un homme féroce, d'une grande volonté. Je n'ai au reste nui à personne, me comportant ainsi. J'ai toujours résumé cela ainsi : l'indépendance de mon domicile. (29.01.42)

Je n’en reviens pas de la façon dont les gens, dans le métro, en autobus, me regardent, ont l’air de s’intéresser à moi. J’ai toujours été un peu l’objet d’une curiosité de cette sorte, mais pas au point de maintenant. (22.05.42)

C'est pourtant vrai qu'il y a à mon sujet « l'air d'un philosophe loqueteux ». L'air, il est vrai. Évidemment, cela doit donner de moi au lecteur, sur­tout s'il est lettré, s'il a rencontré dans ses lectures des person­nages de ce genre, l'idée d'un personnage d'un aspect ! C'est tout de même excessif, et même faux. (21.04.44)

Grenier lui aussi m'apparente à Chamfort. Cela, qu'on a fait si souvent, presque dans tous les articles me concernant, c'est quelque chose. Il ne s'agit pas de style ici, d'une rhétorique. Il s'agit de l'esprit, d'une certaine tournure d'esprit. Ce n'est pas ici de l'imitation. On n'imite pas l'esprit. On n'en peut montrer quand on n'en a pas. Je le répète : ce rapprochement fréquent, c'est quelque chose. Je dirai, pour prendre le ton de la plaisan­terie : là, je peux me redresser. (03.06.44)

J'en ai encore fait l'expérience tantôt, chez Rouveyre, Maurice Martin du Gard présent. Je suis, en société, dans mes propos, plein d'esprit, de vivacité, d'entrain, de mou­vement, de mémoire, de cent détails sur cent sujets. Je sais ce qu'on dit de moi à ce sujet : « Comme il est vivant, dans ses paroles comme dans sa physionomie, plein d'esprit, de pittoresque, d'originalité, amusant autant qu'intéressant. » Chez moi, seul, je suis d'une tristesse sans bornes, tristesse d'être un vieil homme, de tant porter sur mon visage la marque des années, de mon manque d'illusions, de mon manque d'entrain pour tout le tra­vail que j'ai à faire, que je ne fais pas, du remords que j'en ai, ne me plaisant plus, comme au reste je l'ai été pendant toute ma vie, qu'à rester assis dans mon fauteuil, dans une sorte de jouis­sance de mon désenchantement, quelquefois même jusqu'à en être pas loin des larmes. (11.03.47)

Comme toujours, ce qui est profondément dans mon caractère, cela me ravit. J'ai toujours plus joui des catastrophes que des événements heureux. J'ai vu deux guerres. J'ai eu pendant l'une et pendant l'autre, encore plus pendant la seconde, un excellent état moral. Où diable ai-je pris cela, et quoi m'a construit de cette façon ? Je serais bien embarrassé de le trouver et de le dire. Est-ce mon extrême curiosité, doublée de l'absence complète de peur à quoi que ce soit ? Est-ce mon anti-société (socialisme ne conviendrait pas) ? On m'a appelé un jour, dans une critique littéraire : « anarchiste intellectuel ». C'est peut-être ce jugement qui me convient. (15.10.47)

Je suis bien revenu du portrait fait par l'ami de Robert Mallet. C'est peut-être moi, ce n'est pas ma physionomie. Ces gens vous font poser deux heures, trois heures, comme cela a été le cas. On finit par s'engourdir, s'éteindre, presque par s'endormir. Je le pense et j'en juge une fois de plus : un simple croquis, en traits vifs, rapides, spontanés, est cent fois supérieur à un portrait achevé, parachevé. Sans en avoir l'air, j'avais exprimé cela à cet ami de Robert Mallet avant de prendre la pose. Il parais­sait être de mon avis. Cela n'a pas passé dans son travail. (18.08.50)

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